Point de vue de combattants baloutches sur le repli du PKK

par | Sep 27, 2025 | International, Luttes sociales, Question nationale, Turquie

Cette vive critique d’un militant influent du mouvement baloutche à l’égard du revirement du PKK bouleverse le discours dominant, y compris à gauche : « Ce n’est pas une évolution, mais un effondrement idéologique » (Burz Kohi, The Balochistan Post, 20 mai 2025). Une perspective qui bouscule un certain consensus…

La récente décision du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan) de se dissoudre et de mettre fin à la lutte armée a été accueillie favorablement et approuvée par la quasi-totalité des commentateurs, des institutionnels aux militants de gauche. Mais peut-on accorder pleinement foi à ces évaluations optimistes, notamment au vu du contexte politique turc :un État de plus en plus autoritaire et réactionnaire;  une décision prise par la direction kurde de manière soudaine, verticale et sans garanties du côté de la partie adverse ?

Un représentant autorisé du mouvement de libération nationale du Baloutchistan ne le pense pas.  Son peuple a jusqu’ici toujours trouvé dans les luttes des Kurdes, y compris celles du PKK, un point de référence fondamental, notamment parce que le destin d’une nation sans État divisée entre plusieurs pays est commun aux deux peuples, tout comme leur orientation progressiste.

Jusqu’à quelques semaines avant le revirement d’Öcalan, les médias indépendantistes baloutches publiaient des articles approfondis sur le Kurdistan dans un esprit de profonde proximité et de solidarité avec les luttes des Kurdes. Aujourd’hui, la déception semble forte. Que l’on partage ou non son contenu, il est certainement utile d’examiner le tournant du PKK du point de vue d’un autre mouvement de libération nationale aux caractéristiques similaires.

Afin d’alimenter le débat, nous reproduisons ici en traduction française un article de Burz Kohi, paru, le 20 mai 2025, dans le Balochistan Post.

Résistance kurde : silence des montagnes ou immobilisme du discours ?

On dit que les peuples qui ont pris les armes au cours de l’histoire sont devenus des empires ou ont fini dans une tombe. La lutte kurde est un cri qui s’élève depuis des décennies, en suspens, à mi-chemin : ni empire ni tombe, mais ensevelie dans un « nouvel accord ». Le PKK, qui a été perçu pendant des années comme un symbole, tente aujourd’hui de se débarrasser de ce même symbole. Ceux qui dormaient autrefois sur les sommets des montagnes, les yeux vigilants, sont aujourd’hui prisonniers des rêves illusoires des villes. Il ne s’agit pas seulement d’une reddition des armes, mais de la démobilisation de toute une idéologie : les montagnes, les femmes, l’identité et la révolution sont enterrées sous le mur d’un « contrat social ».

L’armée de libération du Balouchistan

Le Balouchistan (au sud-ouest du Pakisatan, en brun clair sur la carte ci-dessous) représente moins de 5% de la population du Pakistan, mais il occupe la région la plus étendue du pays. Les Baloutches sont 6,2 millions au Pakistan, 1,5 million en Iran et 100 000 en Afghanistan. 70% d’entre eux vivent au-dessous du seuil de pauvreté et ils subissent une forte discrimination de la part du pouvoir de Karachi. Cet éclatement entre trois États résulte de l’histoire, en particulier de la colonisation britannique.

Leur région est d’une grande importance stratégique. Elle borde la mer d’Arabie et contient d’importantes ressources minérales /or, cuivre, argent, platine, bauxite et énergétiques (charbon, uranium et surtout gaz naturel).

Ces ressources sont convoitées par la Chine, dont les investissements massifs sont en train de transformer l’ancien port de pêche et de construction navale traditionnelle de Gwadar en un hub commercial majeur d’Asie du Sud. Il est prévu de raser sa vieille ville et de déplacer ses 60 000 habitants dans l’arrière-pays désertique.

C’est pourquoi l’Armée de libération du Balouchistan cible en particulier les investisseurs chinois et l’armée pakistanaise qui les protège. Il s’agit d’une organisation laïque, d’origine marxiste, opposée au djihad islamique, inspirée jusqu’ici par le combat du peuple kurde et du PKK.

La démobilisation de toute une idéologie

Certains qualifient ce recul de processus d’évolution démocratique, signe d’une sage maturité politique. Mais il ne s’agit ni d’évolution ni de sagesse. C’est l’effondrement idéologique d’une organisation qui, après avoir enduré les prisons pour ses dirigeant.e.s, les limites imposées à son discours et le doux poison du monde globalisé, s’est transformée en « allié modéré ».

Après des années de résistance armée, les Kurdes déclarent aujourd’hui accepter les principes d’égalité, d’autonomie culturelle et de participation démocratique au sein de l’État. Ce qu’ils appellent désormais « confédéralisme démocratique » est en réalité une fuite devant l’idée même de patrie, qui était au cœur de leur lutte. Mais la vraie question est la suivante : pourquoi un peuple qui s’est considéré pendant des décennies comme une entité au-delà de l’État devrait-il maintenant chercher à se rapprocher précisément de cet État ?

La réponse ne réside pas dans la lassitude ou dans un désir naïf de paix, mais dans un processus plus profond qui touche à la conscience, où la clarté idéologique de la résistance a été brouillée par les stratégies étatiques, les manipulations internationales et la fragmentation intellectuelle interne, au point de redéfinir le sens même de l’identité nationale.

La résistance nationale kurde, en particulier sous la direction du PKK contre la Turquie, est considérée comme l’un des mouvements les plus organisés, les plus solides idéologiquement et les plus durables du Moyen-Orient de ces cinquante dernières années. Elle est née à une époque où l’identité kurde en Turquie était non seulement proscrite, mais aussi effacée de la langue, de la culture et du territoire. En réponse au vide créé par la répression étatique, le PKK s’était imposé non seulement comme une organisation militaire, mais aussi comme une institution pour la réorganisation de la société kurde, offrant une identité unifiée dans les domaines militaire, social, éducatif et idéologique. Et, dans une large mesure, il y était parvenu.

Mais ce qui est un symbole de force à une époque peut, à une autre, se transformer en chaînes. Avec le temps, en entrant dans l’arène politique mondiale, le PKK a connu une tension silencieuse entre autonomie interne et pressions géopolitiques externes. Cette tension a préparé le terrain pour le repli.

Les raisons du repli

La position actuelle du PKK – l’abandon de la revendication d’indépendance totale et le choix de devenir un « partenaire pacifique » dans le cadre constitutionnel turc – n’est pas seulement une tactique politique, mais une décision idéologique résultant de multiples transformations.

Le premier facteur est la longue lassitude de la guerre, provoquée par les agressions incessantes de l’État, l’instabilité interne et les pertes organisationnelles. Quarante ans de lutte armée ont laissé un poids énorme sur le psychisme collectif, des générations chargées de rêves non réalisés. À un certain moment, les dirigeants ont dû se poser la question : pouvons-nous encore nous permettre de payer ce prix ?

Le deuxième facteur, plus délicat, a été la dépendance croissante du mouvement à l’égard d’un seul individu après l’arrestation d’Öcalan. La pensée qui fédérait le mouvement s’est transformée en une expérience solitaire de la prison : plus pragmatique, plus abstraite, plus alignée sur le « langage universel » du discours mondial. Les écrits idéologiques d’Öcalan, autrefois fleuves de philosophie révolutionnaire, ont été refondus en revendications « acceptables » : droits de l’homme, autonomie locale, égalité culturelle.

Le troisième point décisif est la scène mondiale. Le PKK a été reconnu comme une force efficace contre l’État islamique en Syrie, mais à un prix élevé : cette reconnaissance a ébranlé les fondements idéologiques du mouvement. Le soutien occidental, bien que stratégiquement nécessaire, a contraint le PKK à modifier sa revendication d’indépendance pour devenir « pragmatique » et « acceptable pour l’Occident ». On lui a dit que l’idée d’État était dépassée et que les « unités autonomes » étaient le visage moderne de la politique. Le PKK a accepté. Et depuis lors, la lutte s’est réduite d’un mouvement de libération nationale à une poignée de conseils de district.

 

Quelle leçon les Baloutches peuvent-ils en tirer ?

La nation baloutche, qui se trouve aujourd’hui à un carrefour similaire, doit s’interroger non seulement sur ce que les Kurdes ont gagné ou perdu, mais aussi sur ce que nous pourrions perdre. Le mouvement de libération baloutche, qui est entré dans sa troisième et plus intense phase de résistance, doit décider où se positionner dans le triangle formé par la cohérence idéologique, l’avancée militaire et le consensus populaire.

À mon avis, les Beloutches doivent aujourd’hui forger leur propre récit non pas avec des mots, mais avec des décisions. Nous devons éviter toute stratégie qui finirait par ressembler à celle de l’ennemi. Les tables de négociation, la diplomatie internationale, la participation démocratique n’ont de sens que si elles reposent sur une vérité incontestable : les Baloutches sont une nation, et la survie des nations ne repose pas seulement sur l’égalité, mais aussi sur la souveraineté. Le PKK a renoncé à ce principe ; le mouvement baloutche doit le préserver jalousement. Car sans souveraineté, l’égalité n’a aucune garantie.

Nous devons structurer notre mouvement de telle sorte que, même si demain nos dirigeants étaient enchaînés par l’ennemi, la lutte non seulement survivrait, mais se renforcerait intellectuellement. Nous devons rejeter tout discours qui transforme le sacrifice en monnaie d’échange pour la paix. Nous devons savoir qu’aucune organisation au monde ne reste invincible si son noyau idéologique n’est pas cohérent avec ses actions sur le terrain. Le PKK a rompu cette cohérence, et c’est là qu’a commencé son déclin historique.

Les Baloutches doivent tirer les leçons du déclin kurde : l’ennemi ne frappe pas seulement avec des fusils et de l’artillerie, mais aussi avec son intelligence. Quand on vous dit que la liberté est une idée dépassée, vous devez répondre : nous ne deviendrons pas les vieux esclaves de votre nouveau monde. Quand on vous conseille de ne conserver votre identité qu’à l’intérieur des frontières de votre culture, la réponse doit être : l’identité sans pouvoir n’est qu’un rituel vide de sens.

Le destin des Kurdes est une page de l’histoire que les Baloutches doivent lire attentivement. L’avenir de notre lutte se trouve en marge de cette page, entre les lignes non écrites mais qui résonnent dans la conscience du lecteur. Nous devons savoir qui nous sommes, où nous allons et à quel prix. Seule cette conscience pourra nous guider sur un chemin sans recul ni défaite, un chemin qui ne s’arrêtera qu’avec la liberté.

Il faut donc se demander : quelle position les Baloutches devraient-ils adopter aujourd’hui à l’égard du PKK et de la question kurde ? Nous sommes témoins des sacrifices historiques des Kurdes – leur lutte courageuse et noble mérite le respect. Mais le respect et l’imitation ne sont pas la même chose.

À l’ONU, les États-Unis, le Royaume-Uni et la France viennent de bloquer une demande du Pakistan et de la Chine pour placer l’Armée de libération du Balouchistan sur la liste des organisations terroristes (NDR)

Ni serviles ni arrogants

Le choix des Kurdes a été le leur : leur terre, leur ennemi, leurs conditions. Nous pouvons apprendre d’eux quand il devient dangereux de céder, quand le dialogue avec l’ennemi est empoisonné et quand le champ de bataille des discours devient plus insidieux que celui des armes. Mais notre chemin ne suivra pas leurs traces : il sera tracé avec notre sang. La nation baloutche ne cherche pas une place dans un coin de la carte de l’ONU. Elle recherche une liberté digne du prix payé par ses martyrs.

Nous devons donc adopter un ton ni servile ni arrogant, mais si digne que l’ennemi le perçoive comme une lame et l’allié comme un miroir. Nous ne choisirons ni le silence ni le tapage. Notre ton sera celui qui résonne derrière le fusil d’une armée nationale et bat dans le cœur de l’histoire d’une nation.

Les Baloutches doivent être clairs : nous reconnaissons les sacrifices du peuple kurde, mais nous prenons nos distances – intellectuelles et stratégiques – par rapport à leur récente trajectoire politique. Cette distance n’est pas de l’hostilité : c’est de la dignité. Nous ne serons pas un mouvement qui plie son drapeau pour obtenir la reconnaissance mondiale, mais un mouvement qui reste ferme dans ses principes, même s’il est marqué par les blessures. Le résultat kurde est sous nos yeux. Nous devons maintenant décider que notre objectif sera différent de leur fin.

Nous ne devons pas hésiter à dire que le mouvement national baloutche continuera à lutter sans compromis pour l’indépendance totale. Nous refuserons tout compromis qui tenterait d’enterrer l’idée de liberté sous le manteau de « l’autonomie locale » ou des « réformes démocratiques ». Et nous devons retenir cette leçon : chaque fois que l’ennemi dresse la table des négociations, il cache toujours des armes sous cette table.

Pour les Baloutches, le repli du PKK n’est pas occasion de critique, mais une source d’enseignement. L’enseignement que si le dirigeant est emprisonné, si le discours se plie à la volonté des puissances mondiales, si le sacrifice est échangé contre une légitimité politique, alors la liberté n’est plus qu’un rêve. La nation baloutche doit choisir sa propre voie. Une voie qui ne découle pas de l’approbation de l’ennemi, de la convenance de l’allié ou de l’« acceptation » mondiale, mais de l’existence nationale, de la compréhension historique et d’une détermination inébranlable.

* Nous avons repris cette traduction française du site Europe Solidaire Sans Frontières. Il en existe une version italienne de Andrea Ferrario dans Substack, 5 juillet 2025. La version originale anglaise est disponible en ligne dans The Balochistan Post, 20 mai 2025.

L’introudction et l’encart sur le Balouchistan sont de notre rédaction.

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