L’impérialisme russe: une approche historique

par | Sep 13, 2025 | Histoire, Impérialismes, Marxisme, Russie, Théorie

Nous reproduisons ici, avec l’autorisation des éditions Syllepse, une partie du second chapitre de l’ouvrage de Zbigniew M. Kowalewski, Révolution ukrainiennes, 1917-1919 & 2014, qui présente les caractéristiques historiques de l’impérialisme russe. Nous n’avons pas reproduit ses ses notes infrapaginales. Ce livre fondamental sort de presse à Paris, dans le courant de ce mois. Il est issu de plusieurs dizaines d’années de recherche de l’auteur sur le rendez-vous manqué des révolutions russe et ukrainienne du début du XXe siècle, mais aussi sur le choc de l’année 2014.

Aujourd’hui, dans une guerre décisive à l’échelle mondiale, la nation ukrainienne lutte pour préserver son indépendance, gagnée il y a seulement 30 ans, après des siècles de domination et une russification acharnée. Celles-ci devaient faire d’elle une déclinaison de la nation russe « trinitaire » (Russie, Ukraine et Biélorussie), imaginée à l’époque tsariste et revendiquée par Vladimir Poutine. La classe dirigeante russe lutte ainsi pour la renaissance d’un impérialisme russe en plein déclin qui, sans un contrôle sur l’Ukraine, risquerait de disparaître de la scène historique.

En 1937, lors d’une réception organisée à l’occasion du XXe anniversaire de la révolution d’Octobre, Joseph Staline avait porté un toast « à la destruction de tous les ennemis — eux et leurs familles, jusqu’au dernier ! » Comme l’avait noté alors Georgi Dimitrov, un témoin oculaire, dans son journal, en portant ce toast, Staline avait ajouté que les tsars avaient « accompli une bonne chose : ils avaient rassemblé un immense État, allant jusqu’au Kamtchatka », et « nous, les bolcheviks, l’avons consolidé et fortifié comme un État unique et indivisible ». Par conséquent, « quiconque cherche à en détacher une partie ou une nationalité est un ennemi, un ennemi juré de l’État et des peuples de l’URSS. Et nous détruirons un tel ennemi, même s’il s’agit d’un vieux bolchevik ; nous détruirons toute sa parenté, sa famille. Nous exterminerons sans pitié quiconque récrimine, par ses actes et ses pensées (oui, et ses pensées), contre l’unité de l’État socialiste. Nous exterminerons tous ces ennemis jusqu’au bout, eux-mêmes et leur lignée ! ».

De tout temps, l’impérialisme russe a reposé sur l’idée de « rassembler les terres russes » et de construire « la Russie une et indivisible ». Au cours des phases historiques de son développement, depuis le Tsarat de Russie (1547-1721), cet impérialisme a toujours été — et demeure — aussi singulier que la formation sociale de la Russie elle-même. En élaborant sa théorie de « l’impérialisme capitaliste moderne », Vladimir Lénine soulignait sa relative faiblesse, alors que l’« impérialisme militaro-féodal » y était plus fort. Qualifier ce dernier de féodal était une simplification excessive. À partir du milieu du 16e siècle, sans doute, à l’époque d’Ivan le Terrible, la formation sociale russe combinait essentiellement deux modes d’exploitation précapitalistes différents. Le premier, féodal, reposait sur l’extorsion d’un surtravail des paysans, sous forme de rente, par les propriétaires terriens. Le second, tributaire, probablement modelé sur celui de l’Empire ottoman, prélevait un impôt sur les paysans au profit de la bureaucratie étatique. C’est ce dernier qui dominait dans la combinaison de ces modes d’exploitation.

En Union soviétique, le dogme stalinien du développement unilinéaire de l’humanité, avec ses cinq stades, était de rigueur. Le mode d’exploitation tributaire n’y avait pas sa place, d’autant plus qu’il pouvait être associé (superficiellement, mais non sans raison) à la domination de la bureaucratie stalinienne. Certains historiens soviétiques, sans transgresser clairement ce schéma, l’ont habilement contourné en parlant d’un « féodalisme d’État » ou « oriental », distinct du féodalisme « privé » « occidental ». Depuis le milieu du 17e siècle, et presque jusqu’à l’abolition du servage, en 1861, la troisième forme d’exploitation — la plus terrible pour la paysannerie — dans laquelle le servage russe a en réalité dégénéré, c’était l’esclavage, y compris la traite des êtres humains.

Un surproduit minimal

Aucun de ces modes d’exploitation ne représentait (contrairement aux habitudes discursives se revendiquant du marxisme) un mode de production, parce qu’ils ne parvenaient pas à se subordonner les forces productives ni de manière formelle (sans réorganiser le procès de production) ni de manière réelle (en réorganisant le procès de production). Il ne garantissait donc pas leur développement durable de façon systémique.

Cependant, c’est sur la base de ces modes d’exploitation que s’est formé l’État russe dans sa singularité. De 1565 à 1572, Ivan le Terrible a déclenché la toute première Grande Terreur en Russie, l’opritchnina, avant de se noyer dans celle-ci. Comme l’a fait observer Rouslan Skrynnikov, l’un des principaux spécialistes du règne de ce tsar, « certaines de ses pratiques contenaient, comme à l’état d’embryon, tout le développement ultérieur de la monarchie absolue nobiliaire et bureaucratique ». De fait, elle portait en germe tous les régimes despotiques russes, jusqu’à ceux du 20e et du 21e siècle.

 

Un autre historien contemporain, Leonid Milov, a formulé des thèses très éclairantes sur les particularités de « l’histoire de la Russie en tant que société à surproduit total minimal ». En évoquant les conditions naturelles et climatiques de la production agricole, il a montré que la Russie centrale dépendait d’une très brève saison agricole, en raison du climat — de début mai à la fin septembre (en Europe occidentale, celle-ci allait généralement de début mars à la fin novembre) — et de la prédominance de terres pauvres en humus.

Ces deux facteurs ont eu pour conséquence « une faible fertilité, et donc, un faible volume du surproduit total de la société, ceci jusqu’à la mécanisation de ce type d’activité », ce qui « a produit, dans cette région, pendant des siècles, les conditions d’existence d’une société agricole relativement primitive ». Par conséquent, « afin d’obtenir un résultat minimal, il était nécessaire de concentrer le travail, autant que possible, dans un laps de temps relativement court. L’exploitation paysanne individuelle ne pouvait pas atteindre le degré indispensable de concentration des efforts au cours des saisons de travail agricole, objectivement déterminées », de sorte que sa fragilité « a été compensée, pendant presque toute l’histoire millénaire de l’État russe, par le très grand rôle de la communauté paysanne ».

Unité des contraires

Le surtravail des paysans ne pouvait être extorqué — dans une large mesure ou même entièrement — qu’aux dépens du travail nécessaire à leur propre reproduction, c’est-à-dire par des méthodes d’exploitation absolue (plutôt que par une exploitation relative, basée sur l’accroissement de la productivité du travail). Cela n’était pas possible sans leur imposer le régime de servage le plus dur, d’autant plus que, compte tenu des conditions générales de production, une forte organisation communale du travail était indispensable. La nécessité d’« optimiser la taille du surproduit total » — de l’augmenter dans l’intérêt des appareils d’État et de la classe dominante — était pressante, mais « sur la voie de cette “optimisation”, c’est-à-dire de la nécessité objective d’intensifier l’exploitation des paysans, se tenait cette même communauté paysanne, bastion de la cohésion locale et vecteur de la résistance paysanne ».

De là est née « une sorte d’unité des contraires : ce qui contrebalançait l’existence inévitable de la communauté, c’était la variante la plus brutale et la plus sévère de la dépendance personnelle de chaque membre de cet organisme ». L’impossibilité de surmonter cette contradiction sans un développement considérable des forces productives, que ne permettaient pas les rapports d’exploitation précapitalistes, avait une conséquence majeure pour l’État. Son rôle était dès lors à « créer une classe dominante monolithique et puissante, capable d’éradiquer ou de neutraliser les mécanismes de défense de la communauté agraire dans le processus d’exploitation quotidienne de la paysannerie ». Milov résume ainsi ce processus :

L’inévitabilité de l’existence de la communauté, conditionnée par ses fonctions productives et sociales, a fini par donner vie à des mécanismes d’une sévérité et d’une brutalité extrêmes pour extraire un surproduit optimum. D’où l’émergence d’un régime de servage, qui parvenait à neutraliser la communauté comme point d’appui de la résistance paysanne. À son tour, ce régime de servage n’est devenu possible qu’en raison du développement des formes les plus despotiques du pouvoir d’État — le régime autocratique russe.

C’est ce régime autocratique qui parvenait à souder la classe dirigeante.

Où commence la périphérie ?

Parallèlement, cependant, « le caractère extrêmement extensif de la production agricole et l’impossibilité objective de l’intensifier faisaient que le principal domaine historique de l’État russe ne pouvait supporter une augmentation de la densité de population. D’où la nécessité constante, durant des siècles, pour celle-ci, de migrer vers de nouveaux territoires à la recherche de terres arables plus fertiles, de conditions climatiques plus favorables à l’agriculture, etc. » De plus, « les processus migratoires sont allés de pair avec le renforcement d’un État absolutiste, en mesure de contrôler et de défendre de vastes zones du pays », et donc, avec la constitution de forces armées considérables, bien que « la taille extrêmement réduite du surproduit total a objectivement créé des conditions très défavorables à la formation de la soi-disant superstructure par-dessus les structures de base ».

Cette expansion coloniale, militaire et étatique séculaire vers le sud, le sud-est et l’est a progressivement englobé de vastes zones, des territoires périphériques « allogènes » de plus en plus étendus et des pays voisins de plus en plus éloignés, victimes de la conquête. Cette expansion s’est accompagnée de plusieurs centaines d’années de lutte de la part du Tsarat de Russie, puis de l’Empire russe (1721-1917), pour l’accès aux ports maritimes libres de glace, à l’ouest et à l’est. D’où les questions légitimes, auxquelles il est si difficile de répondre correctement : « Quand la colonisation russe a-t-elle commencé — avec l’occupation de Kazan, ville ethniquement étrangère, ou de Novgorod, ethniquement proche ? » La République de Novgorod est tombée sous les assauts de l’armée de Moscou, en 1478, et le khanat de Kazan, en 1552.

« Où se situent les frontières de la métropole russe, où commencent les colonies russes, et comment les distinguer ? » Car ces lignes de démarcation ont tant de fois changé…

Les frontières de la Russie se sont étendues avec une telle rapidité, à la fois avant la montée du tsarisme et pendant l’ère tsariste, que la distinction même entre « externe » et « interne » était fluide et indéterminée.

 

Conquêtes militaro-coloniales

La formation historique de la Russie a été façonnée par le processus de conquête militaro-colonial des campagnes et de la paysannerie russe ; par des guerres paysannes, en fait anticoloniales, provoquées par celui-ci ; par la colonisation interne et externe ; par des conquêtes coloniales, le pillage et l’oppression d’autres peuples. Comme le dit à juste titre Alexandre Etkind, « aussi bien dans ses frontières lointaines que dans sa sombre profondeur, l’empire russe était un immense système colonial ». Contrairement à la mythologie russe, la conquête d’un domaine aussi considérable que la Sibérie n’a pas « étendu le territoire moscovite jusqu’à la frontière de la Chine ». Il a transformé la Sibérie en une colonie typique. Pourtant, il est courant de percevoir la Sibérie comme une partie inséparable de la Russie, de même que, plus tard, la Pologne, la Lituanie, la Finlande, l’Ukraine, le Caucase, Boukhara et Touva — entre autres.

Certains historiens russes ont apporté leur contribution théorique à la construction de cette « vision russe » dominante et atemporelle, comme on peut le constater aujourd’hui, en parlant de l’« autocolonisation de la Russie ». Les terres dont elle s’est emparée successivement ne seraient pas devenues ses colonies, puisqu’elle se serait « colonisée elle-même », qu’elle serait sans frontières (et le demeurerait de façon affirmée ou dissimulée, du point de vue de son idéologie dominante). Après avoir pris l’Ukraine de la rive gauche du Dniepr, au 17e siècle, la participation de la Russie à la partition de la République des Deux Nations (Pologne-Lituanie), dans les dernières décennies du 18e siècle, lui a permis de s’emparer de la majeure partie de l’Ukraine de la rive droite — soit, au total, de 80 % des terres ukrainiennes. Ce gain stratégique fondamental lui a permis d’atteindre en profondeur l’Europe, déterminant désormais la portée et le caractère eurasien de son empire. « Nous n’avons point trouvé d’autres moyens pour garantir nos frontières […] que de les étendre », écrit alors Catherine II à Voltaire, le 12 septembre 1772, pour justifier cette nouvelle annexion. Poutine ne dit pas autre chose aujourd’hui.

Si la noblesse russe était un ordre dominant, la terre n’est jamais devenue entièrement la propriété privée des nobles, ce qui aurait été contraire aux intérêts primordiaux de l’État impérial. Dans sa construction, aucune classe sociale n’a joué un rôle aussi important que lui-même — ses appareils et son personnel bureaucratiques. Celle-ci n’a pas seulement consisté dans le développement d’une armée colossale, au prix d’un service militaire paysan de vingt-cinq ans, d’immenses infrastructures militaires et civiles, financées par le travail forcé de centaines de milliers d’autres paysans dépendant aussi bien de l’État que des propriétaires terriens, mais aussi des brigades entières de maîtres-artisans envoyés au travail réellement forcé dans différentes parties du pays. De plus, comme le dit Milov, « la machine étatique a été contrainte de faire avancer le processus de division sociale du travail, et surtout la séparation de l’industrie et de l’agriculture », contre les modes d’exploitation dominants qui entravaient ce processus.

Servage industriel

Par conséquent, « la participation de l’État à la création de l’industrie dans le pays a contribué à favoriser un bond gigantesque dans le développement des forces productives, bien que l’emprunt des “technologies occidentales” par la société archaïque, au 17e et 18e siècle, ait généré des effets sociaux monstrueux : une masse de travailleurs est apparue, attachée pour toujours aux usines et aux lieux de travail (les “soumis à perpétuité”), ce qui a stimulé le glissement de la société vers l’esclavage ». L’énorme complexe militaro-industriel russe, dont le noyau consistait dans la métallurgie ouralienne, n’a pas été établi sur la base du développement des relations capitalistes, mais dans le cadre des relations féodales et tributaires.

Il est vrai que le capital commercial a fleuri, mais dans le cadre de rapports de production précapitalistes qu’il contribuait à renforcer, entravant par-là le développement même du capitalisme — « le capital marchand se développait, non en profondeur, non en transformant la production, mais en superficie, accroissant le rayon de ses opérations » en se déplaçant « du centre vers la périphérie, en suivant les paysans qui se dispersaient et, à la recherche de terres nouvelles et d’exemptions fiscales, pénétraient sur de nouveaux territoires ». Fondés sur la coercition extra-économique, les modes d’exploitation précapitalistes ont dominé le mode de production capitaliste en Russie, jusqu’à la révolution de 1917, non seulement dans l’agriculture, mais aussi dans l’industrie, encore longtemps après la réforme de 1861.

Lorsque la social-démocratie russe s’est constituée en parti, le travail d’environ 30 % des ouvriers industriels était encore dominé par le servage, et non par le travail salarié, ce que cette social-démocratie, y compris l’Iskra, associant l’industrie (c’est-à-dire les forces productives, et non les relations de production) au capitalisme, n’a pas su voir. « Même au début du 20e siècle, plus de la moitié des entreprises industrielles du principal noyau industriel (la sidérurgie) n’étaient pas capitalistes au sens strict du terme », affirme Mikhail Voeikov. Les méthodes précapitalistes d’extraction du surproduit du travail des producteurs directs qui prévalaient encore « ne permettaient pas au capital national d’effectuer l’accumulation nécessaire », c’est pourquoi « le capital étranger était si puissant ». Lorsque le capital parvenait à dominer l’économie russe, il s’agissait presque immédiatement du grand capital, qui contribuait rapidement à développer des processus de monopolisation.

Multiplicité de révolutions

En Russie, « l’impérialisme capitaliste du type moderne » est en train de naître, mais il est « enveloppé » — écrivait Lénine, juste avant la révolution de 1917 — d’un « réseau particulièrement serré de rapports précapitalistes », si dense que « ce qui, d’une façon générale, prédomine en Russie, c’est l’impérialisme militaire et féodal ». Le fondement de cet impérialisme, ce sont « le monopole de la force militaire, l’immensité du territoire ou des commodités particulières de spoliation des allogènes, de la Chine, etc. », c’est-à-dire des peuples non russes à l’intérieur de la Russie elle-même et des peuples des pays voisins. En même temps, observait encore Lénine, ces particularités « suppléent en partie, remplacent en partie le monopole du capital financier contemporain, moderne ». Presque tous les exégètes des écrits de Lénine sur l’impérialisme ne mentionnent pas cette proposition théorique, qui est pourtant capitale pour l’étude de la formation russe.

L’effondrement de cet enchevêtrement de l’impérialisme « militaire et féodal » russe avec l’impérialisme capitaliste n’a pas été l’œuvre d’une seule révolution, mais de plusieurs révolutions convergeant et divergeant, formant des alliances et s’affrontant violemment. La Révolution russe a été l’une d’entre elles. Au centre de l’empire, elle a été ouvrière et paysanne ; dans la périphérie coloniale, elle s’est appuyée sur les minorités urbaines russes et russifiées et sur les colonies de peuplement. Elle avait donc un caractère colonial, tout comme le pouvoir russe des conseils qu’elle instaurait. C’est ce qu’a bien montré le bolchevik Gueorgui Safarov dans son ouvrage autrefois classique sur la « révolution coloniale » au Turkestan.

L’appartenance au prolétariat industriel de la colonie tsariste était un privilège national des Russes. C’est pourquoi, ici aussi, la dictature du prolétariat a pris, dès les premiers instants, une apparence typiquement colonisatrice [souligné dans l’original].

Toutefois, parmi les peuples opprimés, la révolution russe a également déclenché des révolutions nationales. La plus étendue sur le plan territorial, la plus violente, la plus dynamique et la plus imprévisible d’entre elles a été la révolution ukrainienne. Son jaillissement, et plus encore, son élan puissant, étaient inattendus. Depuis 1775 et l’anéantissement de la Sitch zaporogue, le bastion des cosaques libres, par l’armée russe, c’était la première fois que le peuple ukrainien revendiquait son indépendance. Il ne semblait pas appelé à lutter pour elle, encore moins en mesure de la conquérir, puisqu’il s’agissait d’un peuple paysan, sans propriétaires terriens ni capitalistes nationaux, avec une mince couche de petits bourgeois, d’intellectuels et d’ouvriers, parlant une langue historiquement persécutée, tandis que ses villes étaient russes ou russifiées, tout comme les deux tiers de sa classe ouvrière urbaine. Pourtant, la Rada centrale de Kyiv, composée principalement de représentants des partis ukrainiens de gauche et de délégués de mouvements de soldats et de paysans ukrainiens, allait s’ériger de facto, en quelques mois, en pouvoir d’État. Elle ne proclamera l’indépendance de l’Ukraine, que lorsque, après la prise du pouvoir par les bolcheviks en Russie, elle se trouvera en guerre avec eux.

[…]

Les transformations de l’impérialisme russe

La direction centrale du Parti bolchevik, dirigée par Staline, a opposé aux aspirations à l’indépendance une nationalisation linguistique et culturelle des républiques non russes. De manière inattendue pour ses promoteurs moscovites, l’ukrainisation s’est transformée en un prolongement de la révolution nationale ukrainienne, qu’elle a ravivée et remarquablement revitalisée. Elle a duré presque dix ans, jusqu’en 1932. L’extermination par la faim (Holodomor) et l’écrasement de l’ukrainisation par la terreur ont été à la fois un acte constitutif de la bureaucratie stalinienne, rompant avec la bureaucratie thermidorienne qui régnait jusqu’alors (et allait bientôt être exterminée par elle) et un acte de renaissance de l’impérialisme russe — cette fois-ci, militaro-bureaucratique.

Ce dernier s’est renforcé grâce à l’unification des terres ukrainiennes (et biélorusses) à la suite de la partition de la Pologne par Hitler et Staline, et de l’annexion des États baltes, réalisée en 1939 et confirmée en 1944, au cours de la guerre victorieuse contre l’impérialisme allemand. Le pillage gigantesque du potentiel industriel de la zone soviétique d’occupation de l’Allemagne, ainsi que la domination sur les États d’Europe de l’Est, dont la soumission politique a été maintenue par la menace permanente d’une intervention militaire, ont consolidé la renaissance bureaucratique de l’impérialisme russe. Dès 1946, Jean van Heijenoort a été le premier marxiste à décrire cette renaissance avec une grande rigueur théorique.

La chute soudaine de l’URSS, totalement inattendue, en 1991, a révélé la nature de cet État, créé sur la base de la Grande Terreur de Staline. Ce que l’Ukraine n’avait pas réussi à réaliser lors de l’effondrement de l’Empire russe, elle a pu l’obtenir lors de l’effondrement de l’Union soviétique : elle s’en est détachée, comme treize autres des plus grandes nations non russes. En déclarant son indépendance nationale, elle a porté un coup décisif à l’impérialisme militaro-bureaucratique russe.

Restauré sur les ruines de l’URSS, le capitalisme russe reste aujourd’hui dépendant du même monopole extra-économique dont dépendaient les modes d’exploitation passés et, comme eux, il est dénaturé par cette dépendance. L’État russe protège la propriété privée capitaliste, mais en même temps, il la restreint, parce qu’elle est soumise à sa domination, tout comme la fusion de son appareil avec les grands capitaux réduit et dénature la concurrence entre eux. C’est ainsi, que soumis au poids de ce monopole, le capitalisme oligarchique d’État et l’impérialisme militaro-oligarchique ont pris forme aujourd’hui en Russie.

L’impératif de la reconquête

Cependant, ce monopole a subi une dégradation considérable, bien qu’extrêmement inégale. La Russie a conservé son « monopole de la force militaire », dans la mesure où, après l’effondrement de l’URSS, elle est restée la première puissance nucléaire mondiale, dotée d’une énorme armée. En revanche, son monopole de « l’immensité du territoire ou des commodités particulières de spoliation » des autres peuples a profondément décliné. Comme l’a observé Zbigniew Brzezinski, après l’effondrement de l’URSS, la Russie a reculé de façon spectaculaire « aux limites dont il était sorti dans un passé déjà lointain.

Dans le Caucase, il s’arrêtait aux frontières du début du 19e siècle, en Asie centrale, à celles fixées au milieu du même siècle, et – plus douloureux encore – il retrouvait, à l’ouest, les dimensions atteintes à la fin du règne d’Ivan le Terrible, en 1584 ». Le pire de tout, « sans l’Ukraine, la Russie cesse d’être un empire en Eurasie. Et quand bien même elle s’efforcerait de recouvrer un tel statut, le centre de gravité en serait alors déplacé, et cet empire pour l’essentiel asiatique serait voué à la faiblesse ». Brzezinski avait raison lorsqu’il écrivait que « pour Moscou, en revanche, rétablir le contrôle sur l’Ukraine – un pays de [quarante] millions d’habitants, doté de ressources nombreuses et d’un accès à la mer Noire –, c’est s’assurer les moyens de redevenir un État impérial puissant, s’étendant sur l’Europe et l’Asie ».

C’est pourquoi l’impérialisme russe s’est lancé dans la reconquête de l’Ukraine, où son destin même est en jeu.

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