Cet entretien a été réalisé le 29 mars 2017, au début de la première présidence de Donald Trump aux États-Unis. Il conserve cependant toute son actualité, même si le contexte de l’ensemble des luttes sociales a brutalement changé depuis le début de son second mandat, en janvier de cette année.
George Souvlis : Pour commencer, pourrais-tu-nous expliquer quelles expériences personnelles t’ont fortement influencée, tant sur le plan politique qu’académique ?
Johanna Brenner : J’ai grandi dans une famille résolument progressiste et je suis restée politiquement progressiste jusqu’à ce que je rejoigne le mouvement contre la guerre du Vietnam, où j’ai découvert la politique anti-impérialiste, puis le marxisme et le socialisme du « troisième camp » [ni Washington ni Moscou, NDT]. À la fin des années 60, je faisais partie de la gauche étudiante qui s’est tournée vers l’organisation de la classe ouvrière. J’étais étudiante à l’Université de Californie à Los Angeles (UCLA). Nous avons organisé le soutien des étudiants à une grève sauvage des camionneurs et nous avions un groupe appelé le Comité d’action des étudiants travailleurs qui publiait un journal, Picket Line [Piquet de grève, NDT], dans lequel nous soutenions les luttes ouvrières et communautaires à Los Angeles.
J’ai mis du temps à adhérer au féminisme, mais dans les années 70, je me suis engagée dans un groupe socialiste-féministe appelé Coalition for Abortion Right and Against Sterilization Abuse (CARASA) (Coalition pour le droit à l’avortement et les abus de stérilisation, NDT), qui a vu le jour à New York. Quelques amies et camarades ont créé une branche de CARASA à Los Angeles et nous avons pu entrer en contact avec des femmes radicales de couleur qui organisaient leur communauté autour de la lutte contre les abus en matière de stérilisation à Los Angeles. À partir de ce moment-là, je me suis profondément intéressée à la théorie et à la politique marxiste-féministe.
Depuis 1973, j’ai fait partie de divers groupes socialistes révolutionnaires organisés, ce qui, je pense, a été très important pour me permettre de garder les pieds sur terre sur le plan politique tout en travaillant dans le milieu universitaire. La plupart de mes expériences intellectuelles formatrices sont issues des débats théoriques/politiques auxquels j’ai été confrontée en tant que militante/penseuse socialiste féministe. Le féminisme m’a amenée à remettre en question de nombreuses idées et pratiques organisationnelles considérées comme acquises dans le milieu de la gauche révolutionnaire. J’ai eu beaucoup de chance d’avoir été universitaire dans le domaine des études féministes.
Au cours de mes premières années d’enseignement, j’ai énormément bénéficié des critiques bienveillantes de mes étudiant·es et de leur enthousiasme pour les nouveaux féminismes axés sur le racisme, le colonialisme et la sexualité queer. Grâce à cette expérience, j’ai toujours été hostile à l’opposition entre « politique de classe » et « politique identitaire ». Ce n’est pas que la politique de classe réductionniste ou la politique identitaire libérale ne posent pas de problème — elles sont bien sûr tout à fait destructrices. Mais je suis très encouragée de voir dans la récente renaissance de l’activisme et de la pensée révolutionnaire-radicale un rejet clair de ces deux pôles et une volonté de la part des jeunes militant·es de lutter pour des cadres inclusifs d’action politique.
Dans tes écrits des années 1980, tu as développé une approche matérialiste pour expliquer l’oppression des femmes en mettant l’accent sur le facteur biologique et la division sexuelle du travail comme conséquence de la maternité. Partages-tu toujours cette approche analytique ? Pourrais-tu nous en dire plus sur cette approche matérialiste ? Qu’implique-t-elle ?
Je travaille toujours à partir d’un cadre théorique matérialiste marxiste. Les féministes marxistes partent, comme Marx, du travail collectif. Les êtres humains doivent organiser le travail socialement afin de produire ce dont ils ont besoin pour survivre ; la manière dont le travail socialement nécessaire est organisé façonne à son tour l’organisation de toute la vie sociale. Alors que Marx pensait principalement à la production de biens, les féministes marxistes ajoutent à ce travail socialement nécessaire la reproduction des êtres humains — non seulement d’une génération à l’autre, mais aussi au quotidien — ce que nous appelons désormais la « reproduction sociale ».
Il ne s’agit pas seulement d’« inclure » les femmes dans l’analyse, car la division du travail entre les sexes dans la reproduction sociale attribue aux femmes la responsabilité de ce travail. Cela nous aide aussi à voir le « fondement matériel », la logique irrésistible, si vous voulez, des choix de vie que font les gens — ce que j’aime appeler leurs projets de survie. Ainsi, une analyse matérialiste féministe prend en compte non seulement la contrainte du travail salarié dans le capitalisme, mais aussi les limites imposées à notre vie personnelle par les structures de reproduction sociale qui sont elles-mêmes façonnées par les régimes d’accumulation capitaliste et les exigences de la recherche du profit. Il ne s’agit pas seulement, ni même principalement, d’une question d’intentionnalité de la part de la classe capitaliste. Il s’agit des structures fondamentales de l’économie politique capitaliste et de la manière dont elles ouvrent certaines possibilités de lutte et en ferment d’autres. Et ces possibilités changent au fil du temps, à mesure que le développement capitaliste modifie les conditions (pour le meilleur et pour le pire) qui façonnent nos projets de survie, c’est-à-dire nos actions individuelles et collectives.
Les féministes ont analysé en profondeur les discours sur les différences entre les sexes et la manière dont ils sont profondément ancrés dans la culture et nos subjectivités. Bien que les discours sur les différences entre les sexes aient certainement un effet, un point de vue féministe marxiste nous amène à ajouter que les idées ne peuvent se maintenir sans un ancrage dans l’expérience quotidienne. C’était bien sûr l’une des grandes intuitions de Marx, lorsqu’il décrivait le « fétichisme de la marchandise » dans le capitalisme, où les relations entre les personnes en viennent à être considérées comme des relations entre des choses. Selon Marx, cette façon de comprendre le monde est le reflet des relations salariales dans la production marchande. Il ne s’agit pas d’une « fausse conscience » au sens d’idées imposées par des forces culturelles et sociales, mais plutôt d’une vision du monde qui exprime ou correspond à l’expérience vécue dans le cadre des relations imposées par la forme marchande.
De la même manière, les idées sur les différences entre les sexes sont si puissantes, parce qu’elles sont fondées sur la division du travail entre les sexes dans la reproduction sociale. À son tour, la division du travail entre les sexes se reproduit au sein des ménages familiaux en réponse non seulement aux présupposés culturels et aux pressions sociales, mais aussi à la privatisation de la responsabilité du travail de reproduction sociale. L’impossibilité de socialiser les soins dans le capitalisme confère une logique aux discours sur les différences entre les sexes, les rend sensés et même productifs.
Affirmer que le capitalisme tend à privatiser la reproduction sociale est une affirmation audacieuse. Mais en bref, les employeurs capitalistes refusent de payer des impôts pour soutenir les programmes publics. De plus, comme ce sont les employeurs, et non les travailleurs, qui contrôlent la coordination du travail et qui cherchent à extraire le plus de survaleur possible, les besoins humains — en particulier ceux des personnes qui ne sont pas employées par le capitalisme — ne peuvent être pris en compte dans l’organisation de la production.
Dans aucune société capitaliste, la production n’est organisée de manière à prendre en compte, à soutenir activement et à fournir le travail socialement nécessaire que représente la prise en charge de ces personnes. Même les régimes d’État-providence les plus « favorables à la famille », comme la Suède, n’interviennent pas de manière substantielle dans les politiques d’emploi des entreprises privées. Les sociétés capitalistes dotées d’États-providence beaucoup plus importants qu’aux États-Unis continuent de faire peser la charge principale du travail de prise en charge sur les ménages individuels. Et, bien sûr, dans le cadre des régimes d’austérité actuellement en place, même là-bas, les programmes sociaux sont en recul, les jeunes travailleurs·euses sont privés d’avantages sociaux et d’emplois à temps plein, et de plus en plus de familles ont du mal à subvenir à leurs besoins.
Cela ne veut pas dire, bien sûr, qu’il ne vaut pas la peine de se battre pour des exigences « favorables à la famille » imposées aux employeurs et pour des programmes financés par des fonds publics. Ces programmes améliorent effectivement la vie des femmes de la classe travailleuse. D’un autre côté, les critiques féministes ont fait valoir que les politiques « favorables à la famille » avaient tendance à aggraver la ségrégation professionnelle entre les sexes, à limiter l’emploi des femmes dans le secteur privé moins favorable à la famille et à reproduire la division du travail entre les sexes au sein du foyer et dans la structure de l’emploi. Cela vaut même en Suède, où l’État offrait des mois supplémentaires de congé parental rémunéré aux ménages si les hommes en bénéficiaient.
Pour en revenir à votre question, l’article auquel vous faites référence abordait une question que de nombreuses féministes se posaient à l’époque : étant donné que le capitalisme a détruit la base matérielle du contrôle patriarcal sur les femmes et les enfants (la propriété masculine dans une économie politique où la production est organisée par le ménage), du moins pour la classe ouvrière, comment expliquer l’oppression des femmes dans le capitalisme ? De nombreuses féministes se sont concentrées sur la division du travail entre les sexes au sein du foyer familial nucléaire, arguant que les lois, les normes culturelles et les attentes sociales qui excluaient les femmes d’une participation égale à la vie économique et politique étaient une conséquence de l’attribution aux femmes des tâches domestiques. C’est vrai, mais alors comment expliquer cela ?
Certaines féministes ont fait valoir que le confinement des femmes au foyer était avantageux pour le capitalisme, car le travail des femmes n’était pas rémunéré. D’autres ont avancé qu’il s’agissait du résultat d’un accord implicite entre les hommes de la classe ouvrière et les employeurs : les hommes gagneraient un « salaire familial » et pourraient ainsi exercer les mêmes privilèges de « chef de famille » que les hommes bourgeois. Certaines féministes ont avancé que les idées sur les différences entre les sexes, sur le lien « naturel » entre les femmes et les tâches domestiques, ancrées dans nos subjectivités, ont joué un rôle clé dans l’émergence de cette forme de famille. J’ai trouvé toutes ces explications en partie valables, mais insuffisantes. Il s’agit d’une question complexe, je ne peux donc pas développer pleinement mon argumentation ici, mais je dirai simplement que j’ai estimé que ces explications ne tenaient pas suffisamment compte des intérêts et des besoins des femmes.
Comment les hommes ont-ils pu imposer la domesticité aux femmes, en particulier aux femmes de la classe ouvrière ? Cela m’a amenée à m’intéresser au rôle de la biologie. Mon argument n’était pas que l’accouchement et l’allaitement étaient/sont intrinsèquement antithétiques à la participation des femmes au travail salarié. Mais que les conditions de travail draconiennes qui caractérisaient la production industrielle au XIXe et au début du XXe siècle ont poussé les femmes à abandonner le travail salarié dès qu’elles commençaient à avoir des enfants. Seules les mères qui n’avaient pas le choix continuaient à exercer un travail salarié. Dans de nombreux foyers ouvriers, les enfants étaient envoyés travailler avant leurs mères.
Il m’a donc semblé important de considérer que de nombreuses femmes issues de la classe ouvrière auraient peut-être préféré un salaire familial masculin aux autres alternatives. Pensez-y : même aujourd’hui, lorsque les femmes ont un ou deux enfants et que l’allaitement est une préférence et non une obligation, il n’est pas facile d’être à la fois mère et salariée. Et puis, bien sûr, il y a tous les autres besoins humains qui doivent être satisfaits tout au long de la vie. Élever des enfants nécessite d’intenses interactions sociales. Les personnes âgées deviennent infirmes. Les adultes tombent malades. Tout le monde a besoin d’intimité et de soutien émotionnel. Et puis, il y a simplement le travail qui consiste à assurer notre reproduction au quotidien : faire les courses, cuisiner, nettoyer, etc.
La division du travail entre les sexes est historiquement contingente et le résultat d’une lutte — mais, pour paraphraser Marx, si les femmes font leur propre histoire, elles ne la font pas dans les conditions qu’elles ont choisies. La dynamique du mode de production capitaliste impose des limites et ouvre des possibilités à l’action politique. Au fil du temps, le développement capitaliste a modifié les conditions de possibilité et nous assistons, peu après le milieu du XXe siècle, à l’explosion des protestations féminines.
En partie grâce aux changements juridiques et culturels obtenus par le féminisme du XXe siècle et en partie à cause de l’attaque des employeurs contre le salaire du « soutien de famille masculin », la division du travail entre les sexes au sein du foyer est en train de changer de manière importante : les mères travaillent pour gagner un salaire et, dans certaines familles, ce sont les pères, et non les mères, qui s’occupent principalement des enfants.
Néanmoins, ce sont toujours les femmes plutôt que les hommes qui adaptent leur participation au travail rémunéré en fonction de la garde des enfants. Par exemple, en 2015, parmi les pères d’enfants de moins de six ans, près de 90 % étaient des travailleurs salariés à temps plein, alors que 44 % des femmes ayant des enfants de moins de six ans travaillaient à temps plein. Les hommes ont augmenté leur participation aux tâches ménagères, mais les femmes en assument toujours la plus grande partie.
Il est extrêmement difficile de partager équitablement le travail salarié et les tâches domestiques/de soins. Et, en effet, aux États-Unis, lorsque les couples s’orientent vers l’égalité, ils le font en s’appuyant sur le travail peu rémunéré des femmes — non seulement le travail rémunéré à domicile en tant que nounou et femme de ménage, aides à domicile et aides-soignantes, mais aussi en dehors du domicile (dans les crèches et les établissements d’hébergement pour personnes âgées) et dans la production de produits bon marché qui remplacent le travail domestique (par exemple, les restaurants fast-food, les plats préparés).
La plupart des ménages n’ont pas les moyens d’embaucher des travailleurs·euses domestiques, même faiblement rémunérées ; ils concilient donc la garde des enfants et le travail salarié par le biais d’emplois à temps partiel, de travail posté, d’arrangements informels avec la famille et les voisins. Ou bien ils comptent sur d’autres travailleurs·euses faiblement rémunérés et des services bon marché : des crèches en chaîne sous-dotées en personnel, de mauvaise qualité et à but lucratif, et des garderies familiales surchargées de travail.
Bien sûr, grâce à la lutte féministe, nos idéaux en matière de relations familiales se sont éloignés du principe selon lequel « le père sait mieux ». C’est une bonne chose. Néanmoins, il existe un fossé entre les idéaux du partage des tâches domestiques et la réalité de la plupart des ménages, y compris celle des mères célibataires.
Dans ton article de 1993, « The Best of Times, the Worst of Times: US Feminism Today » (« Le meilleur des temps, le pire des temps : le féminisme américain aujourd’hui », NDT), tu tentes de replacer dans leur contexte historique les acquis et les limites du féminisme américain au cours du XXe siècle. Tes conclusions se concentrent sur les perspectives et l’orientation stratégique de la troisième vague du féminisme. Vingt-trois ans après sa publication, quelles sont, selon toi, les perspectives qui se sont concrétisées et quels sont les enjeux politiques de cette vague qui sont encore d’actualité ?
Les mouvements émancipateurs contre l’oppression des années 1960 et 1970 ont donné lieu à un large éventail de politiques. Cependant, l’opinion dominante n’était ni le féminisme radical ou socialiste, ni le féminisme libéral classique, mais ce que j’appelle le féminisme de l’État-providence. (En dehors des États-Unis, où il existait de véritables partis de gauche et où les discours politiques socialistes étaient plus accessibles, cette option politique devrait être plus précisément qualifiée de féminisme social-démocrate).
Les féministes sociales partagent l’engagement du féminisme libéral en faveur des droits individuels et de l’égalité des chances, mais vont beaucoup plus loin. Elles aspirent à un État développé et actif pour résoudre les problèmes des femmes qui travaillent, alléger le fardeau de la double journée, améliorer la position des femmes, en particulier des mères, sur le marché du travail, fournir des services publics qui socialisent le travail de soins et élargir la responsabilité sociale en matière de soins (par exemple, par le biais de congés parentaux rémunérés et d’allocations pour les femmes qui s’occupent de membres de leur famille).
Pour obtenir satisfaction, il fallait affronter le pouvoir de la classe capitaliste. Or, presque au même moment où ce féminisme social a atteint son apogée, dans les années 1970, le tsunami de la restructuration capitaliste a déferlé, entraînant dans son sillage une offensive des employeurs contre les salaires et les conditions de travail des salarié·es — une offensive qui n’a fait que s’intensifier à l’ère de la mondialisation capitaliste. Pour faire face à ces attaques, il fallait un front large, militant et politiquement radical, une coalition de syndicats et de mouvements sociaux. Au lieu de cela, les syndicats bureaucratiques et sectoriels de l’époque n’avaient ni l’intérêt ni la capacité de construire des mouvements, y compris pour défendre leurs propres membres.
L’incapacité à défendre la classe salariée contre cette offensive a finalement conduit à une dérive politique vers la droite aux États-Unis. Alors que les gens se battaient pour survivre dans le nouvel ordre mondial capitaliste, que les capacités collectives et la solidarité devenaient hors de portée, que la concurrence et l’insécurité s’intensifiaient, que les projets de survie individuels devenaient l’ordre du jour, la porte s’est ouverte à la montée du néolibéralisme, qui a intégré le féminisme libéral (et le « multiculturalisme » libéral) dans sa vision politique de plus en plus hégémonique du monde.
Si de nombreuses féministes se sont concentrées sur la montée de la droite religieuse, je pense qu’il est juste de dire que celle-ci représente une part de plus en plus réduite de l’espace politique aux États-Unis. Dans les années 1980 et 1990, la droite religieuse a mobilisé des mouvements importants et dangereux contre les personnes LGBT et contre l’avortement légal. Au cours de la dernière décennie, cependant, elle a complètement perdu la bataille sur les droits des homosexuels.
En ce qui concerne la politique en matière d’avortement, la situation est plus complexe. Au niveau fédéral, leur principale réussite est l’adoption annuelle de l’amendement Hyde, qui interdit l’utilisation de fonds fédéraux pour couvrir les frais de l’avortement (ce qui signifie que toutes les femmes à faibles revenus qui dépendent des programmes gouvernementaux pour leurs soins médicaux doivent payer elles-mêmes leur avortement). En revanche, la droite a perdu la bataille sur la « pilule du lendemain », qui est désormais relativement peu coûteuse et disponible sans ordonnance. L’avortement médicamenteux (provoquer une fausse couche à l’aide d’un médicament sur ordonnance) est également largement accessible.
La droite a mieux réussi au niveau des États dans ses tentatives de limiter l’accès à l’avortement. Ces restrictions ont été couronnées de succès, en partie parce que les principales victimes de leurs politiques sont les groupes de femmes les plus vulnérables et les plus faibles sur le plan politique : les femmes à faibles revenus et les femmes amérindiennes dépendantes de l’assurance maladie publique, les femmes vivant en milieu rural et les adolescentes. Les femmes qui ont une assurance maladie privée, celles qui ont suffisamment d’argent pour payer leur avortement, celles qui vivent en zone urbaine ont toujours accès à l’avortement lorsqu’elles en ont besoin.
Je ne veux pas dire que la fermeture des cliniques d’avortement ou les règles oppressives qui ont été adoptées (comme les délais d’attente de vingt-quatre heures pour l’intervention) n’ont aucun impact. Cependant, le niveau de préjudice qu’elles causent n’a pas été suffisant pour mobiliser suffisamment de femmes afin de mettre fin aux attaques des républicains. Lorsque la droite religieuse a tenté de rendre l’avortement illégal, ce qui aurait gravement affecté toutes les femmes, elle a généralement échoué. Je pense qu’il est révélateur que, même dans le Mississippi, bastion de la droite religieuse, une proposition de loi définissant le début de la vie dès la conception ait été largement rejetée.
La « droite moderniste » s’est avérée beaucoup plus efficace pour marginaliser le féminisme social et social-démocrate : l’attaque thatchérienne/reaganienne contre la réglementation gouvernementale, contre la dépendance « infantilisante » de l’État providence, ainsi que la promotion de la fable des libres opportunités individuelles sur le marché. Bien sûr, ce discours était à la fois secrètement et parfois ouvertement raciste, mettant l’accent sur la « culture de la pauvreté » des Noirs pauvres, prétendument encouragée par l’État providence. Bill Clinton et le Democratic Leadership Council se sont adaptés à ces discours, par exemple en s’opposant aux programmes d’aide sociale destinés aux mères célibataires, qualifiés de « dons », et en adoptant la politique républicaine de lutte contre la criminalité, de maintien de l’ordre et de respect de la loi. Prises entre une classe travailleuse démobilisée et un Parti démocrate conquis par le néolibéralisme, de nombreuses militantes et organisations féministes traditionnelles se sont elles-mêmes adaptées à l’ordre néolibéral.
Même au sein de cet ordre néolibéral, nous avons assisté à des changements significatifs dans le régime de genre que la deuxième vague du féminisme avait remis en cause. Dans la mesure où le féminisme libéral cherchait à démanteler le réseau de lois discriminatoires et de normes sociales exclusives qui reproduisaient la subordination des femmes dans la vie familiale, sociale, économique et politique, il a remporté un énorme succès. Et c’est précisément ce succès qui a tendu à renforcer les visions néolibérales de l’égalité des femmes. Dans le même temps, la marginalisation du féminisme social a laissé pour compte de nombreuses femmes issues de la classe travailleuse, dont l’émancipation nécessitait bien plus qu’un « accès égal » à un système social, politique et économique hautement compétitif et hiérarchisé. Au cours des trois dernières décennies, les différences de classe entre les femmes se sont accentuées !
Mais si les politiques sociales qui reflétaient les intérêts des femmes issues de la classe travailleuse n’ont pas connu un grand succès, elles n’ont pas pour autant disparu. Et la politique « intersectionnelle », développée à l’origine par des militantes et des universitaires de couleur, a continué à se développer dans divers espaces féministes. Au cours des deux dernières décennies, les femmes syndicalistes, les femmes travaillant dans des organisations de défense des droits des immigrant·es et de la justice environnementale, les femmes organisant des communautés avec de jeunes transgenres, les militantes universitaires et bien d’autres encore se sont battues pour une politique plus inclusive.
La Plateforme pour le mouvement Black Lives, qui peut selon moi être considérée comme l’une des visions politiques les plus avancées que nous ayons jamais connues aux États-Unis, est issue de la réflexion, de l’activisme et des enseignements tirés de ces mouvements sociaux.
Le soulèvement de résistance contre l’investiture de Donald Trump montre également le chemin parcouru par ce féminisme intersectionnel. La Marche des femmes sur Washington est née d’une publication Facebook d’une partisane d’Hillary Clinton et, à mesure que l’idée prenait de l’ampleur, elle semblait refléter la politique féministe néolibérale qui avait caractérisé sa campagne électorale, en se concentrant principalement sur la misogynie de Trump et les craintes suscitées par la nomination d’un juge antiavortement à la Cour suprême. Mais très rapidement, le groupe à l’origine de la manifestation a été remplacé par un comité organisateur qui a insisté sur un programme beaucoup plus large et inclusif. La vision et la plateforme politiques de la Marche des femmes sur Washington sont une version contemporaine de la politique sociale de la deuxième vague, influencée et approfondie par une perspective intersectionnelle. Il s’agit, à mon avis, d’un pas en avant extrêmement important, sur lequel nous, à gauche, nous devons nous engager à construire.
Dans ce même article, tu mentionnes que « l’invocation désormais obligatoire selon laquelle « le genre, la race et la classe sociale s’entrecroisent alimente un bon début, mais ne constitue pas une stratégie politique ». Vingt-sept ans plus tard, partages-tu toujours cette critique à l’égard de la théorie de l’intersectionnalité ? Quelles sont ses limites et quelle a été, selon toi, sa contribution, tant sur le plan théorique que pratique, après près de trois décennies ?
Je n’étais pas vraiment critique à l’égard de l’intersectionnalité. Je pense que c’est un point de départ pour une stratégie politique. Mais à l’époque, j’étais vraiment frustrée par le fossé entre, d’une part, la reconnaissance émergente des intersections entre race et classe dans la pensée féministe, en particulier dans le milieu universitaire, et, d’autre part, la pratique politique réelle des militantes féministes qui s’adaptaient à la dérive vers la droite de la politique américaine.
Je pensais en particulier qu’il y avait une tendance à s’éloigner de la partie « classe » des intersections « race/genre/classe ». Dans de nombreuses discussions féministes sur les « différences de classe », l’accent était mis sur les divisions entre les femmes blanches de la « classe moyenne » (que l’on pourrait, selon moi, appeler plus précisément la classe professionnelle/managériale) et les femmes de couleur de la classe travailleuse. L’analyse et la critique du féminisme par les femmes féministes de couleur ont été très importantes pour mettre en évidence cette division et critiquer la manière dont la pensée et la politique féministes la reproduisent. Cependant, en tant que féministe socialiste, je souhaitais également que l’on s’intéresse aux stratégies visant à surmonter les divisions raciales et à renforcer la solidarité de classe entre les femmes blanches et les femmes de couleur au sein de la classe travailleuse, où se développeront les mouvements féministes socialistes révolutionnaires.
Une autre préoccupation que j’avais à l’égard du cadre conceptuel de l’« intersectionnalité » concerne la signification marxiste de la classe. D’une certaine manière, je conçois la classe de la même manière que d’autres féministes, c’est-à-dire comme l’un des nombreux axes « croisés » de pouvoir et de privilège qui définissent les positions sociales et les points de vue à partir desquels nous agissons. Mais en tant que marxiste, je tiens également à mettre l’accent sur les « relations de production de classe ». C’est pourquoi, dans le dernier chapitre de mon livre, j’ai proposé une approche de l’intersectionnalité dans une perspective marxiste. En repartant de l’idée des projets de survie (qui peuvent être individuels ou collectifs), j’ai essayé de montrer — en prenant des exemples du féminisme et de la lutte pour les droits civiques des Noirs — les processus politiques, sociaux et culturels par lesquels le régime d’accumulation « fordiste » avait créé les conditions propices à l’émergence de ces mouvements sociaux et comment le passage à l’« accumulation flexible » les a sapés. Je pense qu’il est important de comprendre ce lien afin d’élaborer des stratégies pour aller de l’avant.
Je suis d’accord avec Adolph Reed, qui a fait valoir que la montée du néolibéralisme a créé les conditions propices à l’émergence d’une élite noire occupant des professions libérales et des postes de direction, ainsi que d’une classe politique noire représentant ses intérêts, qui prétend parler au nom des Noirs, principalement en faisant la leçon à la classe travailleuse noire et aux pauvres sur ses nombreuses déficiences. De la même manière, le féminisme libéral, issu de cette même classe professionnelle/managériale, a concentré ses efforts sur le problème du « plafond de verre ». En outre, faisant écho au côté carcéral de l’État néolibéral, une tendance très forte en faveur de « la loi et l’ordre » est apparue dans le féminisme mainstream, dans lequel les défenseurs de la lutte contre les violences sexuelles et de genre se sont alliés politiquement aux services de police, aux politiciens conservateurs et aux groupes de défense des droits des victimes.
Le féminisme et les autres mouvements contre l’oppression sont des mouvements interclassistes et posent donc la question de savoir « quelle classe va les hégémoniser ? » Quelles visions du monde détermineront leurs revendications, la manière dont elles seront articulées et justifiées, et la manière dont ces mouvements eux-mêmes seront organisés ?
Dans le cours normal des choses, la réponse à ces questions est donnée par la classe professionnelle/managériale. Cependant, lorsque les classes populaires entrent en scène dans le champ politique, les rapports de force au sein des mouvements sociaux peuvent changer.
Que penses-tu du point de vue de Nancy Fraser selon lequel, au cours des dernières décennies, le mouvement féministe s’est empêtré dans une liaison dangereuse avec les efforts néolibéraux visant à construire une société du libre marché ? Es-tu d’accord avec la critique de Brenna Bhandar et Denise Ferreira Silva qui définit la conception de Fraser comme eurocentrique ?
Je suis tout à fait d’accord avec leur critique, comme cela devrait ressortir clairement de ce que j’ai dit sur le sort du féminisme de la deuxième vague. En affirmant que le féminisme a été le serviteur du néolibéralisme, Fraser considère le féminisme libéral comme représentatif du féminisme dans son ensemble. Bhandar et Ferreira Silva ont tout à fait raison de dire que, tout au long de la période néolibérale, les féministes marxistes noires et du tiers-monde ont proposé une alternative au féminisme libéral qui régnait sur la politique dominante. Depuis la fin de la deuxième vague, le militantisme féministe a connu des remises en question et des luttes au cours des dernières décennies. Par exemple, l’organisation des femmes de couleur a poussé les organisations pro-choix traditionnelles, en particulier NARAL et Planned Parenthood, à abandonner l’argument bourgeois libéral de la « vie privée » pour défendre l’avortement et à adopter des discours sur les « droits reproductifs », moins facilement alignés sur l’idéologie néolibérale.
Les femmes de couleur ont remis en question le féminisme axé sur la loi et l’ordre qui en est venu à dominer le militantisme autour de la violence sexiste. Elles ont développé des stratégies alternatives (telles que les refuges ouverts et la justice réparatrice) et ont analysé comment la violence interpersonnelle est liée à la violence infligée par l’État à leurs communautés (voir, par exemple, le site web d’INCITE !).
Au niveau international, il est vrai que certaines organisations, comme la Feminist Majority Foundation ont soutenu l’intervention américaine en Afghanistan. Cependant, il existe des groupes féministes antiguerre bien organisés (tels que Code Pink et Madre) et d’autres organisations féministes qui rejettent et remettent en question les politiques de développement néolibérales (comme la Women’s Environment and Development Organization). Le mouvement Critical Resistance a mobilisé de nombreux jeunes pour protester contre l’État carcéral dans une perspective féministe, antiraciste et anticapitaliste. Bon nombre des militant·es à la tête des mouvements sociaux les plus radicaux de ces dernières années, tels que Black Lives Matter et les Dreamers, ont appris la politique à travers ces différents mouvements d’opposition et sur les campus où les programmes d’études féminines développaient une analyse intersectionnelle. L’essor d’Internet a ouvert un espace beaucoup plus vaste pour remettre en question le féminisme libéral et promouvoir des perspectives féministes plus radicales et anti-capitalistes. Il en va de même pour de nombreux autres mouvements sociaux.
Un autre problème de l’argumentation de Fraser est qu’elle ne parvient pas à expliquer les développements politiques qu’elle observe. Son explication principale est que le féminisme libéral a une « affinité élective » avec le néolibéralisme, c’est-à-dire qu’ils sont idéologiquement compatibles. Oui, bien sûr. Mais comment expliquer la montée des idées de la « droite moderniste » ? J’essaie de proposer une analyse matérialiste de ce changement idéologico-politique qui s’éloigne du « libéralisme de l’État providence » qui a dominé la période de l’après-guerre aux États-Unis, en me concentrant sur les processus par lesquels la restructuration capitaliste et la mondialisation ont sapé les instruments déjà relativement faibles de défense de la classe ouvrière.
Il est clair que le sort du féminisme social lié à l’État-providence est étroitement lié à celui d’institutions plus larges de lutte de la classe travailleuse. Si la restructuration capitaliste a mis fin aux possibilités radicales de la deuxième vague, les perturbations intenses de la vie économique et sociale qu’elle a provoquées à travers le monde créent aujourd’hui les conditions d’une émergence d’un activisme féministe mené par les femmes de la classe travailleuse. J’entends par là les classes populaires au sens large, qu’il s’agisse de femmes employées dans l’économie formelle, dans l’économie informelle, à la campagne ou effectuant un travail non rémunéré.
Dans l’un de tes récents articles, tu analyses tes perspectives stratégiques concernant le mouvement féministe socialiste contemporain. Tout d’abord, pourrais-tu nous dire comment tu définis le féminisme socialiste en 2016 ? Quelles sont les orientations stratégiques fondamentales que ce mouvement devrait suivre, selon toi, en particulier à l’ère du néolibéralisme mondial ?
Les féministes socialistes ont toujours mené une double lutte : introduire une perspective féministe antiraciste et fondée sur la classe dans les mouvements sociaux et les partis politiques de gauche, et introduire une perspective socialiste dans la politique féministe et les mouvements de femmes. Le féminisme social, le féminisme social-démocrate, le féminisme socialiste révolutionnaire, le féminisme révolutionnaire des femmes de couleur et le féminisme autochtone sont quelques-uns des différents courants de la politique féministe socialiste. Nous pouvons envisager le féminisme socialiste de manière très large, afin d’inclure toutes les féministes (qu’elles s’identifient ou non à cette étiquette) qui considèrent la classe comme centrale, mais qui ne réduisent pas les relations de pouvoir et de privilège organisées autour d’identités spécifiques (par exemple, le genre, la sexualité, la race/l’ethnicité, la nationalité) à l’oppression de classe. Le féminisme socialiste révolutionnaire se distingue du féminisme social-démocrate, ou axé sur le bien-être social, en ce sens que, implicitement ou explicitement, les féministes socialistes révolutionnaires ne sont pas disposées à laisser le capitalisme définir les limites de ce qui peut être envisagé ou revendiqué.
Au cours des deux dernières décennies, les femmes ont fait leur entrée sur la scène politique mondiale dans le cadre d’une gamme étonnante de mouvements. Dans les pays du Sud, sous l’impulsion de la guerre capitaliste contre la classe ouvrière, des enclosures qui chassent les paysans et les agriculteurs de leurs terres ou détruisent leurs moyens de subsistance, et de la crise des relations sociales patriarcales qui en résulte, ces mouvements développent de manière créative une politique féministe socialiste. Aux États-Unis, le krach de 2008 a ouvert la voie au mouvement Occupy, à de nouveaux discours politiques remettant en cause le consensus néolibéral et à une radicalisation des jeunes.
Nous avons vu, tant dans le Nord que dans le Sud, de nouveaux types d’organisation des femmes de la classe ouvrière, reliant la lutte sur le lieu de travail à l’organisation communautaire de base. Cela n’est pas surprenant, compte tenu des responsabilités des femmes en matière de travail domestique.
Historiquement, les femmes de la classe travailleuse ont été à l’avant-garde des mouvements qui répondaient aux besoins humains fondamentaux, qu’il s’agisse des révoltes urbaines contre le prix du pain ou des revendications en faveur des services municipaux. Si ces mobilisations politiques pouvaient être très radicales, elles avaient tendance à s’appuyer sur une politique « maternaliste », dans le cadre de laquelle les femmes formulaient des revendications fondées sur leurs responsabilités en matière de soins à leurs enfants, à leur famille et à leur communauté.
Au XXe siècle, il existait, en particulier, dans les pays du Sud, mais aussi, dans une certaine mesure dans les pays du Nord, une tension entre les mouvements féministes axés sur la politique sexuelle et les droits corporels et ces mouvements de femmes issues de la classe travailleuse. Dans les pays du Sud, je pense que cette tension est en train d’être surmontée, en partie grâce à l’organisation féministe transnationale qui s’est montrée plus sensible à ces tensions, et en partie à cause des bouleversements économiques extrêmes qui ont perturbé les anciennes formes patriarcales de la vie sociale et familiale. Si cette perturbation a suscité des sursauts réactionnaires de la part des mouvements conservateurs, elle a également créé davantage d’espace pour que les femmes puissent remettre en question le pouvoir patriarcal au sein de leurs familles et de leurs communautés.
Un bon exemple est offert par Via Campesina, une coalition internationale de paysans, d’agriculteurs, de travailleurs agricoles et de communautés agraires autochtones provenant d’une grande diversité de lieux et de cultures. Lors de sa création, en 1992, Via Campesina reflétait les normes patriarcales et les perspectives politiques de ses organisations membres — par exemple, tous les coordinateurs régionaux élus lors de la première conférence internationale étaient des hommes. La création d’une commission féminine, en 1996, a permis aux femmes au sein de Via Campesina de s’organiser pour remettre en cause les pratiques et les politiques patriarcales. En octobre 2008, la 3e Assemblée internationale des femmes de La Via Campesina a approuvé le lancement d’une campagne ciblant toutes les formes de violence auxquelles les femmes sont confrontées dans la société (tant interpersonnelles que structurelles). En 2013, l’organisation a adopté la résolution suivante :
Nous exigeons le respect de tous les droits des femmes. En rejetant le capitalisme, le patriarcat, la xénophobie, l’homophobie et la discrimination fondée sur la race et l’ethnicité, nous réaffirmons notre engagement en faveur de l’égalité totale entre les femmes et les hommes. Cela exige la fin de toutes les formes de violence à l’égard des femmes, qu’elles soient domestiques, sociales ou institutionnelles, tant dans les zones rurales qu’urbaines. Notre campagne contre la violence à l’égard des femmes est au cœur de nos luttes.
Il est important de noter la différence entre la politique libérale des mouvements LGBT et anti-violence traditionnels et la déclaration de Via Campesina, qui considère l’égalité des femmes comme nécessaire à la réussite de la lutte collective. Contrairement au féminisme « loi et ordre », les femmes de Via Campesina, à l’instar des militantes radicales de couleur aux États-Unis, établissent un lien entre la violence interpersonnelle et la violence structurelle. Leur défense des droits des personnes LGBT s’inscrit dans une vision collective de la transformation qui est également antiraciste et anticapitaliste.
Dans les pays du Nord, on observe également une transformation de l’organisation de la classe ouvrière, menée par des militantes. Aux États-Unis, les syndicalistes, en particulier les enseignantes et les infirmières, ont réagi à l’attaque contre le secteur public en s’organisant non seulement elles-mêmes, mais aussi en organisant les personnes qui dépendent de leurs services. Comme l’ont déclaré les enseignantes militantes, « nos conditions de travail sont les conditions d’apprentissage de nos élèves ». L’association des infirmières de Californie a organisé une large coalition pour faire adopter une loi imposant des ratios infirmières-patients dans les hôpitaux. De manière peut-être plus inattendue, Domestic Workers United, une organisation qui a vu le jour à New York avec des femmes de couleur employées comme nounou ou femme de ménage, a non seulement obtenu une « charte des droits » des travailleuses domestiques pour la ville, puis pour l’État de New York, mais a également encouragé l’expansion et la mise en place d’autres projets d’organisation des travailleuses domestiques. Ce mouvement national a récemment obtenu une décision du gouvernement fédéral stipulant que, pour la première fois, les travailleuses domestiques seraient couvertes par les lois fédérales régissant les heures de travail, la santé et la sécurité, le paiement des heures supplémentaires et le droit aux congés.
Au-delà des différences entre les infirmières, les enseignantes et les travailleuses domestiques, ces projets partagent deux stratégies centrales : 1) s’organiser sur le lieu de travail et au-delà, et 2) sensibiliser et soutenir la dignité et l’importance du travail de soins. Ils mettent en œuvre la solidarité sociale, nous rappellent notre interdépendance et défendent la responsabilité sociale en matière de soins. En ce sens, ils représentent un défi fondamental aux thématiques néolibérales de l’entrepreneuriat, de l’individualisme et de l’« autosuffisance ».
De quelle manière la crise actuelle a-t-elle affecté l’institution familiale ? À partir de là, pourrais-tu définir ce que tu entends par « famille utopique » dans ton travail ? Comment devons-nous comprendre ce terme ? Sur quels exemples historiques t’appuyes-tu pour étayer ton argumentation sur cette question ?
J’ai écrit sur les familles « utopiques » dans le cadre d’un livre sur les « utopies réelles », puis j’ai rédigé un article plus long sur la manière dont nous pourrions réorganiser la vie familiale pour un recueil sur l’imaginaire socialiste. Historiquement, les féministes socialistes ont été très critiques à l’égard de la « famille nucléaire bourgeoise » et ont proposé diverses alternatives collectives. Mais dans une période aussi peu révolutionnaire que celle que nous vivons actuellement, l’horizon des possibilités politiques est tellement restreint que peu de gens réfléchissent ou discutent de visions utopiques. Nous avons tendance à nous concentrer sur le perfectionnement du foyer familial basé sur le couple ; pourtant, comme je l’ai souligné précédemment, même le foyer nucléaire le plus démocratisé, avec deux revenus, ne peut assumer seul ses responsabilités en matière de soins sans surcharger ses propres membres et/ou exploiter une armée de travailleuses faiblement rémunérées dans le secteur des services. Dans les conditions d’austérité actuelles, dont on ne voit pas la fin, notre expérience de la famille comprend l’exploitation du travail rémunéré et non rémunéré, la détresse et le surmenage, la peur de la vieillesse, l’inquiétude pour nos enfants et une intimité mise à rude épreuve par le fardeau des soins.
Alors, que pourrions-nous mettre à la place de la famille telle que nous la connaissons ? Je défends l’importance de construire des communautés de soins démocratiques. Je pense que celles-ci constituent une base plus progressiste pour la vie relationnelle que les ménages familiaux (même si je ne m’oppose pas à ce que les ménages familiaux fassent partie de ces communautés). Élargir nos liens affectifs au-delà d’un petit cercle, qu’il soit défini par le sang, la parenté ou autre, est un élément essentiel de tout projet émancipateur.
Depuis le début du XXe siècle, les urbanistes, architectes et universitaires féministes remettent en question les politiques urbaines qui reposent sur le modèle du ménage avec un seul soutien de famille masculin et la privatisation des tâches domestiques. Elles ont imaginé de nouveaux types d’environnements bâtis qui offrent davantage d’alternatives collectives pour les tâches domestiques. Dans les années 1950, des expériences ont été menées avec des logements sociaux intégrant des crèches, des laveries, des réfectoires et des aires de jeux afin de répondre aux besoins des femmes actives cheffes de famille. Au lieu d’essayer ce type de modèles, après une longue période de désinvestissement, les logements sociaux de nombreuses villes américaines ont en fait été démolis. Ironiquement, alors que les logements sociaux étaient attaqués, les pionniers de la classe professionnelle et managériale s’organisaient pour créer un nouveau type d’environnement bâti : des projets de cohabitation qui encouragent la communauté de soins.
Le cohabitat est une stratégie prometteuse pour socialiser les soins, car les adultes se partagent les tâches de soins dans le cadre de relations réciproques au sein d’un groupe élargi de personnes. Si la plupart des projets de cohabitat aux États-Unis concernent des propriétaires de la classe moyenne supérieure, le cohabitat pourrait s’inscrire dans le cadre des politiques de logement abordable que de nombreuses villes mettent en œuvre. Par exemple, en 2013, la ville de Sebastopol, en Californie, a construit le premier projet de cohabitation entièrement locatif pour les personnes âgées et les familles à faibles revenus. Le promoteur à but non lucratif, AHA, a financé une organisatrice communautaire qui a travaillé pendant deux ans avec les locataires pour les aider à élaborer leurs règles et normes communautaires et à développer leurs compétences en matière de prise de décision consensuelle.
Au-delà de l’environnement bâti, nous devons également créer des institutions communautaires, participatives et gérées démocratiquement, qui fournissent des soins tout au long du cycle de vie. Lorsque nous parlons de socialiser la responsabilité des soins, nous devons réfléchir à la manière dont les services publics sont organisés. Le simple fait d’étendre les formes bureaucratiques, centralisées actuelles d’organisation des services publics ne suffira pas à répondre réellement aux besoins des personnes ni à créer des liens sociaux et communautaires durables. Je pense que nous sommes tous bien conscients de la manière par laquelle les discours thatchériens, reaganiens et autres discours néolibéraux sur le « choix du consommateur » par le biais du marché ont été efficaces pour attaquer l’État-providence, précisément en raison des expériences souvent aliénantes des citoyen·nes avec les services publics bureaucratiques.
Je plaiderais en faveur d’institutions contrôlées localement et fondées sur la prise de décision participative. Grâce à ces institutions, telles que les écoles, les crèches, les parcs et centres de loisirs, les centres de quartier qui proposent des cours, des activités et un soutien aux personnes de tous âges, les coopératives d’aide à domicile, les travailleurs·euses sociaux et autres prestataires de soins, le travail de soins peut être à la fois collectif et démocratique.
Parler de « socialisation » du travail de soins rend les gens assez nerveux. Qui fixera les règles ? Quels choix aurons-nous concernant la manière de prodiguer les soins et les personnes qui les prodigueront ? Que signifie faire du travail de soins un « bien public » ? Ce sont là des questions vraiment importantes et complexes. Je pense que nous devrions aborder ces questions en nous appuyant sur trois principes directeurs : 1) la flexibilité, la diversité et le choix ; 2) la participation universelle au travail de soins ; 3) la reconnaissance du droit de prodiguer des soins comme un droit humain fondamental.
La flexibilité, la diversité et le choix sont des valeurs importantes, car nous devons apprécier la complexité des relations humaines et être prêts à laisser les gens expérimenter différentes stratégies de vie en communauté, à condition que ces stratégies reposent sur certaines valeurs fondamentales : la réciprocité, le respect, le partage du pouvoir et la prise de décision. Nous devons nous éloigner de la domination des experts, dont beaucoup agissent selon une vision du monde fondée sur leur appartenance à une classe sociale bien définie. Plutôt que de toujours rechercher la « meilleure » approche, nous devrions reconnaître qu’il existe plusieurs stratégies « suffisamment bonnes » pour prodiguer des soins.
Si tout le monde est censé contribuer aux soins et à l’entretien quotidien de la vie, alors nous apprécierons les compétences nécessaires pour faire au moins un travail « suffisamment bon » dans ce domaine. Si tout le monde ou presque est capable de prodiguer des soins et d’assurer l’entretien quotidien, alors ce travail peut être facilement partagé et pèse moins lourdement sur un groupe ou un individu en particulier.
Le droit de prodiguer des soins est tout aussi important que le droit de recevoir des soins. Nous sommes peut-être bien conscients que le droit d’être soigné est un droit que le capitalisme refuse à beaucoup. Peut-être parce que les soins sont tellement dévalorisés ou parce qu’ils sont simplement considérés comme une expression naturelle de la féminité, nous avons tendance à ne pas en parler comme d’une activité humaine essentielle, qui, dans le capitalisme contemporain, est de plus en plus hors de portée ou que les gens n’exercent qu’au prix de grands sacrifices personnels. Les capacités et les aptitudes particulières que les gens développent en accomplissant ce travail sont essentielles à leur pleine humanité. De plus, les soins procurent des plaisirs uniques que tout le monde devrait avoir la possibilité de connaître.
Partant de là, je pense que les institutions contrôlées localement sont les meilleures, car elles permettent et encouragent une variété d’approches et d’expériences avec différentes façons d’organiser la vie quotidienne. Cependant, la solidarité locale peut trop facilement se transformer en loyauté paroissiale si les communautés ne sont pas mises en contact de manière significative les unes avec les autres.
De plus, la répartition des ressources entre les communautés est une question qui concerne l’ensemble de la société. Les projets locaux peuvent être reliés entre eux et la prise de décision élargie grâce à un système de gouvernance publique de type conseil, dans lequel les groupes locaux envoient des représentants aux institutions décisionnelles régionales.
Par exemple, les coopératives de garde d’enfants, implantées dans les quartiers, reliées à des complexes immobiliers, s’appuyant sur des bénévoles issus de la communauté qui s’occupe de chaque enfant et employant des éducateurs·trices hautement qualifiés et bien rémunérés, enverraient des représentant·es à une association coopérative de garde d’enfants à l’échelle de la ville. Les décisions relatives à la garde d’enfants au niveau de la coopérative seraient prises conjointement par la communauté qui s’occupe des enfants et les éducateurs·trices de la crèche. Et, par l’intermédiaire de leurs représentants, qui rendraient régulièrement compte, ils participeraient également à la discussion et au dialogue sur les politiques et l’allocation des ressources au niveau régional. Le contrôle sur le plus grand nombre possible de décisions resterait ancré au niveau local, mais, d’autre part, une participation active serait attendue à des niveaux plus larges et serait une condition pour recevoir des ressources sociales.
Nous avons déjà vu certains modèles de ce type de gouvernance participative se développer, par exemple la budgétisation participative à Porto Alegre, au Brésil, qui a connu un certain succès pendant une période sous le nouveau gouvernement du Parti des travailleurs. Un autre exemple est celui des garderies publiques du Québec. Les travailleurs·euses syndiqués et les parents coopèrent dans la gestion des garderies, qui sont dirigées par des conseils d’administration dont les deux tiers des membres sont des parents élus.
Es-tu d’accord avec ceux qui, à gauche, affirment que le Parti démocrate ne peut être réformé pour agir dans l’intérêt des travailleurs·euses ? Que penses-tu de la récente campagne électorale de Bernie Sanders ?
La campagne de Bernie Sanders a montré précisément comment et pourquoi le Parti démocrate ne peut être réformé dans l’intérêt des travailleurs·euses. Le parti s’est organisé pour contrer sa candidature et a désigné Hillary Clinton, qui était profondément impliquée dans les politiques économiques néolibérales menées par l’administration Obama. L’argent en politique est un problème aux États-Unis, mais le système électoral est un problème encore plus important, dès lors que le parti vainqueur remporte tout, ce qui rend si difficile la création d’un troisième parti capable de rivaliser avec les démocrates. Une voie pour créer une alternative au parti national contrôlé par les entreprises consiste à commencer au niveau local avec de larges coalitions qui présentent des candidat·es sur la base de programmes plutôt que de simplement soutenir des individus qui cherchent à obtenir le soutien d’organisations de mouvements sociaux et de syndicats.
De nombreux militant·es opposent la politique des mouvements à la politique électorale. Je pense que c’est une erreur. Ici, à Portland, nous avons des mouvements sociaux assez denses et efficaces qui, depuis la crise et le mouvement Occupy, ont mieux réussi à travailler ensemble au sein d’une coalition. Mais, nous avons peu progressé dans le changement des politiques néolibérales du gouvernement municipal. Je pense que nous avons besoin de notre propre instrument politique, avec des candidat·es issus de nos mouvements et des élu·es qui ont accédé à leurs fonctions grâce à des collectes de fonds locales et à des bénévoles engagés.
À long terme, seule une organisation militante « sur le terrain » prête à construire et à diriger des mouvements — des organisations qui éduquent, mobilisent et perturbent — pourra modifier l’équilibre politique des forces. En effet, je ne suis pas convaincue que les mouvements populaires se sabordent en organisant leur propre expression électorale. Cela dépend de la manière dont cette organisation électorale fonctionne, de la manière dont elle définit son horizon des possibles et de la manière dont elle cherche à pénétrer et à ouvrir l’exécutif une fois que ses membres sont en fonction. (Par exemple, le budget participatif mis en place par le Parti des travailleurs à São Paulo ; ou les expériences de démocratisation de la gouvernance menées par des radicaux engagés dans le gouvernement du Conseil de Londres dirigé par Ken Livingstone).
Une organisation capable de mener une campagne électorale efficace et fondée sur des principes ne se construit pas du jour au lendemain. Elle ne se construit pas en présentant immédiatement des candidat·es individuels aux élections. Au contraire, nous, à gauche, pourrions contribuer à établir des coalitions urbaines basées sur les organisations populaires existantes, dans lesquelles les militant·es de base se présentent aux élections, non pas en tant qu’individus ayant les bonnes idées politiques, mais en tant que représentant·es d’un programme qu’ils-elles s’engagent à mettre en œuvre en cas d’élection. Plusieurs initiatives peuvent nous servir d’exemple. Deux d’entre elles m’inspirent particulièrement : la Richmond Progressive Alliance à Richmond, en Californie, et Guanyem Barcelona en Espagne.
* Cette interview de Joanna Brenner a été réalisée par Georges Souvlis pour la revue en ligne Salvage, le 29 mars 2017. Elle a été traduite par nos soins.
Johanna Brenner est une voix importante du féminisme matérialiste aux Etats-Unis. Elle est professeurr émérite de l’Université d’État de Portland (Oregon). Elle a notamment publié Women and the Politics of Class, Monthly Review Press, 2000.