Une enquête sur un épisode très peu connu de la vie de Karl Marx (3e épisode)

par | Nov 17, 2025 | Histoire, Marxisme

Karl Marx à Karlsbad, est un petit livre d’Egon Erwin Kish (1885-1948), un communiste tchèque de langue allemande qui a voulu élever le reportage au rang d’un art. Nous en reproduisons ici la troisième partie, traduite pour la première fois en français. La première partie figure sur notre site, de même que la seconde.

Le fait que Marx ait correspondu pendant longtemps avec ses compagnons de Karlsbad montre à quel point les conversations avec les cercles de médecins renommés de la station thermale se sont révélées durablement stimulantes. Par exemple, avec le gynécologue de Silésie, W. A. Freund. Les initiales ne renvoient pas à « Wolfgang Amadeus » ; Freund tenait son nom des frères Humbolt, Wilhelm et Alexander, et dans l’esprit de ses parrain et marraine (outre son autobiographie, Vie et travail), il n’a publié que des textes scientifiques, principalement sur le pelvis. À Karlsbad, Freund a introduit Marx au chimiste Moritz Traube, alors célèbre.

En rédigeant son Anti-Dühring, Engels se heurta au problème des cellules de Traube, liens entre la matière organique et inorganique, et il souhaita en savoir davantage sur les résultats des recherches de Traube dans ce domaine pour sa Dialectique de la nature. Marx écrivit alors une lettre à W. A. Freund, le 21 janvier 1877, principalement pour son post-scriptum.

Cher ami Freund,

Mes vœux de bonne année à vous et à votre chère épouse sont malheureusement tardifs, en raison de la pression du travail et de l’inflammation de la gorge que j’ai contractée ces derniers jours à Karlsbad. Je m’y suis comporté comme le paysan de Martin Luther, qu’on aide à monter à cheval d’un côté et qui tombe de l’autre.

Ma fille vous adresse également ses meilleures salutations, à vous et à votre épouse. Elle s’est entre autres rendue coupable d’une traduction de l’ouvrage du professeur Delius intitulé « The Epic Element in Shakespeare » (L’élément épique chez Shakespeare), publié par la Shakespeare Society dont elle est membre, ce qui lui a valu les éloges appuyés de M. Delius. Elle m’a demandé de vous demander le nom du professeur souabe anti-Shakespeare et le titre de son ouvrage, dont vous nous avez parlé à Karlsbad. Le matador de la société shakespearienne locale, le Dr Furnivall, ne veut pas se priver du plaisir de lire cet opus.

La « question orientale » (qui se terminera par une révolution en Russie, quelle que soit l’issue de la guerre contre la Turquie) et le rassemblement des légions sociales-démocrates en Allemagne auront peut-être convaincu les Philistins culturels allemands qu’il y a des choses plus importantes dans ce monde que la musique du futur de Richard Wagner.

Mes amitiés à vous et à votre chère épouse.

Bien à vous,

Karl Marx

P.S. Si vous rencontrez le Dr Traube, veuillez lui transmettre mes salutations chaleureuses et lui rappeler qu’il m’avait promis de m’envoyer les titres de ses différentes publications. Cela serait très important pour mon ami Engels, qui travaille actuellement sur un livre consacré à la philosophie de la nature et qui mettra davantage l’accent sur les réalisations de Traube qu’on ne l’a fait jusqu’ici.

Un autre membre de la « faculté » de médecine a rendu visite à Marx : le médecin thermaliste Dr Eduard Gans. Marx le cite comme témoin pour prouver qu’il a correctement posté une lettre qui n’est pas arrivée à destination à cause de la police. Lorsque Marx décide, lors de son troisième séjour à Karlsbad, de limiter le nombre de verres qu’il boit et la durée de ses promenades, le Dr Gans admet avec bonhomie, mais non sans mélancolie, que c’est là la coutume parmi les générations plus âgées à Karlsbad.

Grâce aux nombreuses références que Marx lui consacre, le Dr Gans a l’honneur d’être mentionné dans toutes les biographies de Marx, comme le médecin qui l’a soigné. Mais ce n’était pas le cas.

Le médecin de Karl Marx à Karlsbad, l’homme qui « ressemblait au général La Cecilia de la Commune dans ses manières, son langage, etc. », et qui avait donné à Marx le conseil coûteux de s’enregistrer comme rentier, s’appelait le Dr Leopold Fleckles. Son grand-père, Eleazar Fleckles (1754-1826), avait occupé la fonction de juriste en chef de la communauté juive de Prague, au tournant du XVIIIe siècle, et avait fait de la communauté de Prague le centre de la communauté juive européenne grâce à ses travaux et à sa lutte contre la secte messianique des frankistes [Jakob Frank (1726-1791) s’était présenté comme le messie, faisant sécession du judaïsme]. Son fils David avait quitté physiquement et spirituellement la sphère du rabbin Eleazar, s’était installé à Vienne et était devenu un libre penseur.

Selon le Dictionnaire biographique autrichien de Wurzbach, le petit-fils était né le 14 octobre 1802, mais il n’avait fêté son soixante-dixième anniversaire qu’à Karlsbad, le 22 septembre 1875. Il était membre de la faculté de médecine de Vienne et conseiller médical impérial et royal ; il avait été nommé médecin thermal à Karlsbad en 1839, et le resta jusqu’à sa mort, le 23 novembre 1879.

Ses innombrables ouvrages sur Karlsbad et les méthodes de traitement sont sans conteste des travaux savants — nous en avons lu ou du moins feuilleté certain — mais le Dr Fleckles aspirait également à devenir un homme de lettres. Sous le pseudonyme de Julius Walter, il écrivit des vers, des feuilletons et principalement des souvenirs d’événements survenus à Karlsbad. Ceux-ci furent également publiés collectivement sous les titres « Sprudelsteine », « Neue Sprudelsteine », etc. À partir de 1864, il vécut et exerça son activité avec son fils, le Dr Ferdinand Fleckles Jr., qui s’installa la même année dans la maison « Merkur », sur la place du marché (aujourd’hui place de la République).

Lorsque Marx écrivit qu’il avait été démasqué par « le magazine à scandale Sprudel », il ne se doutait pas que son dénonciateur était le fils de l’homme qui lui avait soigneusement conseillé de se dissimuler. Sprudel, le magazine généraliste allemand consacré aux stations thermales, était publié par nul autre que le Dr Ferdinand Fleckles Jr., ancien médecin de l’hôpital général impérial et royal de Vienne et médecin thermal à Karlsbad.

Bien que l’attribut « magazine à scandale » se soit avéré plus que justifié, il est tout de même divertissant de feuilleter ses pages jaunies. En particulier celles qui datent du séjour de Marx à Karlsbad. Dans le numéro du 26 juillet 1874, une satire intitulée « Rochefort à Karlsbad » a été publiée, traitant de l’accusation selon laquelle la cité aristocratique, légitimiste, hyperféodale et hyperloyale de Karlsbad aurait formé une alliance avec des insurgés internationalistes. « Où Henri Rochefort va-t-il vivre », demande l’auteur Julius Walter ? « Au Golden Key, où Marx a autrefois souffert ? » [Il utilise le verbe allemand « laborieren », qui signifie être atteint d’une maladie] Il là s’agit d’un calambour sur le double sens de la racine latine « labor », qui signifie tant travail que souffrance, bien qu’il sache alors que Marx n’est encore jamais venu à Karlsbad et qu’il ne puisse deviner qu’il va effectivement y arriver un mois plus tard — en tant que patient.

Le 30 août, la une du Sprudel publie cette nouvelle :

« (Télégramme Sprudel) Le leader de longue date de l’Internationale, Marx, et le chef des nihilistes russes, le comte polonais Plater, sont arrivés à Karlsbad pour suivre une cure ».

Le comte Plater lui-même, dans une lettre de ses partisans, bénéficie d’une publicité maximale et vante sa volonté de faire des sacrifices, ce qui devrait le protéger des soupçons de sympathie envers l’Association internationale des travailleurs.

Le numéro suivant du Sprudel contient ainsi la correction suivante :

Sur la position du comte Wladyslaw Plater.

Les autorités compétentes nous ont demandé de publier ces lignes :

Dans le dernier numéro du Sprudel, un télégramme en provenance de Karlsbad mentionne Marx, le leader de l’Internationale, et le comte Plater parmi les personnes présentes, et ajoute à la description du comte qu’il est le leader des nihilistes russes. C’est tout à fait faux. Le comte Plater n’a jamais eu aucun lien avec les nihilistes russes ni avec l’Internationale.

Le comte Plater a vécu, travaillé, lutté et s’est sacrifié exclusivement et sans relâche pour la cause polonaise. Après la répression de l’insurrection de 1831, à la suite de laquelle la Pologne a perdu sa constitution et est devenue une province russe avec l’introduction du « statut organique » (26 février 1832), ses biens ont été confisqués. Depuis lors, le comte vit en Suisse, et Zurich lui a accordé la citoyenneté d’honneur. Il y a plusieurs années, le comte a construit un « musée national polonais » à Rapperswil, principalement grâce à ses propres fonds.

Nous nous arrêtons ici, en gardant à l’esprit que le Sprudel n’est pas un journal politique, et demandons aux estimés rédacteurs du Sprudel, dont les articles sont diffusés dans toute l’Europe, d’accepter aimablement ces lignes, dont le but est de disculper un patriote aussi pur, qui a toujours et pour toujours défendu la « cause polonaise » avec sa personne et ses biens, du soupçon d’être de mèche avec les « nihilistes » ou les « internationaux ».

(Signatures)

L’année suivante, l’annonce de l’arrivée de Marx par le Sprudel n’a plus le ton d’une dénonciation et ne mentionne en aucune façon son affiliation à l’Internationale. « Marx est arrivé à Karlsbad en provenance de Londres pour y suivre une cure », indique la une du journal du 29 août 1875.

En dessous, on peut lire qu’un comité a été formé à Karlsbad pour célébrer le jour de Sedan [défaite de l’armée française contre la Prusse et ses alliés, le 1er et 2 septembre 1970, NDT]. L’un de ses cinq membres se nomme G. Koetchen, originaire de Barmen. Malgré son nom mal orthographié, Marx suppose que ce Koetchen est sans doute le « vieux fou Koettgen ». Et comme pour répondre à ce soupçon, le magazine rapporte dans son numéro suivant le toast porté par M. G. Koettgen lors de la célébration de Sedan. Koettgen et non Koetchen. L’intuition de Marx est confirmée, tout comme le fait que ce vieux fou est toujours le même vieux fou, comme en témoigne le rapport : « M. G. Koettgen, de Barmen, a porté un toast poétique et animé aux femmes allemandes qui ont insufflé l’amour de la patrie et les germes d’une haute moralité, sans lesquels aucun courage viril n’est concevable, dans le cœur de notre jeunesse, qui a atténué les horreurs de la guerre par ses soins attentionnés envers les blessés et les malades, un remerciement chaleureux, aussi chaleureux et inaltérable que la fontaine près de laquelle la fête est célébrée ici. »

Nous avons déjà mentionné que Tussy Marx a attiré l’attention des biographes de son père sur un article concernant ses séjours à Karlsbad. « Je pense que diverses choses ont été écrites sur le séjour de Moor à Karlsbad », écrivait-elle à Liebknecht, « j’ai notamment entendu parler d’un article plus long, je ne sais pas dans quel journal, peut-être M.O. à D. pourra-t-il en dire plus à ce sujet. Il (Moor) a dit que c’était un très bon article. »

Après avoir découvert dans l’ancien annuaire de Prague que M.O. à D. ne pouvait être autre que M.O. à P., c’est-à-dire Max Oppenheim, qui avait rendu visite à Marx à Karlsbad et que Marx avait visité à Prague depuis Karlsbad, nous avons supposé que ledit article ne pouvait se trouver que dans un journal publié à Karlsbad. Et il s’agissait certainement du journal publié par le Dr Fleckles, fils du médecin de Marx.

C’est bien là, dans le Sprudel, vol. VII, n° 22, daté du 19 septembre 1875, que l’on trouve sans difficulté l’article « Karl Marx » de Julius Walter. Dans cet article, les relatives s’empilent les unes sur les autres, s’imposant au fil de phrases principales interminables. Le style trahit un auteur qui est poursuivi par ses connaissances et ses idées et qui considère qu’il est difficile de les économiser.

Julius Walter peut également se voir adresser de fortes critiques sur le plan logique. Il affirme ainsi que Marx est beaucoup moins populaire que Lassalle, Schweizer, Hasenclever, Bebel, Liebknecht et Tauschinsky, et même qu’il est pratiquement inconnu en dehors du cercle de ses camarades. Dans la même phrase, cependant, il affirme que l’imagination affolée de la bourgeoisie dépeint Marx sous les traits de l’Enfer de Breughel, écrivant son nom comme Mene Tekel sur les portes des palais, des trésors, etc. [une allusion à la catastrophe imminente annoncée par la Bible, dans le livre de Daniel, NDT], et que, depuis la Commune de Paris, il suscite la terreur du diable pour la bourgeoisie. Certaines données personnelles concernant Marx sont également incorrectes.

Pourquoi Marx a-t-il qualifié cet article de bon, voire de très bon ? Parce que Marx a compris le dessein de l’auteur et ne s’en est pas offusqué. Car c’était une intention amicale. Afin de le protéger des autorités et de le défendre contre d’éventuelles attaques, l’auteur le vieillit de plusieurs années. Pour que Marx ne soit pas considéré comme un Prussien, il le fait naître à Sarrebruck ; pour le rendre respectable, il lui donne un riche marchand pour père.

Non, ce Marx ne peut en aucun cas être dangereux, car il n’a pas la popularité des autres leaders du monde du travail. Ainsi détoxifié, son modèle est encore purifié en étant décrit comme un gentleman érudit et sociable. Soit dit en passant, cette partie plus personnelle du portrait de Marx est la plus vraie de l’article.

KARL MARX

par Julius Walter

Juste avant la fin de la saison, un autre invité exceptionnellement intéressant est venu aux sources ; Carl Marx suit une cure à Karlsbad. Bien qu’il soit une personne éminente parmi les socialistes, son nom est encore peu connu. Alors que son élève, Lassalle, jouit de la plus grande popularité, cela en raison uniquement de sa mort tragique et chevaleresque, digne d’un héros romanesque, et que le public qui lit les journaux — et qui aujourd’hui ne lit pas les journaux ? — connaît bien les noms de Schweizer et Hasenclever, Bebel et Liebknecht, voire même celui du simple Tauschinsky, Karl Marx, ne dit rien à quiconque en dehors du cercle de ses camarades, et s’il est effectivement évoqué, l’imagination effrayée des bourgeois le dépeint sous les traits de l’Enfer de Breughel, écrivant son nom comme Mene Tekel sur les portes des palais, les portes de la bourgeoisie, les cheminées fumantes des usines et les trésors de fer des riches, et, depuis la Commune, on dit : « C’est lui que le frère meurtrier nomme, qui incarne le Diable dans les prières nocturnes des bourgeois. »

À l’exception des experts et d’un petit groupe de passionnés de littérature, ses écrits — outre le Capital et, notamment, le 18 Brumaire de Napoléon III, un ouvrage écrit après l’accession au trône de Louis Napoléon, lequel exprimait des tendances socialistes et courtisait la classe ouvrière afin d’intimider et de rallier la bourgeoisie et le commerce qui soutenaient les orléanistes, qui avait été propagé depuis Bruxelles et qui, incidemment, avait été publié en deux éditions allemandes successives, juste avant le déclenchement de la guerre franco-allemande — pratiquement personne ne mentionne un autre de ses ouvrages. En effet, un célèbre professeur d’économie et un ancien ministre autrichien plus renommé encore admettent assez ouvertement qu’ils n’ont jamais lu l’ouvrage polémique de Marx, Misère de la philosophie, écrit en réaction à l’ouvrage Philosophie de la misère, du « petit bourgeois » Proudhon, alors que le tournoi philosophico-critique de Lassalle avec Julian Schmid est assez connu, La Sainte Famille, querelle critique de Marx avec Bruno Bauer, est depuis longtemps tombée dans l’oubli.

Carl Marx est né en 1810 à Sarrebruck, ville natale de son père, un riche marchand juif érudit. Il a fait ses études universitaires à Bonn et à Berlin, où il a étudié la philosophie, l’histoire et le droit, avant d’obtenir un doctorat en philosophie à Bonn. Cependant, lorsque Frédéric-Guillaume III mourut et que Frédéric-Guillaume le Romantique monta sur le trône, Eichhorn devint ministre de la Culture. Hegel fut destitué de son poste de philosophe officiel de l’État prussien et remplacé par Schelling à Berlin, Bruno Bauer fut démis de sa chaire et Hoffmann von Fallersleben de son poste de bibliothécaire à Breslau. Nauwerk fut interdit d’enseigner et Campe de publier, et le fanatisme de la « société pour l’observance du jour du Seigneur » fut fièrement exhibé devant le roi pieux.

Marx abandonna l’enseignement et commença à écrire pour la Rheinische Zeitung, dirigée par Hansen et Camphausen, mais qui tomba rapidement dans les mains de Marx lui-même. D’un point de vueradical et avec une dialectique acérée, la partie politique du journal critiquait la conduite du parlement rhénan et luttait contre le morcellement de la propriété foncière ; la partie littéraire — dans laquelle écrivaient Freiligrath et Herwegh — menait une lutte contre la « Jeune Allemagne » contre son bricolage dilettante du pouvoir étatique, prenait le parti de Heine et Börne, et rejetait Gervinus avec un ricanement dédaigneux lorsqu’il lançait ses attaques pédantes et odieuses contre ce dernier.

La Rheinische Zeitung fut naturellement interdite. Marx partit pour Paris, où Arnold Ruge l’avait précédé lorsque les Jahrbücher (Annales) de ce dernier, qui avaient initialement connu un grand succès en Prusse en brandissant le drapeau du radicalisme à Leipzig, furent également interdits.

Les deux hommes s’associèrent pour publier les Deutschfranzösische Jahrbücher (Annales franco-allemandes), dont le premier numéro contenait l’introduction de Marx à la « Critique de la philosophie du droit de Hegel ». Mais, après une brève existence, ils cessèrent de paraître. Freiligrath était également à Paris et travaillait à sa traduction de Victor Hugo, tandis que Georg Herwegh était arrivé de Suisse et avait demandé à Daniel Stern de l’initier à la vie de bohème parisienne pendant les pauses que lui laissaient ses nombreuses périodes d’accouchement poétique.

Lorsque, parallèlement à ses études sur l’économie nationale, Marx continua à militer contre la Prusse, Guizot s’empressa de l’expulser au service de cette puissance. Marx s’installa alors à Bruxelles ; une nouvelle tentative de publication de presse échoua à nouveau. En 1864, son Discours sur le libre-échange fut publié ; mais lorsque lui et Engels publièrent le Manifeste du Parti communiste, il fut également menacé d’expulsion de Belgique ; puis survint la révolution de février [1848, dans les États allemands, NDT]. Après un bref séjour à Paris, Marx se rendit en Allemagne, où il retourna à Cologne et commença à publier la Neue Rheinische Zeitung qui, comme ses prédécesseurs, ridiculisait et dénigrait avec virulence la Jeune Allemagne.

Désormais, les Brutus universitaires, les Robespierre de salon et les Danton de tavernes montraient les dents àl’Assemblée de Francfort et tenaient des propos inédits dans le passé et le futur de l’Allemagne, qui furent instrumentalisés par les réactionnaires, tapis dans l’ombre, à leurs propres fins, envers les classes moyennes, pour les intimider, et envers les autorités supérieures pour inviter le gouvernement à entreprendre un « acte de libération ». Les dernières et meilleures chansons politiques dont le zénith, soit dit en passant, était déjà passé en 1848 résonnaient encore dans la Rheinische Zeitung, Freiligrath avait déployé le drapeau tricolore allemand [il s’agit du drapeau actuel allemand, noir-rouge-or, symbolisant l’uniforme noir à bordure rouge et à boutons dorés des troupes qui ont combattu Napoléon, de 1813 à 1815, NDT].

[Dans la chanson… :]

« La poudre est noire.
Le sang est rouge,
La flamme scintille d’un éclat doré. »

Lorsque la Réaction fut armée, elle jeta son masque à l’automne, les chambres furent dissoutes, la nouvelle constitution fut renversée, Cologne fut déclarée en état de siège. Marx, qui prônait le refus de payer l’impôt aucri de guerre « la violence contre la violence », fut traduit en justice, puis acquitté par le jury. Ce n’est qu’après la répression de l’insurrection de Bade qu’il dut s’enfuir à Paris, puis, après le 19 juin, lorsqu’il reçut une invitation amicale, il put quitter le pays, d’abord pour le Morbihan, puis pour Londres, où il vit depuis en étroite collaboration avec son ami et pair intellectuel, Engels ; C’est là que mûrit le fruit de ses nombreuses années d’étude, Le Capital, dont il est en train de rédiger le deuxième volume ; sa Critique de l’économie politique et sa brochure Herr Vogt ont occupé les pauses entre ses études approfondies et sa collaboration active avec le New York Tribune. Le 28 septembre 1864, l’Internationale a été fondée lors d’une réunion à St James’s Hall et Marx en a été nommé secrétaire de la section allemande.

Marx a aujourd’hui 63 ans. Mais sa silhouette élancée, d’une taille supérieure à la moyenne, est toujours aussi forte et agile ; son cou ferme soutient une tête aux traits larges et au front magnifiquement bombé, ses boucles blanches tombent en cascade sur ses épaules larges, souvent en vagues épaisses, sa barbe blanche descend jusqu’en bas et ses yeux légèrement brillants scintillent sous ses sourcils épais, toujours noirs et touffus. Marx lui-même est aussi intéressant et captivant que son apparence. C’est un homme d’une érudition inhabituelle, à la fois profonde et vaste, et il est très versé dans tous les domaines du savoir.

On sent immédiatement que c’est un homme qui a quelque chose à dire, et il le dit d’une voix magnifiquement mesurée, son souffle jaillissant puissamment du plus profond de lui-même uniquement lorsqu’il souhaite mépriser des opinions qui lui semblent erronées ; mais lorsqu’il entend exprimer du mépris à une personne, il enveloppe la pointe acérée de son espritsarcastique d’une voix douce, créant ainsi un effet d’autant plus brutal. Cependant, lorsqu’il expose ses propres opinions et explique ses enseignements, il ne se comporte pas comme s’il occupait une chaire professorale, mais rejette à la fois les tons doctrinaires et le pathos prophétique ; il parle doucement et gentiment, mais avec une dignité artistique, se montrant toujours enclin à trouver le mot juste, l’image frappante ou l’éclairage spirituel.

Si nous sommes en sa compagnie avec une femme pleine d’esprit et charmante — les femmes, comme les enfants, sont les meilleurs agents provocateurs, et comme elles ne peuvent comprendre les questions généralesque dans leur rapport aux questions personnelles, placez-les toujours dans le cadre confortable de rencontres intimes —, Marx a alors fort à faire, puisant profondément dans son trésor de souvenirs magnifiquement ordonné ; il aime alors revenir sur le passé, à cette époque où le romantisme chantait sa dernière chanson libre dans les bois, où lui, jeune homme enthousiaste aux boucles noires, était assis aux pieds d’August Wilhelm Schlegel, qui a ensuite entamé une relation avec Bettina [Bettina von Arnim (1785-1859, poétesse romantique allemande proche des frères Schlegel], la très jeune femme — qui était bien sûr déjà grand-mère au début dans les années 1840et à laquelle Heine portait dans sa chambre des vers encore humides d’encre.

Marx est un conteur captivant, l’art de la narration lui est propre comme à peu d’autres ; c’est un causeur spirituel, un dialecticien éblouissant, capable aussi de faire vibrer la tonalité de sentiments chaleureux. Il sait aussi enthousiasmer, instruire et captiver ; mais sa nature contemplative, son esprit spéculatif et critique, son plaisir artistique, la pureté de son être semblent peu enclins à transformer les pesants lingots de son savoir en petite monnaie pour la foule, à ébranler les masses, à les inciter à l’action et à attiser secrètement le feu latent de la multitude en un brasier ardent. Il est sans aucun doute plus philosophe qu’homme d’action, plus enclin à se poser en historien du mouvement, ou plutôt (peut-être) en stratège, qu’en combattant.

Évidemment, il ne m’est pas venu à l’esprit de caractériser Marx en tant qu’homme politique. Tout ce que j’entendais faire avec ces quelques traits légers de ma plume, c’était esquisser le portrait d’un homme que j’avais rencontré, d’un homme dont l’importance restera à jamais gravée dans les mémoires.

En 1876, Marx suivit pour la troisième et dernière fois la cure de Karlsbad. Il était censé y retourner l’année suivante, et souhaitait le faire. Engels et le Dr Gumpert lui avaient vivement conseillé de ne pas y renoncer, ceci d’autant plus que son insomnie et son état nerveux s’étaient aggravés en juillet 1877.

« Cependant, on nous a rapporté que les gouvernements allemand et autrichien avaient l’intention de l’expulser, et, comme le voyage étant trop long et trop coûteux pour en arriver à une expulsion, il ne retourna jamais à Karlsbad — à son plus grand regret, car il se sentait toujours renaître après ces cures. »

(Lettre de Tussy Marx à Wilhelm Liebknecht)

Mais sans cure, il ne peut absolument pas s’en sortit. Il décide donc de se rendre à Neuenahr [en Rhénanie, en 1877]. Mais l’année suivante, il ne peut plus même retourner à Neuenahr, et encore moins à Karlsbad. La loi sur les socialistes [lois contre la social-démocratie, promulguées par le chancelier Bismarck, le 21 octobre 1878, NDT] s’annonce déjà ; partout elle suscite provocations et calomnies. Seuls la France, l’Angleterre, et finalement Alger lui offrent des lieux de repos. Les maux de Marx s’aggravent sans cesse : inflammation de la plèvre, pneumonie, inflammation des nerfs crâniens, furoncles, ulcères pulmonaires, sciatique. À cela s’ajoute son angoisse pour sa femme bien-aimée, qui est encore plus malade que lui, ce qui le tourmente tout autant.

De l’époque où l’état de Jenny Marx était le plus critique, il reste une lettre dans laquelle Marx parle de la nécessité pour lui et sa femme de suivre une cure à Karlsbad. Cette lettre a été mise en vente il y a quelques années, par la maison de vente d’autographes berlinoise K. K. Henrici, et le catalogue de vente n° 153 en donne cet extrait.

« Mon état de santé exige Karlsbad. Mais Monsieur Bismarck, qui est très attiré par Kissingen [un centre thermal bavarois très mondain, NDT], ne le permet pas… Que faire ? comme disent les Russes. Chercher une des stations balnéaires britanniques, qui échappe encore à la surveillance des sauveurs de la société de la nouvelle Sainte-Alliance. Ma femme est gravement malade, elle doit probablement se rendre à Karlsbad, et peut-être que la peu conciliante ex‑baronne de Westphalen ne pourrait-elle pas être considérée comme un produit de contrebande. »

Cependant, l’ex-baronne Jenny von Westphalen ne pourra pas y aller, parce qu’elle était l’épouse de Karl Marx. Ils avaient consulté par courrier le Dr Fleckles Jr. Marx avait accordé sa confiance au fils de son médecin de famille et lui avait écrit à plusieurs reprises, notamment une lettre à propos du succès électoral des sociaux-démocrates allemands. Il lui avait aussi envoyé l’édition française du Capital. Le 12 novembre 1880, il lui avait écrit à Karlsbad.

« Vous avez probablement reçu la lettre que ma femme vous a finalement envoyée ; comme toutes les femmes, elle désespère toujours des médecins qui la soignent. »

Tout occupés à rechercher le nom « Marx » dans les archives de Karlsbad, nous découvrons à notre grande surprise que, six mois après cette lettre, une certaine Frau Marx, originaire de Londres, apparaît soudainement dans la liste des visiteurs de la station thermale (n° 11 836). Elle y est arrivée le 8 juillet 1881 et a séjourné à l’hôtel « Germania », sur la place du château, où Marx avait trouvé à se loger pendant trois saisons. La nouvelle venue s’était enregistrée sous le nom de « Frau Cacilie Marx, épouse d’un rabbin, avec sa fille Zillach de Londres ». Jenny Marx s’était-elle déguisée de manière si étonnante afin de « ne pas être considérée comme une contrebandière » ?

Pas du tout. Le même nom et le même domicile sont une pure coïncidence. Jenny Marx, à qui Karlsbad aurait pu venir en aide, n’a pas été autorisée à s’y rendre et souffre terriblement à Eastbourne en ce moment. Avant la fin de l’année, elle sera morte.

Marx n’a pas pu non plus tenter « sa dernière carte », comme il l’appelait dans une lettre à Engels, la cure de Karlsbad. Le 14 mars 1883, son esprit s’éteint, le plus grand de ce siècle.

Share This