Inutile de tourner autour du pot. Nous pouvons poser la question d’emblée, sans détour : pourquoi avons-nous oublié Lucien Goldmann ? Pour quelle raison l’avons-nous obstinément mis de côté ? D’accord, c’est vrai, il s’agit peut-être d’une question absurde, voire piège ; une question qui peut sembler ridicule sous certains angles, je l’admets. Cependant, derrière elle se cache un doute plus large, plus complexe – un doute dont nous ne pouvons discuter maintenant – et qui nous confronte à l’incertitude brûlante de ne pas connaître exactement le mécanisme (en soi énigmatique) par lequel se construit la réception réussie de certaines formes de pensée contemporaine. En d’autres termes : contrairement à Lacan, Althusser ou Foucault, qu’il a lui-même qualifiés à plusieurs reprises (non sans une certaine ironie) de « petit groupe parisien » [1] ou de « petit groupe privilégié (…) petite élite révolutionnaire » [2] ,Goldmann n’a pas conservé la même pérennité publique que ces derniers dans l’espace critique visible de la gauche.
Ce n’est pas, je pense, à cause du manque de mérite de son œuvre, ni d’un rejet explicite et généralisé de ses idées humanistes. En fait, certains de ses héritiers directs, comme Raymond Williams, ont eu plus de chance dans leur réception et jouissent même d’une reconnaissance plus large parmi les nouvelles générations de la théorie critique et culturelle. La lente annulation de l’avenir, la manipulation et la dévastation du possible qui occupent actuellement un grand nombre de pages, font partie du cœur de l’œuvre de Goldmann sur la création culturelle, et pourtant son nom n’est plus visible. Goldmann est certes apparu distant, flou, parfois impénétrable et parfois comme un personnage secondaire. Il existe bien sûr des exceptions ou des appréciations différentes. Michael Löwy (qui a été doctorant de Goldmann à Paris), par exemple, l’a inclus à la fin de son livre Le marxisme oublié, dans une liste qui comprenait également Antonio Gramsci et Rosa Luxemburg. Dans cet ouvrage, il est en effet mentionné et même apprécié à sa juste valeur. Cependant, sa présence sert à Löwy – non sans raison, d’ailleurs – à nous rappeler l’importance de l’œuvre du premier Lukács, plutôt qu’à démêler sa propre pensée marxiste.
Fouiller dans les affaires de Lucien Goldmann
À ce stade, et pour ne pas nous étendre inutilement, nous affirmons directement, comme nous le supposions, que nous ne pouvons donc pas répondre à la question de savoir pourquoi nous avons oublié Lucien Goldmann. Cependant, ce que nous pouvons faire, en utilisant une image intrusive, c’est fouiller dans ses affaires, dans le but de suivre la trajectoire de certaines de ses idées et de ses concepts et de comprendre comment, pour le paysage actuel du marxisme et pour la relation entre culture et politique, il s’agit d’un élément extrêmement attrayant que nous avons inutilement mis de côté. Lui-même a réfléchi au concept d’actualité lorsque nous parlons de philosophes :
La mise à jour d’un philosophe ou d’une pensée philosophique suppose que nous le comprenions tel qu’il était, avec ses divers éléments positifs, sa cohérence interne et son développement au sein d’une réalité sociale, afin de voir comment, à partir de là, certains éléments peuvent encore répondre à nos problèmes [3].
Il ne fait aucun doute, en définitive, que le nom de Lucien Goldmann n’occupe pas actuellement une place centrale dans le paysage marxiste. Cela ne fait pas l’objet d’un grand débat. On pourrait dire que, dans un tel atlas imaginaire aux contours bien ordonnés et aux ravins abrupts, l’œuvre de Goldmann ne surgirait qu’en arrière-plan, comme un archipel reculé dont on devine à peine la présence. Ce caractère excentrique est à son tour symptomatique de la période même dans laquelle son œuvre se déroule. Toutefois, cette marginalité ne doit pas être confondue avec l’éventuelle inactualité de sa pensée. Ce que propose cette nouvelle édition, ou du moins ce que j’assume dans ces pages, c’est à la fois d’accéder au réseau complexe de sa pensée centrée sur le marxisme, et de réactiver certains concepts qui, pour le présent, et dans le contexte culturel et politique, sont extrêmement utiles et solides.
Les limites du marxisme
En septembre 1970, Lucien Goldmann signe l’introduction à Marxisme et sciences humaines. Quelques semaines plus tard, il décède à l’âge de 57 ans. Lucien Goldmann est né à Bucarest en 1913. Cette information est importante. Bien qu’il ait résidé en France depuis 1934 et obtenu la nationalité française, il n’a jamais occupé une place à part entière parmi l’intelligentsia française, ou du moins une certaine image d’étranger s’est tissée autour de lui, à laquelle il a peut-être lui-même contribué. Un peu comme s’il ne correspondait pas vraiment au modèle de l’intellectuel français qu’il revendiquait. Quoi qu’il en soit, il étudie l’économie, la philosophie et la littérature à l’université de Paris.
Entre 1942 et 1943, il vit dans un camp de réfugiés en Suède, et ce n’est qu’après l’intervention de Jean Piaget, qui fut l’un de ses professeurs, qu’il obtient une bourse pour terminer ses études à l’université de Zurich. C’est là qu’il soutient sa thèse de doctorat sur Kant, en 1945, avant de retourner à Paris l’année suivante pour rejoindre le Centre national de la recherche scientifique (CNRS). De là, il passe en 1959 à l’École pratique des hautes études. En 1961, il s’installe à Bruxelles dans le but de créer le Centre de sociologie de la littérature, dont il prend la direction en 1964. Au cours de ce parcours, il développe les idées et les formulations d’un humanisme marxiste difficile à étiqueter, et que seule sa mort a empêché de se développer davantage. Sa manière d’aborder Marx, dans une perspective humaniste, en se concentrant sur la question de la création culturelle, sans pour autant négliger la composante de la praxis socialiste, est particulièrement intéressante.
Dans son introduction à Marxisme et sciences humaines, Goldmann marque certaines des lignes qui ont traversé son œuvre jusqu’à ce moment-là. Au cours de l’été 1970, il déplace ou élargit son champ de vision. Vingt ans se sont écoulés depuis ses premiers textes marxistes du début des années 1950, et pendant cette période, le capitalisme a fait preuve d’une rare capacité d’adaptation. Goldmann est conscient qu’après la Seconde Guerre mondiale, telle une sorte de monstre sans tête, il a modifié son angle d’action, établissant une forme de pénétration beaucoup plus large de la société. Dans son processus d’adaptation, le capital perçoit désormais la réalité non pas comme une surface lisse et nette à conquérir, mais comme une masse rugueuse pleine de plis. Et c’est dans ces plis, dans ces formes indéfinies, dans ces jeux à venir, qu’il lui faut agir.
Le capitalisme n’a ni tête, ni désirs, ni volonté, mais il possède un besoin chaotique de survie (construit sur la base des besoins individuels). C’est peut-être, pour Goldmann, sa découverte fondamentale. En somme, le capitalisme a fonctionné par intégration, ce qui a généré une adhésion progressive de la classe ouvrière aux dogmes du capital. Une plus grande productivité a généré une stimulation de la croissance économique qui a permis un élargissement du mode de consommation. Au lieu d’une tendance à la paupérisation de la classe ouvrière, comme le prédisait le marxisme, le capitalisme a découvert le moyen de conquérir la vie quotidienne, les rythmes de travail, les loisirs et la consommation. [en réalité, Marx a parlé de paupérisation relative, ce qui impliquait seulement que la part des richesses créées dévolue au capital doit nécessairement croître plus vite que celle dévolue au travail, voir à ce propos Ernest Mandel, La formation de la pensée économique de Karl Marx, chap. 9 – NDT] Ainsi, le jeu économique ou la bataille dans ce sens semblait perdu. Dans un texte précédent, Goldmann avait écrit :
ce qui caractérise le capitalisme contemporain d’organisation et l’oppose au capitalisme libéral et même monopolistique, c’est le fait qu’en découvrant, élaborant et mettant au point des mécanismes d’autorégulation économique et même sociale qui ont rendu possible l’essor économique et le développement considérable des forces productives qui se maintiennent presque sans interruption depuis la Seconde Guerre mondiale, il a introduit, à un degré relativement avancé, une action consciente et rationnelle, même au niveau de de la production mondiale (…), ce qui conduit les organismes dirigeants de la production à intervenir, par le biais de la consommation, même dans la vie privée des individus, tandis que ceux-ci développent une tendance à accepter passivement, voire à saluer, cette intervention [4].
Goldmann part effectivement de cette idée ou de cet horizon d’analyse. Cependant, à l’été 1970, il insiste, avec une foi renouvelée, après Mai 68, sur le fait que l’intégration n’est pas synonyme d’obéissance, et encore moins d’acceptation.
Parmi les particularités de la pensée de Goldmann figure sa manière d’appréhender la dialectique du point de vue de l’impossibilité même d’un ordre capable d’assumer une domination totale. En d’autres termes, la classe dominante ne peut être absolument dominante. Par conséquent, l’intégration ne peut se faire en absorbant chaque cellule des relations sociales. Elle peut bien sûr conditionner, mais pas diluer jusqu’à la nullité l’élan humain qui pousse à remettre en question la quantification et la réification. De 1848 à mai 1968, affirme Goldmann, il a existé, même de manière souterraine, même de manière presque étouffée, voire même erratique, une forme d’énergie révolutionnaire qui montrait le sens d’une impossibilité totale du capitalisme.
Mai 68 l’a poussé à nourrir des espoirs ; en fait, à la manière de Luxemburg, il considère que les erreurs peuvent être fécondes, car elles montrent ou peuvent permettre la découverte de nouveaux domaines critiques ou de nouvelles revendications politiques. La tragédie bourgeoise, telle que la définissait Lukács et que Goldmann reprend, part du constat d’un capitalisme incapable d’être totalement capitaliste. Il existe un principe, ou une manière de voir la réalité, qui nous pousse à soutenir que les formes d’implantation du capital ont détruit (et continuent de détruire) tous les espoirs possibles de transformation, que le capitalisme a brûlé chaque repli de la vie quotidienne et que, pourtant, malgré cette constatation quotidienne, personne, absolument personne, n’agit quotidiennement de manière totalement capitaliste. C’est là le paradoxe : il existe un sentiment profond et pressant de désastre capitaliste, d’une force dévorante qui peut tout et qui teinte chacun de nos gestes, mais chaque jour, nous expérimentons dans nos pratiques les plus quotidiennes des actions qui s’éloignent de l’empire culturel du capitalisme. C’est cette frange, cette limite entre le capitalisme et son impossibilité quotidienne que Goldmann met en évidence. Il va même jusqu’à affirmer :
les chances qu’une telle transformation se produise effectivement sont beaucoup plus grandes que ce que je croyais lorsque j’ai rédigé certains des articles inclus dans le présent volume [5].
Au-delà de l’optimisme exagéré qu’il affiche dans les dernières semaines de sa vie, Goldmann a compris qu’une posture critique et dialectique implique toujours la nécessité de comprendre les dynamiques historiques comme des totalités fluides et jamais achevées. Le capitalisme n’est jamais achevé et, par conséquent, il est toujours susceptible d’être blessé. Or, la force et la puissance du capitalisme résident, affirme-t-il, dans le lent processus par lequel il est capable de creuser en chaque sujet un vide, une entité creuse à travers laquelle nous assumons les idées motrices du capital, ses mouvements et ses délires, comme rationalité, comme vérité, mais surtout comme nos propres croyances. Briser ce circuit implique un projet révolutionnaire lent mais de plus en plus urgent et nécessaire si l’objectif est une issue socialiste qui surmonte les forces de la barbarie.
À chaque tentative d’ouvrir une blessure, le capital réagira en assumant cette blessure, en la faisant sienne, en la maquillant, comme un principe qui peut lui permettre un autre processus d’intégration plus large. Marx, dans Le Capital, utilisait cette même métaphore en parlant du conquérant « du monde, qui, avec chaque nouveau pays, ne fait que conquérir une nouvelle frontière » [6]. .Cela n’empêche toutefois pas la nécessité de générer des processus culturels à partir desquels il est possible de créer des densités et des intensités, comme de gros essaims, qui peuvent se développer et agrandir la plaie. C’est là que réside l’espoir de l’humanisme marxiste de Goldmann, ainsi que sa position socialiste. La culture, dira l’un de ses disciples, Raymond Williams, est une forme de lutte.
Création culturelle
L’expression « création culturelle » est utilisée par Lucien Goldmann dans le but de décrire la manière dont la praxis culturelle est capable de créer socialement (c’est-à-dire de transformer collectivement), et ceci dans un double sens :
a) il entend par créer le fait de stabiliser et de donner forme à une vision du monde qui n’était autrement pas possible à comprendre et, d’autre part,
b) il comprend cette création comme une projection dialectique, comme une mise en scène des possibilités internes de l’histoire et de la société présentes.
C’est sur ce double axe que le marxisme de Goldmann s’articule pour parler de création culturelle, dans laquelle il situe l’art, la littérature et la philosophie. À travers ces pratiques s’ouvre la possibilité d’accéder tout à la fois à la conscience stable, à l’équilibre affectif d’une époque, et au frémissement d’un changement, à la perception sensible d’une mutation tectonique du temps. Le résultat en est la manière dont le sujet collectif se transmue en sujet créateur, porteur d’une orientation pleinement révolutionnaire. Mais avançons pas à pas. À un moment donné, Goldmann écrit :
La création culturelle comporte une unité et une cohérence qui favorisent la prise de conscience collective, en somme, la création littéraire a pour fonction, entre autres, d’aider le groupe à prendre conscience de ses problèmes et de ses aspirations » [7].
C’est là l’intérêt de Goldmann dans les années 1960. À travers l’activité analytique, il tente de dégager et d’activer les forces de la création en tant qu’éléments et formes révolutionnaires. Face au modèle d’une création culturelle qui favorise sans réserve le modèle du génie individuel, Goldmann, dès ses premiers écrits, défend la nécessité de comprendre la création culturelle comme une tension entre des couches opposées, comme une confrontation entre l’individuel et le social, entre le personnel du sujet créateur et la manière dont le créateur se lie à l’espace social et collectif. Séparer ces deux sphères (c’est-à-dire l’artiste individuel et son œuvre d’une part, la société d’autre part) conduit à la fois à une fétichisation irresponsable qui mythifie et désactive la création en tant que source de prise de conscience, et à démanteler son sens proprement créatif par lequel elle est capable de projeter de nouveaux équilibres. Goldmann consacre à cela un nombre important de pages et de conférences.
Dans son ouvrage, La création culturelle dans la société moderne, qui n’est pas à proprement parler un livre, mais un recueil de textes épars, il étudie, entre autres, une notion clé pour son projet philosophique et politique. Je veux parler de la notion de conscience possible, qui traduit à son tour – avec une certaine liberté – le concept de Zugerechte Bewusstein apporté par Marx et Engels dans La Sainte Famille et qui réapparaît dans l’ouvrage fondateur de la pensée de Goldmann, Histoire et conscience de classe de Lukács. Cette notion de conscience possible est liée à celle de sujet collectif, c’est-à-dire à cet espace à partir duquel il est possible de concevoir les modes de perception d’une époque, les institutions, etc.
La notion de conscience possible renvoie à un aspect central de ce que pourrait être une esthétique marxiste [8], et se réfère à la manière dont il est possible de générer affectivement une transformation sensible dans une collectivité. Quelle est la conscience maximale possible d’un groupe ? Comment est-il possible de construire une dynamique capable de générer une altération de la conception du réel ? Ces questions sont des espaces d’analyse qui, dans le cadre culturel, peuvent éclairer les périodes et leurs nœuds formels. Une analyse culturelle opère sur ce codage du possible qui exclut le purement quantitatif. Comment penser autrement le changement culturel ?
Le possible n’est pas quelque chose qui s’identifie facilement par une série de tableaux et de graphiques. Ce sont des ressources quantitatives dont la fonctionnalité peut permettre de réaliser des projections basées sur le réel établi, ce qui est sans aucun doute fondamental. Cependant, les pratiques culturelles au sens large parlent un langage qui ne se réduit pas simplement au réel présent. Cela peut sembler étrange aujourd’hui, dans la mesure où la plupart des pratiques artistiques actuelles sont imprégnées et enracinées jusqu’à l’absurde dans le marché et, en général, sont opérationnellement nulles en tant que facteur de transformation, mais même dans ces espaces, dans certains tournants, actions, processus, nous pouvons détecter des pratiques et des attentes de ce qui pourrait être différent. Dans quelle mesure, quel est le maximum possible qu’un groupe social peut assumer pour changer son registre mental, pour produire une mutation culturelle ?
C’est là qu’intervient l’intérêt pour Lucien Goldmann. Il existe deux dimensions fondamentales qui caractérisent l’humain et son comportement, soutient-il : d’une part, la tendance à s’adapter au réel et, d’autre part, en lien avec cela, une disposition à dépasser le réel pour aller vers le possible. Cette adaptation au réel – qui prend la forme d’une soumission – implique une tendance à maintenir les équilibres formels déjà établis sans presque aucune variation ; ce serait une façon de consolider les formes de consensus jusqu’à naturaliser leur existence. Ainsi, une fois qu’un récit d’ordre s’est stabilisé, on s’y adapte (par intérêt conscient ou non) en acceptant ce récit comme vérité. Il n’y a pas d’alternative, nous dira-t-on. Cela comporte le risque de transformer ces équilibres (par définition provisoires) en principes statiques et immuables. En d’autres termes, on courrait le risque de transformer en vérité ce qui n’était qu’un processus ou un soupçon de sens.
C’est dans cette situation d’immobilisme qu’une tendance d’intensité différente (et opposée) peut apparaître – émerger, en réalité – et pousser à la recherche d’un équilibre dissonant et inattendu. Partant de cette idée, Goldmann souligne comment, dans les différents domaines théoriques liés à l’analyse sociale, il existe un intérêt marqué pour la connaissance de la conscience réelle (actuelle) d’un groupe, c’est-à-dire ce que cette collectivité pense, ressent, vote ou perçoit à l’instant présent. À cette fin, la sociologie a recours aux statistiques, aux moyens quantitatifs, etc. Elle projette même cela dans l’avenir, mais en réduisant l’analyse aux résultats de ces tableaux et chiffres, comme s’il s’agissait d’un morceau de bois auquel se raccrocher au milieu de ce qui change sans cesse.
Cependant, de son point de vue analytique, Goldmann considère que la bonne approche serait d’étudier et d’essayer de déterminer le nombre de changements que ce groupe peut assimiler et leur nature, ce qui est déjà plus complexe et insaisissable. Il affirme ainsi que le possible est la catégorie fondamentale pour comprendre l’histoire dans son propre déroulement. Cela l’amène à formuler la différence entre une sociologie positiviste et une sociologie qu’il qualifie de dialectique. La première se contente de prendre une photo aussi exacte et fidèle que possible de la société existante, tandis que la seconde, qu’il préconise, est attentive aux tendances dites virtuelles qui visent à dépasser l’équilibre donné. En résumé : la société n’est pas un tout homogène, elle n’est pas complètement définie, nous ne pouvons même pas en voir les contours, les frontières. Au contraire, la société serait un processus qui tend toujours vers un équilibre qui sera provisoire dans la mesure où la société est en constante évolution.
C’est là que réside la lutte entre la société et l’individu : dans l’impossibilité d’une réalité figée. Goldmann écrit : « La vie des êtres humains et des groupes sociaux n’est pas un état, mais un ensemble de processus » [9]. Et quelle place occupe la création culturelle dans ce contexte ? L’œuvre d’art fonctionne en ce sens comme un étrange mécanisme dans lequel il est possible de trouver les structures d’une conscience maximale, un lieu d’où l’on peut observer comment les changements sociaux actuels, mais aussi les mutations futures, peuvent opérer ou pénétrer. Un individu seul n’est pas capable de générer ou de produire des façons de voir le monde, celles-ci sont des productions collectives. L’individu se trouve situé dans un réseau social, politique, historique et économique qui opère tant sur lui que sur le collectif. Les mutations au sein de ce réseau ne peuvent donc être réduites à un simple processus individuel. Bien qu’il s’agisse d’un outil fondamental, cette réduction entraîne une perte de sens général du processus créatif. Parmi d’autres questions, Goldmann l’exprimait ainsi :
Je pense que la pensée et l’œuvre d’un auteur ne peuvent être comprises en elles-mêmes en restant au niveau des écrits et même au niveau des lectures et des influences. […] La pensée […] n’est qu’un élément de l’ensemble que constitue le groupe social. […] De plus, le comportement qui permet de comprendre l’œuvre n’est souvent pas celui de l’auteur, mais celui d’un groupe social [10].
Une œuvre ne peut être réduite à la biographie de l’auteur, ni s’expliquer uniquement comme un reflet mécanique de la société, ni à partir du désir ou de l’explication donnée par l’auteur. Cela ne signifie pas que ces aspects ne sont pas importants. Ils le sont, sans aucun doute, et nous donnent parfois des indices essentiels. Cependant, l’œuvre est plus que tout cela. Une œuvre contient des tendances et des intensités sociales qui ne dépendent pas de l’artiste, mais qui sont là, à la fois cachées et présentes, et qu’il est nécessaire de mettre au premier plan.
Au terme de tout ensemble d’informations, se trouve toujours un être, un humain qui les reçoit et qui, à son tour, se situe sur une scène plus vaste de voix et d’informations. Parfois, la conscience réceptrice demeure opaque à ces informations ; à d’autres moments, elles sont acceptées telles quelles, et parfois encore, elles se trouvent clairement déformées. C’est précisément dans ce jeu triangulaire que se structurent les formes de sentir, que mutent lentement les structures affectives, et ainsi de suite. Ce jeu culturel sert à tenter d’observer les limites d’un lieu, les transformations que l’on peut attendre d’une époque. Il écrit : « Il faut cadrer l’objet étudié de manière à pouvoir l’examiner à la fois comme désarticulation d’une structure traditionnelle et comme naissance d’une structure nouvelle. [11] »
Il résume son propos ainsi : il s’agit de se demander non pas ce que pense aujourd’hui tel membre du groupe social du réfrigérateur et du confort, du mariage et de la vie sexuelle, mais quel est le champ de conscience à l’intérieur duquel tel ou tel groupe d’hommes peut (…) modifier sa façon de penser sur tous ces problèmes [12].
Et il ajoute un autre exemple, peut-être plus direct :
En effet, avec ses méthodes descriptives, ses méthodes d’enquête, cette sociologie ne s’intéresse qu’à ce que les gens pensent effectivement. Or […] l’enquête la plus précise possible, même avec des méthodes mille fois plus perfectionnées que celles dont nous disposons aujourd’hui, aurait probablement constaté, en janvier 1917, que la grande majorité des paysans russes étaient fidèles au tsar et n’envisageaient même pas la possibilité d’un renversement de la monarchie en Russie, alors qu’à la fin de l’année, la conscience réelle des paysans avait radicalement changé sur ce point [13].
Tout groupe tend à connaître plus ou moins bien sa propre réalité, mais sa connaissance ne va généralement pas ou ne peut aller au-delà d’un maximum compatible avec son existence. Certaines informations ne peuvent être transmises que si une transformation effective de la structure du groupe est réalisée. La question est de savoir comment atteindre cette limite, comment la repousser et stabiliser d’autres lignes discursives.
Goldmann part du fait que la société ne constitue pas un tout homogène, mais qu’elle est composée de groupes plus ou moins partiels entre lesquels s’établissent des relations multiples et complexes. Des relations qui incluent parfois l’infiltration d’un groupe dans un autre, ou l’intoxication. La lutte ou la tension vitale entre ces groupes génère à son tour un équilibre étrange, parfois plus rigide, parfois plus précaire, mais qui comporte dans tous les cas un noyau de valeurs spécifiques et particulières. Or, il est possible que l’acceptation par le groupe d’une information discordante, même si elle est conforme à la structure du groupe, provoque à son tour des effets qui déplacent ou ébranlent l’équilibre que les tensions entre les groupes ont tendance à générer. Cette dissonance, pour être efficace, pour repousser les limites, ne doit donc pas affecter un seul groupe, mais a pour objectif de modifier la structure sociale dans son ensemble.
L’espace des formations et des pratiques culturelles, comme nous l’avons déjà souligné, recèle en son sein un vaste champ de bataille qui n’a rien de tranquille. Les pratiques culturelles ne sont rien d’autre que des ressources liées aux espaces de la culture dominante, aux formations sociales idéologiques, à la société et aux mutations politiques et du marché. Tout cela est vrai, et c’est peut-être pour cela qu’il s’agit d’un territoire privilégié pour l’analyse du réel, mais en même temps, connaissant toutes ses contraintes, c’est le lieu dans lequel il est possible de creuser afin de se rapprocher le plus possible de la conscience. Goldmann écrit :
les œuvres philosophiques, littéraires et artistiques ont une valeur particulière pour la sociologie car elles se rapprochent le plus possible de la conscience. […] Si ces œuvres ont une valeur privilégiée non seulement pour la recherche, mais aussi pour les hommes en général, c’est parce qu’elles correspondent à ce vers quoi tendent les groupes particuliers de la société, à ce maximum de prise de conscience qui leur est accessible, et inversement, l’étude de ces œuvres est pour la même raison l’un des moyens les plus efficaces […] pour connaître la structure de la conscience d’un groupe [14]
C’est la raison pour laquelle le néolibéralisme est poussé à étouffer tout ce qui va dans le sens contraire. L’œuvre peut nous servir de dialogue sur les structures présentes, ainsi que sur les possibilités internes de cette conscience collective.
L’idée de conscience possible qui part de Marx peut donc être considérée comme la structure affective à partir de laquelle une réanimation et une actualisation des sphères qui se trouvaient dans les zones externes de la conscience sociale actuelle sont possibles. Les traces de cette proposition nous mènent jusqu’au Manifeste communiste. C’est-à-dire, la relation entre les formes données dans le présent et la manière dont il est possible de fracturer la stabilité du pouvoir de ce présent à partir d’une prise de conscience radicale et collective de ce qui existe déjà et qui, pourtant, n’a pas encore pris de forme collective, de ce qui n’a pas encore émergé bien que son battement soit déjà perceptible.
Comme je l’ai souligné précédemment, cette conscience possible a elle-même ses moments et ses intensités. À l’heure actuelle, cela peut sembler un terme obscur, mais sans lui, nous accepterions pleinement l’idée qu‘il n’y a pas d’alternative. À tout moment, traverser une période, c’est dialoguer avec sa conscience possible, avec ses limites et avec la possibilité de les dépasser ou non. Dans quelle mesure les pratiques culturelles au sein du capitalisme tardif, au cœur de l’impérialisme économique, continuent-elles d’explorer les limites de cette conscience possible ? C’est là leur champ de bataille.
Les œuvres fonctionnent ainsi comme des espaces à travers lesquels il est possible de comprendre et de détecter – avec tout le bruit et la complexité qui les entourent – ce maximum de conscience possible. Cependant, le capitalisme a la capacité de réduire et de diluer tout ce qui est possible (toute conscience projective) tout en provoquant une adaptation vide à la réalité. Goldmann écrit :
Toute œuvre importante, tout courant philosophique ou artistique a une portée et exerce une influence sur le comportement des membres du groupe et, inversement, le mode de vie et d’action des différentes classes sociales d’une époque donnée détermine dans une large mesure la vie intellectuelle et artistique de celles-ci [15].
Derrière cette lecture de Goldmann bat le pouls de Marx, qui insiste sur la nécessité de comprendre la vie humaine à partir de sa composante auto-créative. C’est à partir de là que Goldmann conçoit son analyse des processus culturels. Mais où se trouve cette tendance dialectique du possible, qui fait appel au processus créatif pour faire naître la dissonance, au milieu de la boue du capitalisme néolibéral ? Des décennies avant certains penseurs et critiques culturels actuels, Goldmann a engagé un dialogue entre l’avancée du capitalisme, la dimension du possible et les pratiques culturelles. Sa ligne de travail se distingue de celle de l’école de Francfort, ainsi que d’autres auteurs proches ou lointains (comme Althusser). Goldman écrit :
la problématique fondamentale des sociétés capitalistes modernes ne se situe plus au niveau de la misère – bien que celle-ci, je le répète, existe encore même dans les pays industriels les plus avancés –, ni même au niveau d’une liberté directement limitée par la loi ou par la contrainte extérieure, mais dans le rétrécissement du niveau de conscience et, par conséquent, dans la tendance à la réduction de cette dimension fondamentale de l’homme qu’est la dimension du possible [16]
Il écrit cela en 1969, dans le livre qui nous réunit ici. La manière dont le capitalisme fonctionne montre qu’il a survécu aux crises en utilisant à son profit toutes les formes qui semblaient l’affaiblir. Les mécanismes de correction du capitalisme ont cette fonction. C’est un moment préalable, antérieur à ce qui va venir : le paroxysme néolibéral. Dans ce processus, la réduction du possible dans la conscience des sujets est le signe d’une avancée jusqu’alors inconnue. Cette calcination du possible est un signe de sa propre crise. Cette crise du capitalisme entraîne la création d’une sorte d’entonnoir par lequel toutes les pratiques et les attentes sont redirigées vers les fonctions de survie du capitalisme lui-même. Cependant, conformément à ce que nous avons déjà mentionné, malgré le caractère étouffant de la situation (présente et passée), « il existe des tendances à surmonter cette situation ». La société est un tissu complexe où la domination culturelle, même si certains marxistes s’obstinent à affirmer le contraire, n’est jamais complète, jamais totalement dominante.
Lorsque Goldmann nous présente cela, le néolibéralisme progresse lentement mais inévitablement, tandis que le discours des pratiques culturelles dissonantes s’extrémise, essayant d’élargir l’espace de la création, de l’autocréation individuelle et collective. Et c’est peut-être ainsi, parce qu’aucune œuvre d’art ne parle uniquement d’elle-même, mais de nous en tant que sujets au sein d’un tissu plus large. Cette friction culturelle est à l’origine des propos de Goldmann, qui l’étend même au concept d’art prolétarien. Il va jusqu’à dire :
L’art prolétarien, par exemple, est celui qui voit ses créations avec les yeux d’un ouvrier révolutionnaire, et non celui qui veut démontrer la justesse de la doctrine socialiste ou communiste [17].
Les pratiques culturelles ne sont pas des lieux conçus pour la doctrine d’un parti, mais, tout en restant politiques, elles exercent leur force comme des intensités qui ouvrent la possibilité à de nouvelles conceptions de la vie, à de nouvelles formes de lutte qui n’étaient pas prévues. Elles découvrent leur matière politique dans le processus même de leur création, en essayant de rendre visible le battement du social. Parfois, cette matière politique flotte dans les mutations formelles elles-mêmes qui se connectent aux cultures résiduelles. Mais le spontanéisme joue également un rôle inattendu et positif. L’art est certes conditionné par les dispositions matérielles, mais il possède également la capacité de les dépasser de manière inattendue, faisant surgir des formes collectives là où il n’y avait auparavant qu’un désert ou une série de pièces isolées. Les formes disruptives de l’art ont en commun la force du spontanéisme que possèdent également les révoltes.
Parallèlement à cette question, nous relevons une autre lecture qu’il convient de revoir. Dans l’avancée de l’impérialisme économique, à la fin des années 60, mais surtout au début de la décennie suivante, nous pouvons facilement reconnaître un paysage où nous observons en même temps, à partir de la création culturelle, un rejet de la société en tant que marché qui est intensément lié, à son tour, à une remise en question de cette société. Ce rejet d’une société fonctionnant selon les modèles du marché est essentiel pour comprendre les formations culturelles ultérieures. En même temps, cela se reflète dans la projection de changements formels radicaux (dans certains cas).
En d’autres termes, le mépris de l’image d’une société devenue une société de marché a eu pour effet, dans l’art, une recherche de nouvelles formes d’expression. C’est pourquoi Goldmann souligne à nouveau : « un art qui rejette cette société, un art humaniste qui souligne les dangers de celle-ci pour l’être humain doit nécessairement parler ce nouveau langage » [18]. C’est quelque chose qui apparaît chez Rimbaud, lorsqu’il se confronte à la Commune en disant que « les images de l’inconnu exigent de nouvelles formes », et c’est quelque chose qui réapparaît dans la palette des variations culturelles du capitalisme. L’art ne se réduit plus, selon Goldmann, à un ensemble de péripéties individuelles, mais l’œuvre est une interrogation radicale sur l’existence de l’homme dans le monde moderne. Cette question produit des dissonances et génère des espaces totalement inexplorés.
À cet égard, nous trouvons dans ce livre l’une des synthèses les plus puissantes de son œuvre : l’affirmation que la création culturelle possède un statut privilégié dans la mesure où cette création élabore des univers qui, bien qu’ils correspondent nécessairement aux structures mentales du groupe dont ils sont issus, parviennent néanmoins à atteindre un niveau de cohérence plus avancé que celui de ce même groupe. En d’autres termes, la création culturelle n’est pas tant la création de quelque chose de concret, qui n’existait pas auparavant, que la constitution cohérente d’un espace auparavant chaotique qui, à un moment donné, acquiert un ordre et un pouvoir transformateur dans la création culturelle.
Ce serait ainsi le mécanisme par lequel la conscience collective peut assumer et projeter des positions qui, bien qu’elles aient existé auparavant dans la société de manière disparate, acquièrent un ordre et une structure projective dans la création culturelle (art, littérature, philosophie…). Toutefois, et c’est important, la création culturelle ne reflète pas la conscience collective ni ne se contente de l’enregistrer. La création culturelle n’est pas une donnée à la merci uniquement de l’économie, mais en créant sur le plan imaginaire un univers « dont le contenu peut être totalement différent du contenu de la conscience collective (…), elle doit aider les humains à prendre conscience d’eux-mêmes et de leurs propres aspirations affectives, intellectuelles et pratiques » [19].
Conclusion
La création culturelle dans la société moderne a été publié pour la première fois en 1971, soit quelques mois après le décès de son auteur. Ce volume rassemble six textes écrits au cours des cinq dernières années de sa vie, entre 1965 et 1970. La création culturelle dans la société moderne constitue une synthèse parfaite de ses préoccupations de l’époque, tout en pouvant être lu aujourd’hui comme une introduction à sa position marxiste, en lien avec ses principaux ouvrages, tels Le Dieu caché (1955), Sciences humaines et philosophie (1952), Recherches dialectiques (1958) et Pour une sociologie du roman (1964).
Derrière cette œuvre, comme une sorte de référence inévitable, apparaît l’influence de György Lukács – le Lukács de L’âme et les formes, de Théorie du roman et, bien sûr, d’Histoire et conscience de classe, à partir duquel il construit toute une nouvelle discipline, la sociologie de la culture, à partir de laquelle il exercera son magistère sur des auteurs tels que Raymond Williams. À l’époque, Goldmann a utilisé une expression assez vague pour décrire son projet : le structuralisme génétique. Ce structuralisme, radicalement opposé à celui de son ennemi juré, Louis Althusser, était radicalement humaniste. On pourrait dire que c’est une méthode qui rejette, compte tenu de son ascendance dialectique, toute séparation entre la sociologie et l’histoire.
Ce qu’il soutient par cette affirmation, et qui est essentiel pour aborder les pages de ce livre, c’est que, pour Goldmann, aucune sociologie ne sera positive si elle n’est pas en même temps historique, tout comme aucune recherche historique ne sera scientifique si elle n’est pas en même temps sociologique. Ce n’est que dans cette perspective d’analyse qu’il est possible de comprendre les projections et les dynamiques des pratiques culturelles ainsi que les cycles politiques. En d’autres termes, Goldmann rejette « une séparation radicale entre les lois fondamentales qui régissent le comportement créateur dans le domaine de la culture et celles qui régissent le comportement quotidien dans la vie sociale et économique ». C’est peut-être là la clé de cette dernière œuvre : la création culturelle n’existe pas en tant que processus isolé des dynamiques sociales et politiques, mais elle n’est pas non plus le simple reflet des positions matérielles d’un moment historique. C’est à cette frontière que se situent les textes et la tradition marxiste de Lucien Goldmann.
* Ce texte constitue la préface de l’édition espagnole du livre de Lucien Goldmann, La création culturelle dans la société moderne, Sylone-viento sur, Barcelone, 2024. Notre traduction de l’espagnol d’après l’original, paru dans Viento Sur, n° 197, 2 septembre 2025.
Son auteur, Alberto Santamaría est docteur en philosophie de l’université de Salamanque et professeur de théorie de l’art à la faculté des beaux-arts de cette même université. Il est l’auteur de Lukács y los fantasmas (Sylone-viento sur, 2023).