Les sept dernières années ont été marquées par une série de succès pour la droite en Amérique latine. En octobre 2018, Jair Bolsonaro a remporté la présidence du Brésil. En juin de l’année suivante, Nayib Bukele est arrivé au pouvoir au Salvador, et en novembre, la droite bolivienne a profité d’une crise électorale pour évincer Evo Morales. Au Pérou, après que le candidat de gauche Pedro Castillo a remporté de justesse la présidence en 2021, les forces de droite au Congrès ont paralysé son gouvernement puis, dix-huit mois plus tard, après sa tentative ratée de dissoudre le Parlement, l’ont destitué ; depuis, elles gardent la main sur la vie politique du pays. Au Chili, l’extrême droite a obtenu de bons résultats aux élections de 2021, s’est mobilisée avec succès pour rejeter le projet de nouvelle constitution en 2022 et a dominé les élections de 2023 pour l’organe chargé d’en rédiger une version alternative. La victoire surprise de Javier Milei en Argentine, à la fin de l’année 2023, a confirmé et consolidé la dérive droitière de la région.
Comment expliquer cette progression généralisée de la droite ?
Cette année a été marquée par une autre grande victoire pour la droite : l’implosion du Movimiento al Socialismo en Bolivie a mis fin à près de vingt ans de domination de la gauche, ouvrant la voie à la victoire du candidat du centre-droit, Rodrigo Paz, à la présidence, tandis que les partis de droite et du centre-droit ont pris le contrôle des deux chambres de l’Assemblée législative. En Colombie, la coalition de gauche de Gustavo Petro est en difficulté, et des élections parlementaires et présidentielles sont prévues l’année prochaine. Au Chili, trois des quatre principaux candidats à la prochaine présidentielle se situent à l’extrême droite. Les sondages placent actuellement José Antonio Kast, candidat d’extrême droite qui avait failli l’emporter il y a quatre ans, en deuxième position derrière la candidate de la coalition de gauche, Jeannette Jara du Parti communiste chilien ; en troisième position se trouve Evelyn Matthei, de l’Unión Demócrata Independiente (UDI), un parti créé dans les années 1980 par la dictature de Pinochet. Kast a rompu avec l’UDI en 2016, jugeant le parti trop modéré. Johannes Kaiser, un libertarien qui a rompu avec le nouveau parti de Kast parce qu’il le trouvait trop modéré, occupe la quatrième place.

Comment expliquer cette montée de la droite ? Dans une certaine mesure, elle s’inscrit dans une tendance mondiale illustrée aux États-Unis par Trump, en Asie par Modi en Inde et Duterte aux Philippines, et en Europe par Orbán, Le Pen, Meloni et Farage. Il existe des parallèles entre ces populistes de droite et la droite contemporaine en Amérique latine : ils partagent une hostilité envers le « mondialisme » et l’« idéologie du genre », ainsi que la conviction que le « marxisme culturel » s’est emparé de la plupart des médias et des universités du monde. À l’instar de ses homologues ailleurs, la droite latino-américaine a également exploité efficacement les réseaux sociaux pour accentuer la polarisation et la colère.
Il ne s’agit pas seulement de similitudes apparentes : elles reflètent des liens et des alliances réels. Le clan Bolsonaro et Milei ont assidûment courtisé Trump ; lors d’un rassemblement en février, avant le départ d’Elon Musk de DOGE, Milei est apparu sur scène avec Musk et lui a remis une tronçonneuse en guise de symbole de sa volonté de réduire le budget.

Mais pour la droite latino-américaine, un ensemble de liens a été particulièrement significatif. Comme l’a montré le sociologue argentin Ariel Goldstein dans son livre publié en 2022, La reconquista autoritaria (« La reconquête autoritaire »), et comme il continue de l’examiner dans La cuarta ola (« La quatrième vague »), l’intermédiaire le plus crucial est l’extrême droite espagnole, dont l’infrastructure médiatique et les plateformes publiques ont permis aux droites latino-américaines de nouer des relations entre elles et avec leurs homologues européens.
L’attachement au passé impérial de l’Espagne n’a rien de nouveau à droite en Amérique latine. Depuis l’indépendance, ses élites ont jeté des regards nostalgiques outre-Atlantique, regrettant le système colonial qui garantissait leurs privilèges et défendant l’hispanidad comme rempart culturel contre la barbarie des masses non européennes. La nouvelle droite de l’ancienne métropole – en particulier le parti Vox, fondé en 2013 – célèbre ouvertement l’histoire impériale de l’Espagne. Vox a également joué un rôle important dans la construction de réseaux internationaux d’extrême droite à travers le Foro Madrid, un rassemblement international comparable à la Conservative Political Action Conference (CPAC) américaine. La CPAC elle-même a tenu des réunions au Brésil (2019-25), au Mexique (2022) et en Argentine (2024). Après sa création en Espagne en 2020, le Foro Madrid a organisé des réunions tout aussi flamboyantes à Bogotá, Lima, Buenos Aires et Asunción.

Goldstein montre que les liens facilités par Vox avec des personnalités d’Europe de l’Est telles qu’Orbán et Kaczyński ont donné un nouvel élan à l’anticommunisme plutôt fatigué de la droite latino-américaine, en lui insufflant un triomphalisme post-guerre froide. Vox s’est joint aux partisans de la droite vénézuélienne pour adopter le terme « narco-communisme », qui combine la vieille chasse aux communistes avec des allégations de criminalité. Les députés de Vox au Parlement européen ont mis en avant la menace que représentaient les gouvernements « narco-communistes » de gauche ou centre-gauche en Amérique latine afin de faire basculer la politique étrangère de l’UE davantage vers la droite.

Nostalgie et revanche
La place prépondérante de ces liens avec l’Espagne est l’une des caractéristiques qui distinguent la droite latino-américaine. (Imaginez, par exemple, que Nigel Farage joue le rôle de relais des droites de l’ancien Empire britannique.) Dans Contra la amenaza fantasma (« Contre la menace imaginaire »), le commentateur politique péruvien Farid Kahhat souligne une autre différence : l’hostilité envers les migrant·es est moins centrale dans la droite contemporaine latino-américaine qu’ailleurs. Des politiciens tels que Milei et Kast ont exprimé des sentiments xénophobes, et les migrant·es – venus du Venezuela, d’Amérique centrale et d’Équateur, ainsi que d’autres pays plus lointains – sont certainement victimes de discrimination et de répression de la part de l’État. Mais ils ne sont pas devenus des cibles aussi importantes du discours de droite qu’en Europe ou aux États-Unis. Et si les partisans de Bolsonaro ont revendiqué le drapeau brésilien et le maillot de l’équipe nationale de football comme symboles, le nationalisme n’a généralement pas la même connotation « sang et sol » en Amérique latine qu’en Europe, ni la même arrogance colonialiste agressive.
La résurgence de la droite latino-américaine est d’autant plus remarquable, étant donné ce l’a précédée. Entre 1998 et 2014, les candidat·es de gauche ont remporté un total de 32 élections dans 13 pays différents, de Hugo Chávez au Venezuela à Dilma Rousseff au Brésil. À la fin de 2011, au plus fort de la « marée rose », environ trois cinquièmes de la population de la région vivaient dans des pays dirigés par des gouvernements de gauche élus. Nulle part ailleurs dans le monde on n’a connu pareille situation. Pour Kahhat, cela suffit à montrer que la droite latino-américaine n’est « pas simplement l’expression régionale d’un phénomène mondial ». Sa récente ascension traduit avant tout une volonté de renverser les conséquences de la longue domination électorale de la gauche.
Mais cela laisse encore des questions en suspens. Pourquoi ce sont les nouveaux groupes d’extrême droite qui conduisent au recul de la « marée rose », plutôt que les partis traditionnels de droite ? La marée rose a commencé à refluer après 2014, avec la fin de la hausse soutenue des prix des matières premières. Au début, c’est un type de conservateur plus classique qui a profité de la baisse de popularité de la gauche : l’homme d’affaires milliardaire Sebastián Piñera a remporté la présidence chilienne en 2010, puis à nouveau en 2018 ; en Argentine, Mauricio Macri, du parti de centre-droit Propuesta Republicana, est arrivé au pouvoir en 2015 ; au Pérou, en 2016, l’ancien économiste du FMI et de la Banque mondiale Pedro Pablo Kuczynski a devancé Keiko Fujimori, une populiste de droite. Au Brésil, Rousseff a été destituée et remplacée par son vice-président, Michel Temer, du Movimento Democrático Brasileiro, un grand parti de centre-droit fondé dans les années 1960 comme opposition officielle sous la dictature militaire du pays.

Mais depuis 2018, l’extrême droite a pris de l’ampleur. Lorsque Bolsonaro a remporté la présidence cette année-là, son Partido Social Liberal est passé d’un seul siège au Congrès au statut de deuxième parti du pays avec 52 députés. Parallèlement à des succès électoraux tels que ceux de Bolsonaro, Bukele et Milei, la droite a adopté un éventail de stratégies, allant du coup d’État pur et simple comme en Bolivie aux blocages institutionnels coordonnés comme au Pérou.
Pour Kahhat, le moment et l’intensité de cette montée en puissance peuvent s’expliquer en grande partie par un sentiment général d’anti-incumbency (rejet des gouvernements en place) dans le sillage de la pandémie de la COVID. L’Amérique latine a enregistré certains des taux de mortalité parmi les plus élevés au monde (le chiffre du Pérou, avec 660 décès pour 100 000 habitants, était près de deux fois plus élevé que celui du Royaume-Uni). Il s’agissait là d’une démonstration accablante de l’incapacité de l’État, et il est logique qu’il y ait eu un retour de bâton politique, surtout compte tenu de la récession économique qui a suivi. Mais même si la pandémie explique l’intensification du virage à droite en Amérique latine, elle n’explique pas pourquoi celui-ci a commencé en 2018, deux ans avant la COVID.
Une extrême droite nouvelle ?
Une autre façon d’aborder la question consiste à s’interroger sur la nouveauté réelle de l’extrême droite latino-américaine et sur sa position par rapport aux autres formes de conservatisme dans la région. S’agit-il d’un projet politique inédit et distinct, ou simplement d’un conservatisme traditionnel sous une nouvelle apparence ? La réponse simple et insatisfaisante est : les deux. On observe des innovations à la fois évidentes et surprenantes, de l’anarcho-libertarianisme de Milei au mélange de détention de masse et de trolling sur les réseaux de Bukele (que l’on pourrait appeler le modèle « influencer et punir »). Mais le renouveau de la droite s’accompagne également du retour de certains motifs bien trop familiers, qu’il s’agisse de la célébration par Bolsonaro de la répression brutale de la gauche par la dictature militaire brésilienne ou du racisme ouvertement anti-indigène du régime de Jeanine Añez en Bolivie.
Pour comprendre la manière dont ces aspects de la pensée et de la pratique de la droite s’articulent entre eux, il faut dépasser l’analyse de la montée et de la chute de certains partis particuliers. Comme le soutient l’historien argentin Ernesto Bohoslavsky dans Historia mínima de las derechas latinoamericanas (« Petite histoire des droites latino-américaines »), les partis politiques n’ont jamais été que l’une des nombreuses formes prises par la droite, et pas toujours la plus importante. Celui-ci définit d’abord la droite latino-américaine comme « les organisations spécifiquement politiques qui défendent activement des formes inégales de répartition des biens, des opportunités et de la reconnaissance entre les classes sociales, mais aussi entre les hommes et les femmes et entre les générations ».
Cependant, dans la majeure partie de son ouvrage, il adopte une approche différente : plutôt que de considérer la droite comme une tendance politique organisée incarnant un ensemble d’idées données, il la voit comme l’expression des intérêts des élites. Selon le contexte, les élites peuvent mobiliser différentes formes de pouvoir pour maintenir ou rétablir ces inégalités, de la force militaire à la coercition économique, en passant par la persuasion idéologique et l’autorité politique. Les partis politiques en sont la manifestation la plus évidente, mais la droite peut également s’appuyer sur d’autres « sources de pouvoir social » – concept issu de la sociologie historique de Michael Mann – lorsque cela est nécessaire.

Cela explique l’emploi du pluriel dans le titre de Bohoslavsky : il considère la droite latino-américaine comme une tradition hétérogène, qui adopte au fil du temps des stratégies et des idées différentes. Sur le plan politique, l’électoralisme a alterné avec les dictatures ; dans le domaine économique, la droite a adopté à différentes époques le libéralisme du laissez-faire, le développementalisme étatique, le corporatisme et le néolibéralisme ; dans le domaine culturel, la place centrale du nationalisme et de la religion a fluctué, tandis que l’anticommunisme intransigeant est demeuré un thème constant.
Bohoslavsky commence son récit à la fin du XIXe siècle. La plupart des histoires de la droite débutent avec la Révolution française, événement qui a donné naissance à la terminologie de droite et de gauche et qui est généralement considéré comme le point de départ de la confrontation entre conservatisme et libéralisme. Mais pour Bohoslavsky, les divisions entre libéraux et conservateurs qui se sont ouvertes en Amérique latine après l’indépendance n’ont pas tant remis en cause le pouvoir établi que dressé les factions rivales des élites les unes contre les autres. C’est peut-être une simplification excessive : de nombreux travaux universitaires ont montré que le libéralisme bénéficiait d’un soutien populaire considérable. Mais les partisans de droite du libéralisme en Amérique latine ont toujours nourri une profonde méfiance à l’égard des masses et se sont historiquement beaucoup plus engagés en faveur des principes économiques du libéralisme que de toute impulsion démocratique.
Le tournant des années 1920
Le libéralisme de droite qui prévalait dans une grande partie de la région à la fin du XIXe siècle visait à stimuler les exportations et à attirer les investisseurs étrangers tout en préservant le régime oligarchique existant. Cependant, les révolutions mexicaine et russe ont apporté de nouveaux défis que les libéraux comme les conservateurs d’Amérique latine ont lutté pour contenir. Bohoslavsky considère les années 1920 comme une période d’expérimentation politique, au cours de laquelle la droite a élargi son répertoire au-delà des formes traditionnelles de domination oligarchique. Cela comprenait le recours aux guardias blancas (gardes blancs), des forces paramilitaires, pour réprimer le mécontentement des paysans dans les campagnes. Les années 1920 ont également vu la promotion de la « peur du rouge », bien avant la formation effective des partis communistes (Bohoslavsky cite l’exemple d’une grève de 1922 en Équateur qui a été imputée à des agitateurs communistes et réprimée dans le sang ; le Parti socialiste équatorien n’existait pas avant 1926).

La classe dirigeante s’est trouvée de plus en plus confrontée à la question de savoir comment canaliser ou contenir la politique de masse. Dans les années 1930, au milieu du tumulte de la Grande Dépression, la solution la plus couramment adoptée a été l’autoritarisme : entre 1930 et 1937, des coups d’État ou des soulèvements militaires se sont succédé en Argentine, au Brésil, au Guatemala, au Pérou (à deux reprises), au Chili, en Uruguay, à Cuba et en Bolivie. C’était l’époque des régimes autoritaires dans une grande partie de la région, de la longue domination de Juan Vicente Gómez au Venezuela (1908-1935) à la poigne de fer de Jorge Ubico au Guatemala (1931-1944) ou au début de la dynastie Somoza au Nicaragua.
C’était également l’époque du fascisme en Europe, et l’Amérique latine a connu des mouvements similaires à l’extrême droite, du Movimiento Nacional Socialista au Chili aux Camisas doradas (« chemises dorées ») au Mexique. Cependant, ces mouvements étaient généralement de faible envergure et marginaux. Le Brésil a été le seul pays où un mouvement fasciste important a pris racine : l’Ação Integralista Brasileira (Action intégraliste brésilienne), qui comptait environ 400 000 membres à la fin des années 1930. Il n’y a pas eu de refonte fasciste de l’ordre ancien comme en Allemagne, en Italie ou en Espagne. Les piliers traditionnels du pouvoir élitiste, en particulier l’armée, se sont révélés suffisamment solides.

Une brève ouverture démocratique, après la Seconde Guerre mondiale, a permis aux partis communistes de remporter 10 % des voix au Brésil et au Chili, entraînant des lois de censure et des interdictions à mesure que les dirigeants latino-américains adoptaient l’agenda de Washington pendant la Guerre froide. Mais Bohoslavsky soutient que le discours « antitotalitaire » de la guerre froide a également eu un effet différent : des années 1940 au début des années 1960, les conservateurs latino-américains ont accepté en principe le régime démocratique et se sont engagés à agir dans un cadre constitutionnel. C’est l’une des périodes où les partis politiques de droite ont gagné en influence, leur efficacité en tant que mécanisme de maintien du pouvoir étant plus largement reconnue.
La droite s’est adaptée également aux circonstances en se ralliant à un large consensus sur la nécessité d’un développement économique dirigé par l’État. Les gouvernements de centre-droit ont mis en œuvre des politiques d’industrialisation par substitution des importations et lancé des programmes de réforme agraire, certes timidement. Selon Bohoslavsky, à cette époque, l’extrême droite était encore relativement peu présente. Mais – changement significatif – la droite traditionnelle est devenue de plus en plus capable de faire appel à des alliés extérieurs, en particulier les États-Unis, en tant que garant ultime de son pouvoir.
Au feu de la Révolution cubaine
La révolution cubaine de 1959 a de nouveau fait planer le spectre de la mobilisation populaire. Avec le ralentissement du modèle développementiste dans de nombreux pays, la disposition des élites latino-américaines à tolérer le régime démocratique a commencé à s’effriter, tandis que les pressions de la gauche se multipliaient. Le coup d’État militaire de 1964 au Brésil a marqué le début d’une vague de dictatures qui s’est poursuivie dans toute la région jusqu’aux années 1980, de Pinochet au Chili à la succession de juntes en Argentine.
Ces régimes étaient non seulement plus brutaux que leurs prédécesseurs, mais aussi beaucoup plus institutionnalisés. À ce stade, les armées latino-américaines étaient largement équipées et entraînées par les États-Unis et adhéraient à la doctrine américaine de sécurité nationale consistant à considérer toute contestation interne comme une « subversion » orchestrée de l’extérieur. Des groupes paramilitaires de droite ont émergé dans de nombreux pays dans les années 1960 et 1970, en complément de l’anticommunisme officiel, offrant aux régimes de nouveaux outils pour exercer la violence au-delà des forces armées.

La rupture avec le régime démocratique a ouvert la voie à la montée des idées d’extrême droite, non seulement l’anticommunisme hystérique des généraux argentins, mais aussi le néolibéralisme autoritaire des « Chicago Boys » au Chili. Le démantèlement définitif du développementisme étatique en Amérique latine a pris du temps, mais le processus a commencé sous la férule des régimes autoritaires. Il est important de noter que, à quelques exceptions près, les partis traditionnels de droite ont soutenu ces régimes, brouillant ainsi toute distinction stricte entre la droite modérée et la droite extrême. À la lumière sinistre des années 1970, la différence entre les deux semble être moins une question de principe qu’une division du travail.
L’attitude complaisante de nombreux conservateurs à l’égard des dictatures latino-américaines leur a été préjudiciable lorsque ces régimes ont finalement été renversés dans les années 1980. À ce stade, les généraux s’étaient révélés aussi incompétents sur le plan économique que brutaux, et leur ferveur « antisubversive » avait perdu toute utilité. Mais comme le souligne Bohoslavsky, la démocratisation soigneusement orchestrée des années 1980 et 1990 n’a pas constitué une défaite pour les forces armées, mais un retrait stratégique, et dans de nombreux cas, les partis politiques formés pendant les dictatures sont restés des acteurs électoraux importants : l’UDI au Chili, le Partido Democrático Social au Brésil, l’Alianza Republicana Nacionalista au Salvador.
Néolibéralisme, « marée rose » et contre-offensive de droite
Avec des syndicats et une gauche organisée profondément affaiblis par des années de répression, le discrédit jeté sur une grande partie de la droite politique n’a pas conduit à de grandes avancées pour la cause progressiste. La fin des dictatures en Amérique latine a plutôt coïncidé avec l’ascension du néolibéralisme et, ironie amère de l’histoire, c’est dans de nombreux cas le centre gauche qui a repris le programme économique de la droite, mettant en œuvre des réformes libérales qui ont donné lieu à certaines des privatisations les plus rapides et les plus importantes au monde.
La domination du néolibéralisme dans les années 1990 a créé les conditions permettant à la droite latino-américaine d’accepter à nouveau les règles démocratiques du jeu. Comme le souligne Bohoslavsky, « ils avaient affaire à des démocraties néolibéralisées », c’est-à-dire « des régimes dans lesquels les négociations et les luttes politiques ne présentaient aucun risque pour les élites ». Pourtant, les conséquences socio-économiques des réformes libérales – augmentation des inégalités et du chômage, réduction des prestations sociales, diminution de l’offre de services sociaux – ont suscité une opposition.
En 1989, des manifestations de masse ont eu lieu au Venezuela contre les mesures économiques dictées par le FMI ; en 1994, les Zapatistes ont lancé leur rébellion au Mexique le jour même de l’entrée en vigueur de l’Accord de libre-échange nord-américain ; quatre ans plus tard, la victoire de Chávez au Venezuela a marqué le début d’un virage à gauche de quinze ans en Amérique latine.

L’opposition au néolibéralisme était un thème fédérateur de la marée rose et le fondement de ses succès électoraux. Face au Consensus de Washington, terme introduit par l’économiste John Williamson pour désigner le programme standard de réformes néolibérales, se dressait le consensus de Buenos Aires, un manifeste signé en 2003 par les chefs d’État du Brésil et de l’Argentine, Lula (Luiz Inácio da Silva) et Néstor Kirchner. Cependant, si les gouvernements de la marée rose ont lancé un puissant défi idéologique au néolibéralisme, ils ont été beaucoup moins efficaces pour tracer une voie économique alternative ; et bien qu’ils aient significativement réduit les inégalités de revenus, ils n’ont pas été en mesure de mettre en œuvre des changements structurels qui auraient fondamentalement affaibli le pouvoir économique des élites. Derrière ses bastions fortifiés, la droite s’est préparée à lancer sa contre-offensive.
La plupart des analyses de la récente montée de la droite s’appuient sur une distinction entre une droite « radicale » ou « extrême » et une droite « traditionnelle », cette dernière opérant à travers des structures démocratiques institutionnelles et la première se montrant sceptique à l’égard de la démocratie ou la rejetant dans son ensemble. Mais la longue histoire tracée par Bohoslavsky montre que cette distinction n’est pas si aisée à défendre.
Si les moyens politiques et institutionnels employés par les différentes factions de la droite ont varié au fil du temps, tout comme le ton et le contenu du discours de droite, l’objectif principal – la défense des intérêts des élites – est demeuré constant. Cependant, les défis auxquels ces intérêts ont été confrontés ont changé au fil des décennies et, à la lumière du récit de Bohoslavsky, c’est là que nous devons chercher les explications du récent glissement de la droite vers l’extrême droite.
« L’ordre sur le marché, dans les rues et à la maison »
Si le défi économique posé par la marée rose était important, c’est selon Bohoslavsky le défi politique qui a principalement façonné la réaction de la droite. Dans les années 2000, les gouvernements de la région ont contesté la prémisse clé du néolibéralisme selon laquelle les marchés devraient déterminer la répartition des biens. Mais ils ont également introduit ou envisagé des législations progressistes sur l’avortement, le mariage homosexuel, l’éducation et les droits des peuples indigènes.
Dans certains cas – Argentine, Brésil, Chili – les gouvernements de gauche se sont engagés dans une « politique de la mémoire », en créant des commissions de vérité et en ouvrant des enquêtes sur les crimes des dictatures militaires. Face à tout cela, la droite contemporaine cherche non seulement à rétablir la primauté du marché, mais aussi à renforcer les normes patriarcales et les rôles de genre « traditionnels », et à défendre le bilan « antisubversif » des dictatures, en appelant à ce qu’elle appelle une « mémoire complète ». Bohoslavsky résume leur programme comme « l’ordre sur les marchés, dans les rues et à la maison ».
Cette réponse agressive promet un renversement plus rapide et plus complet de la marée rose que ce qu’ont proposé les partis conservateurs plus traditionnels de la région, et explique en grande partie le soutien massif dont bénéficient de nombreux nouveaux partis d’extrême droite. Elle aide également à comprendre la question du timing : après l’échec de la droite traditionnelle à vaincre la marée rose, nombre de ses partisans ont commencé à envisager des solutions plus radicales. Ce tournant incluait des figures clés de l’establishment conservateur traditionnel : c’est Macri, qui n’avait pas réussi à éliminer le péronisme en Argentine pendant sa présidence de 2015 à 2019, qui a négocié l’alliance de droite qui a conduit Milei à la victoire en 2023.

Les gouvernements de la marée rose ont utilisé l’État comme un outil pour inverser les inégalités générées par le néolibéralisme. Sous le prétexte de l’austérité, la droite a cherché à rendre cet outil inutilisable en réduisant les capacités redistributives de l’État, d’abord par des coupes budgétaires, puis, dans le cas de Milei, en éliminant de larges pans de l’appareil d’État. Cette animosité envers l’État se reflète dans le poids croissant du libertarianisme dans le creuset idéologique de la droite. Autrefois tendance marginale en Amérique latine, il a trouvé des défenseurs virulents en Milei et parmi les influenceurs en ligne tels qu’Agustín Laje en Argentine et Johannes Kaiser au Chili, et a attiré des financements importants de la part de milliardaires, dont Eduardo Eurnekian, l’un des principaux soutiens de Milei.
Les parents devraient-ils être autorisés à vendre leurs propres enfants ?
Les think tanks libertariens ont également joué un rôle important, en particulier ceux qui sont alliés à l’Atlas Network, créé par Antony Fisher, ancien conseiller de Margaret Thatcher. Sur les cinq cents organisations affiliées que l’Atlas Network prétend compter à travers le monde, 120 se trouvent en Amérique latine. (À titre de comparaison, l’Asie du Sud et l’Asie de l’Est n’en comptent que 21 chacune.) Dans son livre publié en 2021, Menos Marx, Mais Mises (« Moins de Marx, plus de Mises »), l’universitaire brésilienne Camila Rocha a exploré le rôle de ces think tanks dans son pays, décrivant la convergence qui en résulte entre l’école autrichienne d’économie et d’autres courants de pensée de droite comme un « ultralibéralisme conservateur ».
Cette étiquette reflète également le programme hybride de Milei : un libertarianisme radical combiné à l’éloge de la dictature militaire, la dérégulation des marchés et la remise en cause des droits reproductifs des femmes. La stabilité de ce mélange idéologique reste à éprouver ; Kahhat cite une interview de 2022 dans laquelle Milei élude la question de savoir s’il est d’accord avec la suggestion de Murray Rothbard dans For a New Liberty (1973) selon laquelle les gens devraient être autorisés à vendre leurs propres enfants – prenant peut-être l’idée des « valeurs familiales » un peu trop au pied de la lettre.
Pour l’instant, les contradictions évidentes entre les différentes composantes de la droite ont été aplanies par le projet commun de renverser la marée rose. Et comme l’ont souligné Rocha et d’autres, tels que Quinn Slobodian, l’école autrichienne d’économie avait effectivement une forte composante morale, considérant souvent les types de collectivité chers à la pensée conservatrice – la famille, la nation, l’ethnie – comme essentiels au bon fonctionnement du marché.

Les préoccupations morales ne sont bien sûr pas nouvelles pour la droite latino-américaine. Son opposition véhémente à ce qu’elle appelle « l’idéologie du genre » s’inscrit dans la lignée de la défense conservatrice de longue date de la famille nucléaire, et une grande partie de son anticommunisme était et reste une réaction à la laïcité de la gauche. Mais ce qui semble différent aujourd’hui, c’est que son agenda moral a été imprégné par les impératifs du marché.
Comme le souligne Bohoslavsky, les versions antérieures de la droite présentaient une forte tendance antimatérialiste, privilégiant les questions spirituelles aux questions terrestres. Il cite le réactionnaire argentin Miguel Cané, qui, dès 1877, déplorait déjà la descente de ses compatriotes dans le monde sordide du commerce : « Nos pères étaient des soldats, des poètes et des artistes. Nous sommes des commerçants, des marchands ambulants et des spéculateurs. » La droite actuelle ne se plaindrait probablement pas d’être classés dans cette dernière catégorie (même si la promotion puis le retrait du soutien de Milei à une cryptomonnaie appelée $LIBRA ont provoqué le premier scandale majeur de sa présidence).
Il est frappant de constater à quel point la droite contemporaine latino-américaine a pleinement intégré le néolibéralisme. Les générations précédentes avaient adopté diverses philosophies économiques, en fonction de ce qui servait le mieux leurs intérêts à l’époque. La question aujourd’hui est de savoir comment rendre leurs autres préoccupations compatibles avec la primauté du marché. Comme le dit Bohoslavsky, « cette extrême droite ne veut pas remplacer l’ordre néolibéral, submerger les institutions démocratiques ou offrir un avenir alternatif comme le fascisme classique, mais plutôt devenir un garant plus efficace et autoritaire d’un ordre moral, social et économique prétendument menacé ».
Une adhésion pragmatique à la politique électorale
Les menaces perçues à l’encontre de cet ordre vont des véritables opposants politiques et tendances sociales aux menaces exagérées ou imaginaires, comme le suggère le titre du livre de Kahhat. Lors de sa création en 2020, le Foro Madrid s’est présenté comme le contrepoids de droite à deux organisations internationales de gauche, le Forum de São Paulo et le Groupe de Puebla. Ces deux organisations ont eu une importance symbolique en tant que lieux de rassemblement des dirigeants de la marée rose, mais elles ont joué un rôle négligeable dans l’établissement d’un programme politique commun, et encore moins comme lieu de complot pour une prise de pouvoir communiste en Amérique, comme le croit apparemment la droite.
Peut-être ces forums diplomatiques étaient-ils le mieux qu’ils pouvaient trouver pour incarner un antagonisme menaçant, en l’absence d’un véritable mouvement communiste international. L’image que le Foro Madrid donne de ces organisations est en fait plus précise en tant qu’autoportrait inversé : un effort bien financé et coordonné au niveau international pour élaborer un programme ultra-conservateur pour toute la région qui réimposerait « l’ordre » au nom de la « liberté ».
La caractéristique la plus déconcertante de la droite contemporaine en Amérique latine est peut-être son adhésion confiante à la politique électorale. Comme le montre clairement le récit de Bohoslavsky, le dilemme récurrent de la droite tout au long du XXe siècle était de savoir comment obtenir le consentement majoritaire pour un système de gouvernement qui continuerait à profiter à une petite minorité. La réponse à laquelle elle était le plus souvent parvenue était de ne pas se poser la question : après tout, pourquoi se donner la peine d’organiser des élections, et encore moins de construire une hégémonie politique durable, alors qu’il suffit de faire intervenir l’armée ?
Aujourd’hui, la droite a – pour l’instant – principalement choisi de contester les succès de la marée rose sur le terrain politique, même si elle est clairement prête à recourir à d’autres méthodes en cas d’échec, comme l’a montré l’insurrection manquée de janvier 2023 par les partisans de Bolsonaro. (Milei a même contesté les résultats de l’élection primaire qu’il a remportée en août 2023, ce qui suggère que le désir de remettre en cause le processus démocratique est profondément ancré.) Dans le contexte du discrédit généralisé des partis existants, la droite a trouvé le moyen de remporter des victoires électorales avec des candidat·es « outsiders » et de nouvelles formations : La Libertad Avanza de Milei ou Nuevas Ideas de Bukele. Dans chaque cas, les vainqueurs ont séduit des électeurs et des électrices bien au-delà de la base sociale traditionnelle de la droite.
Cela n’est peut-être qu’un symptôme des transformations sociales plus profondes qui ont eu lieu en Amérique latine, engendrées par le néolibéralisme et seulement partiellement retardées ou détournées par la marée rose. La précarité croissante de l’emploi, la longue offensive contre les syndicats, la lente dégradation des systèmes de protection sociale, l’urbanisation rapide mais largement informelle, la spirale des inégalités : tout cela a désagrégé bon nombre des collectivités à travers lesquelles les gens donnaient autrefois un sens à leur vie, produisant un électorat fragmenté qui s’est révélé un terrain fertile pour la droite.
Pendant une grande partie de son histoire, la gauche latino-américaine a placé ses espoirs dans « le peuple », mais Bohoslavsky se demande si le long règne du néolibéralisme n’a pas fait disparaître ce terme en tant que signifiant politique cohérent. Il soulève également une possibilité plus sombre : que les changements socio-économiques des dernières décennies aient permis à la droite de façonner sa propre version du « peuple », fournissant ainsi une base favorable aux formes d’autoritarisme qui étaient autrefois imposées par la force. Selon cette logique, des personnalités telles que Bolsonaro, Bukele et Milei sont à la fois le renouveau des traditions de droite de la région et de sombres présages de ce qui est à venir.
* Article de la London Review of Books (vol. 47 n° 20, 6 novembre 2025), traduit par nos soins. Titre et intertitres de marx21.ch. Les livres discutés dans cet article sont : Ariel Goldstein, La cuarta ola : Líderes, fanáticos y oportunistas en la nueva era de la extrema derecha (Marea Editorial, 2024, 168 p.) ; Farid Kahhat, Contra la amenaza fantasma : La derecha radical latinoamericana y la reinvención de un enemigo común (Planeta, 2024, 170 pp.) ; Ernesto Bohoslavsky, Historia mínima de las derechas latinoamericanas (El Colegio de México, 2023, 269 p.).
Tony Woods enseigne l’histoire à l’université du Colorado à Boulder. Il a notamment publié Russia Without Putin : Money, Power and the Myths of the New Cold War (Verso 2018) ; Radical Sovereignty : Debating Race, Nation and Empire in Interwar Latin America (à paraître en 2026).






