Nous avons repris ce texte de l’ouvrage récent de Nancy Holmstrom, intitulé From a Marxist-Feminist Point of View: Essays on Liberty, Rationality, and Human Nature, Boston & Leiden, Brill, 2024, pp. 17-25. Son titre original était « Marxist/Socialist Feminist Theory and Practice in the USA Today ». Il pose de façon très clair la question de l’unité du système d’exploitation et d’oppression capitaliste, sans le réduire à l’antagonisme de classe. Son auteure insiste sur son unité et sa dynamique interne, fondée sur l’exploitation du travail salarié. D’où les limites méthodologiques des approches en termes d’intersectionnalité ou de consubstantialité, quels que soient leurs apports importants au débat sur les autres formes d’exploitation et d’oppression qui lui sont étroitement subordonnées.

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J’utiliserai le terme « féminisme socialiste » pour désigner toutes les versions plus radicales du féminisme, dont certaines sont marxistes et d’autres non. Selon ma définition, toutes les féministes socialistes considèrent la classe sociale comme un élément central de la vie des femmes, mais aucune ne réduirait l’oppression sexuelle ou raciale à l’exploitation économique [1].
I. Féminisme socialiste : un ou deux systèmes
Toutes les politiques féministes socialistes ont une dimension anticapitaliste, et pas seulement anti-néolibérale [2]. Comme nous le verrons tout au long de cet article, les femmes de couleur ont joué un rôle important en poussant les mouvements féministes vers la gauche ; certaines s’identifient comme socialistes, d’autres non, mais étant donné que la plupart des femmes noires appartiennent à la classe ouvrière ou sont pauvres, les féministes noires ont tendance à être plus radicales que la féministe blanche moyenne.
Le mot que nous choisissons pour nous identifier dépend, je pense, en grande partie, du contexte politique dans lequel nous nous trouvons, des débats auxquels nous participons, ainsi que de la manière dont nous comprenons ces catégories. Ainsi, une même étiquette peut ne pas signifier la même analyse, et des étiquettes différentes peuvent ne pas signifier des analyses différentes.
Par exemple, Margaret Benston [3] a été l’une des premières marxistes à analyser le travail domestique des femmes, en 1969. Elle se considérait comme marxiste, utilisait des catégories marxistes, écrivait dans Monthly Review, une publication marxiste, et était décrite comme une féministe marxiste. En réalité, cependant, son analyse ressemblait davantage à celle des féministes des années 1970 qui se qualifiaient de « féministes socialistes », précisément pour se distinguer des marxistes.
Hilary Wainwright se qualifie elle-même de féministe socialiste plutôt que de socialiste féministe afin de signaler son intérêt pour l’intégration des idées féministes dans le mouvement socialiste et dans les visions du socialisme. Elle défend cette idée depuis les années 1970 et a récemment exprimé sa frustration de devoir encore tenir le même discours.
Parfois, ces différentes étiquettes renvoient effectivement à des analyses théoriques différentes de l’oppression des femmes et du capitalisme. Il est toutefois intéressant de noter, comme je le montrerai dans la conclusion, que ces différentes théories n’impliquent pas nécessairement des politiques différentes.
Ce que l’on appelle les « théories de la dualité des systèmes » de l’oppression des femmes dans le capitalisme ont été développées dans les années 1970 en réponse au sexisme effroyable qui régnait dans une grande partie de la gauche, nouvelle comme ancienne, et aux théories « marxistes » qui ignoraient ou rejetaient l’oppression des femmes. Aux États-Unis, Heidi Hartmann avait ainsi évoqué le « mariage malheureux entre le marxisme et le féminisme, dans lequel le marxisme a subsumé le féminisme » [4], affirmant que pour comprendre l’oppression des femmes dans le capitalisme, nous devons la théoriser en termes d’un autre système, le patriarcat, qui existait avant et existera après le capitalisme.
Bien que, malheureusement, peu de militantes américaines suivent les travaux publiés en dehors des États-Unis, il se trouve que de l’autre côté de l’océan, des théories similaires sur la dualité des systèmes avait été développées, notamment par Christine Delphy. Elles acceptaient la critique du capitalisme par Marx, mais soutenaient qu’elle devait être complétée et considérablement révisée afin de comprendre l’oppression des femmes.

Il est facile de montrer que le sexisme – et le racisme – augmentent le taux d’exploitation au sens de Marx, car les femmes et les minorités raciales sont généralement confinées aux emplois les moins bien rémunérés ou sont moins bien payées pour le même travail. Mais les théoriciens de la dualité des systèmes affirment que cela profite aux travailleurs masculins ainsi qu’aux capitalistes et doit être considéré comme une fonction du patriarcat autant que du capitalisme — et que ces deux types d’inégalités ont une importance équivalente. (Notez que l’oppression ou l’exploitation font partie de la base matérielle si l’on veut parler en ces termes.)
De nombreuses critiques féministes reprochent également à Marx d’avoir été sexiste en se concentrant exclusivement sur le travail salarié dans le capitalisme et en ignorant tout le travail non rémunéré effectué par les femmes à la maison, qui est là encore très matériel. En effet, elles trouvent particulièrement insultant que, selon l’analyse de Marx, ce travail ne soit pas un travail « productif ». Elles affirment que ce travail est absolument nécessaire à la reproduction de la main-d’œuvre, tant sur le plan biologique que pour permettre aux travailleurs de se rendre chaque jour à l’usine. Il est donc nécessaire non seulement à la vie en général, mais aussi au capitalisme, car il constitue la base de tout travail. D’autres critiques féministes, comme Christine Delphy [5], rejettent toutefois cette focalisation sur le capitalisme ; elles théorisent plutôt un mode de production domestique parallèle au capitalisme, dans lequel les hommes exploitent le travail des femmes.
J’aborderai ces deux points successivement. Ce n’est ni le sexisme ni une omission, selon moi, qui ont conduit Marx à exclure le travail domestique de sa catégorie du travail productif dans le capitalisme, bien qu’il soit bien sûr productif au sens général ; toute production est évidemment essentielle à tout moment, en tout lieu et dans tous les modes de production. Marx restreint la définition du travail productif afin « d’exprimer précisément la forme spécifique du travail sur laquelle repose l’ensemble du mode de production capitaliste et le capital lui-même » [6]. Ce concept est donc essentiel pour comprendre « l’essence » du capitalisme et les limites des réformes possibles en son sein.
Comme l’a dit Rosa Luxemburg : du point de vue du capital, « la danseuse de music-hall, dont les jambes suintent le profit dans les poches de son employeur est une travailleuse productive, tandis que toutes les peines des femmes et des mères prolétariennes entre les quatre murs de leurs foyers sont considérées comme improductives. Cela paraît brutal et absurde, mais reflète exactement la brutalité et l’absurdité de notre économie capitaliste actuelle » [8]. Il convient de noter que le travail d’un charpentier qui travaille pour l’État est tout aussi improductif en ce sens.

Bien que le travail domestique ne produise pas de plus-value, le capitalisme et les contraintes qu’il impose restent importants pour comprendre sa persistance. Plus le travail effectué gratuitement à la maison est important, moins les capitalistes ont à payer la main-d’œuvre ; d’où leur désir de le faire peser sur chaque famille. Cela aide à expliquer pourquoi les femmes aux États-Unis ont pu obtenir l’égalité juridique, mais pourquoi les tâches domestiques restent largement une responsabilité privée.
Mais les hommes bénéficient également du travail non rémunéré des femmes à la maison, comme le soulignent à juste titre les féministes. Même si la plupart des hommes ne bénéficient pas de ce système genré puisqu’il profite au capitalisme, ils en bénéficient certainement à court terme. Ils ont une journée de travail plus courte ! Et même si le travail domestique ne produit pas de plus-value, cela ne signifie pas que les femmes soient seulement opprimées à la maison, mais pas exploitées. Comme le souligne Delphy, l’exploitation est un concept plus large que l’extraction de plus-value. Marx lui-même a clairement dit qu’il s’agit simplement de la forme que prend l’exploitation dans le capitalisme.
Le travail supplémentaire non rémunéré que les femmes n’ont d’autre choix que d’effectuer à la maison [8] est un travail exploité. Il est trop compliqué de déterminer ici si ce sont les maris, les hommes en général, ou à la fois les capitalistes et les hommes qui exploitent le travail domestique, mais je suis encline à dire qu’il n’y a pas une seule réponse à cette question. Cela dépend plutôt des conditions spécifiques de la famille, en particulier de la quantité de travail non rémunéré effectué par une femme et du fait que ce travail s’ajoute ou non à un travail rémunéré, ce qui est le cas de la plupart des femmes dans les pays capitalistes développés.
Je pense donc qu’une théorie du mode de production domestique est moins plausible aujourd’hui qu’elle ne l’a jamais été. Les marxistes n’ont toutefois pas besoin d’affirmer que les relations de classe capitalistes sont les seules relations sociales importantes, ni même les seules relations de classe qui existent dans le capitalisme. En fait, d’autres modes de production, comme l’esclavage, ont souvent coexisté avec le capitalisme, et des hiérarchies fondées sur la race/l’ethnicité et la nationalité ont prospéré au sein des sociétés capitalistes. Ainsi, même si l’idée d’un mode de production patriarcal distinct, avec les hommes et les femmes formant deux classes, n’est pas, comme je le démontrerai, le meilleur moyen d’éclairer le sexisme et le capitalisme, elle n’est pas intrinsèquement incompatible avec le marxisme.
II. Qu’est-ce qu’un « système » ?
Ce qui nécessiterait une révision importante du marxisme, c’est l’affirmation selon laquelle ces deux systèmes, le capitalisme et le patriarcat, ont une valeur explicative égale pour comprendre notre système actuel, son histoire et sa trajectoire. Bien que cette question puisse faire l’objet de recherches plus approfondies, cette idée soulève un certain nombre de questions méthodologiques épineuses :
1. S’il est nécessaire de postuler un système distinct d’importance égale pour comprendre le fonctionnement du sexisme dans le capitalisme, pourquoi alors se limiter à deux systèmes ? Outre ces deux-là, il existe le racisme, l’hétérosexisme, l’âgisme, le validisme. Le racisme, en particulier, a joué un rôle crucial dans l’histoire du capitalisme américain, mais tous sont des relations de pouvoir et de privilèges injustes. Cela signifie-t-il que nous devrions les théoriser en tant que systèmes ? Cela nous amène à la question suivante…
2. Qu’est-ce qui constitue exactement un système ? Bien que je n’aie pas de réponse définitive, le capitalisme est clairement un système ; ses éléments constitutifs lui confèrent de puissantes tendances qui fonctionnent à travers le temps et l’espace, quelles que soient leurs variations. Une condition nécessaire à la transition du féodalisme au capitalisme en Angleterre, il y a plusieurs siècles, résidait dans la séparation des producteurs de leurs moyens de subsistance et l’accumulation de richesses par d’autres ; aujourd’hui, nous assistons au même processus d’accumulation primitive en Russie et en Chine, qui sont passées du système soviétique à des versions du capitalisme [9]. Les descriptions des conditions dans les usines des pays en développement aujourd’hui pourraient être tirées directement des descriptions d’Engels au XIXe siècle. La volonté de tout transformer en marchandise a pénétré de vastes domaines du globe, de nos corps et de nos esprits, d’une manière que peu de gens auraient pu imaginer. Plus important encore, le besoin de développer les forces productives, de croître, d’accumuler sur une base toujours plus large est si puissant qu’il menace désormais les fondements mêmes de la vie humaine sur cette planète [10]. Voilà un système !

Je ne vois pas en quoi le sexisme pourrait avoir un tel pouvoir explicatif. Ce que nous voyons, ce sont des descriptions des multiples façons dont le sexisme opère.
Théorie et pratique féministes marxistes/socialistes aux États-Unis aujourd’hui dans le capitalisme et dans d’autres modes de production, comment il a changé, voire perdu de son importance au sein du capitalisme, mais persiste. Bien qu’il ait une certaine efficacité causale autonome, les luttes contre lui n’ont réussi que dans les limites permises par le capitalisme. Ainsi, nous avons aujourd’hui des femmes aux plus hauts niveaux de la <société, mais la majorité d’entre elles sont disproportionnellement pauvres et s’appauvrissent encore davantage. (Les différences de classe accrues sont encore plus prononcées dans le cas de la race aux États-Unis). Pour comprendre le capitalisme, il est essentiel de voir à quel point il est profondément sexiste — et raciste —, mais cela ne signifie pas pour autant que le sexisme et le racisme constituent des « systèmes » au sens où le capitalisme est un système.
3. Si nous les considérons comme des systèmes distincts, impliquant deux ensembles de classes, les hommes et les femmes, les capitalistes et les travailleurs (ou plus encore pour traiter de la race), la manière dont ces « classes » interagissent est complexe. Certaines femmes exploitent à la fois d’autres femmes et des hommes, tant en termes capitalistes que familiaux, et comme je l’ai indiqué, le fossé entre les classes se creuse. Comment les classes formées par le capitalisme et le patriarcat (et le racisme) interagissent-elles ? Les hiérarchies sexuelles et raciales existent bel et bien, mais il est plus clair, à mon avis, de les considérer comme existant au sein des classes socio-économiques plutôt que comme des types de classes distincts (ainsi, par exemple, au sein de la classe ouvrière, les Blancs ont tendance à être mieux lotis que les Noirs, les hommes mieux lotis que les femmes). Ces hiérarchies peuvent donc créer des conflits d’intérêts entre les hommes et les femmes de la classe travailleuse et entre les travailleurs noirs et blancs, même si tous bénéficieraient de la fin du capitalisme (une implication controversée parmi les marxistes).
Gardez toutefois à l’esprit que les inégalités entre les sexes sont aujourd’hui nettement moins importantes aux États-Unis que les inégalités de classe, comme le révèlent deux récents procès pour discrimination sexuelle. Une vendeuse d’obligations chez Morgan Stanley a intenté un procès parce que son salaire de plus d’un million de dollars par an était bien inférieur à celui de ses collègues masculins ; des femmes chez Walmart ont intenté un procès parce que leur salaire annuel était inférieur de 1 100 dollars à celui des hommes, mais le salaire moyen de tous les employés de Walmart n’est que de 10 dollars de l’heure. Malgré ces inégalités entre les sexes, la vendeuse d’obligations était toujours très riche, et l’employé masculin de Walmart assez pauvre.
III. Intersectionnalité
Le concept populaire d’« intersectionnalité » semble répondre à la question de la relation entre ces différents types d’oppression. Le terme « intersectionnalité » a été inventé par Kimberlé Crenshaw [11] une professeure de droit afro-américaine qui l’a introduit en 1989, mais l’idée existe depuis plus longtemps ; on la retrouve chez les femmes socialistes du XIXe siècle qui se concentraient sur les luttes spécifiques des femmes travailleuses et on la retrouve chez une marxiste féministe comme Alexandra Kollontaï. Mais surtout, aux États-Unis, ce concept remonte à la déclaration pionnière du Combahee River Collective de 1977. Rédigée par un groupe de féministes noires radicales, elle associait non seulement le sexe et la classe sociale, mais aussi la race et la sexualité.

Elles écrivaient à partir de leur identité spécifique de lesbiennes noires issues de la classe ouvrière qui avaient trouvé le mouvement de libération des Noirs dominé par les hommes (en particulier ses ailes nationalistes) [13], et le mouvement féministe blanc dominant peu accueillant, voire carrément hostile. Bien qu’elles aient collaboré efficacement avec les féministes socialistes, elles voulaient clarifier ce qu’elles considéraient comme leur perspective propre, et c’est ce qu’elles ont fait. Leur manifeste affirmait que l’expérience unique d’oppression des femmes noires était effacée lorsqu’elles étaient classées dans la catégorie de la race ou du sexe ; ces deux identités ne pouvaient pas être simplement « ajoutées » car elles étaient étroitement liées.
Le manifeste affirmait de manière radicale que, ces multiples formes d’oppression étaient si étroitement liées, qu’il était impossible de se libérer de l’une sans les démanteler toutes. Socialistes convaincues, elles ont insisté sur le fait qu’une révolution socialiste devait également être féministe et antiraciste. Elles s’identifiaient comme des femmes du tiers-monde, exprimant leur solidarité avec les luttes anti-impérialistes, et suggéraient que leur position au bas de l’échelle sociale pouvait être utilisée pour « faire un bond en avant vers l’action révolutionnaire. Si les femmes noires étaient libres, cela signifierait que tout le monde devait être libre, car notre liberté nécessiterait la destruction de tous les systèmes d’oppression » [14].
Le féminisme noir radical de la déclaration du Combahee River Collective a eu une influence considérable sur les mouvements actuels, comme je le montrerai plus loin. Ainsi, le concept d’intersectionnalité s’est révélé extrêmement précieux pour comprendre les spécificités de la position des femmes noires américaines, mais aussi, plus largement, comme outil d’analyse et de stratégie. Dans la pratique politique, il est extrêmement important de souligner l’intersection des différents types d’oppression, sinon nous risquons de nous retrouver face à une fausse opposition entre la politique de classe et ce que l’on qualifie péjorativement de « politique identitaire ». Étant donné que la vie et l’oppression des femmes de la classe ouvrière ne commencent pas à la porte de l’usine ou du bureau (il en va de même pour les hommes de la classe ouvrière non blancs), les socialistes qui souhaitent organiser les femmes et les hommes de la classe ouvrière de différentes races/ethnies doivent en prendre conscience, et elles le font de plus en plus, même s’il reste encore beaucoup à faire [15].
Cependant, pour en revenir à la question abstraite d’un système unique ou de deux (ou plusieurs) systèmes, le concept d’intersectionnalité en soi n’explique pas vraiment, sur le plan théorique, comment et pourquoi les différents types d’oppression sont liés comme ils le sont. De plus, la notion d’intersectionnalité ne nous engage pas à adopter deux ou plusieurs systèmes, car nous pourrions tout aussi bien explorer l’intersection de différents aspects du système unique du capitalisme.
En fait, parler d’un système distinct de patriarcat tend à occulter l’intégration du sexisme au capitalisme et à encourager les gens à les traiter comme des systèmes autonomes distincts. Ainsi, par exemple, Ann Cudd, ma coauteure du récent ouvrage Capitalism For & Against : A Feminist Debate [16], attribue la responsabilité des bas salaires des femmes et de l’absence de structures d’accueil pour les enfants au patriarcat, et non au capitalisme, alors qu’il est évident que les capitalistes tirent profit de l’absence de structures d’accueil et des bas salaires des femmes. Je crains que si nous multiplions les systèmes d’importance équivalente, nous perdions la cohérence explicative et aboutissions à un simple pluralisme [17].
Néanmoins, plusieurs raisons expliquent pourquoi les modèles à deux ou trois systèmes sont plus attrayants pour beaucoup que le modèle unitaire. Comme nous l’avons vu, il y a l’importance politique d’une approche intersectionnelle, la crainte — fondée sur de trop nombreux exemples historiques — que l’oppression sexuelle et raciale soit subsumée par la classe, et le fait que l’oppression sexuelle et l’oppression raciale semblent être distinctes et sont vécues comme distinctes de l’oppression de classe. Pour ces raisons, les théoriciennes ont continué à travailler à l’élaboration de théories intersectionnelles, qui sont considérées par beaucoup comme fondant les analyses à double ou triple système.
Une version sophistiquée a été proposée par la théoricienne française Danièle Kergoat [18], qui souhaite saisir l’interaction, le caractère social et historique dynamique du genre, de la race et de la classe plutôt que de les considérer comme des éléments abstraits et distincts qui s’ajoutent de manière géométrique. Pour ce faire, elle emprunte le terme de « consubstantialité » aux débats théologiques sur l’unité et la différence des trois composantes de la Trinité.

Le genre, la race et la classe sont chacun considérés comme une relation de production impliquant l’exploitation ; il n’y a donc pas de différence de substance entre les trois (hypothèses problématiques, mais je ne m’attarderai pas là-dessus). En se co-formant et en se déterminant mutuellement, ils constituent un tout unifié — un système constitué de trois systèmes d’importance équivalente.
La théorie de la consubstantialité est une tentative intrigante de comprendre les différences au sein d’une unité, ce qui améliore substantiellement les modèles additifs et la rendrait sans doute attrayante pour de nombreuses féministes socialistes américaines, même si, malheureusement, peu d’entre elles connaissent les travaux menés dans les pays non anglophones. Cependant, l’unité fournie par le concept de consubstantialité n’est pas vraiment cohérente, car étant donné l’importance égale des trois, leur unité ne peut expliquer comment, quand et pourquoi les éléments interagissent comme ils le font. Leur relation est finalement aussi mystérieuse que celle de la Trinité, comme le souligne avec humour Cinzia Arruzza [19].
IV. Un modèle-cadre non réducteur
Si nous concluons donc qu’un modèle à deux ou trois (ou plus) systèmes ne peut nous apporter la cohérence et l’unité que nous souhaitons pour comprendre le système dans lequel nous vivons, nous devons alors trouver un modèle fondé sur un seul système capable d’accueillir les différences. Le système dans lequel nous vivons est capitaliste, patriarcal, raciste et hétérosexiste, mais s’en tenir à cette description ne nous dit pas comment et pourquoi tous ces éléments fonctionnent ensemble, ni en quoi cela diffère du simple pluralisme.
Au lieu d’un modèle à systèmes multiples, je pense que nous avons besoin d’un modèle qui donne la primauté de l’explication au capitalisme, mais — et j’insiste sur ce point — qui ne soit pas réducteur. Il existe différentes façons d’exprimer cela : rappelons-nous les lettres sur le matérialisme historique d’Engels, dans lesquelles il précise que tout ce que Marx et lui ont jamais dit, c’est que l’économie était décisive « en dernier ressort » ou sur le « long terme », etc. De telles phrases aident à dissiper les interprétations erronées de leur théorie, mais elles ne nous mènent pas très loin. Je pense qu’il vaut mieux recourir à ce qu’on a appelé le modèle-cadre, basé sur Marx, dans lequel l’explication est contextualiste plutôt qu’atomiste [20].
L’idée est que différents modes de production, comme le capitalisme et le féodalisme, ont des structures qui rendent possibles différentes relations causales. Le capitalisme est alors compris comme le contexte ou le cadre dans lequel s’opèrent d’autres relations d’oppression, avec plus ou moins d’importance selon les époques et les lieux. Cela donne donc au capitalisme une primauté dans l’explication, mais n’exclut pas d’autres causes. Au contraire, cela aide à expliquer comment et pourquoi d’autres causes opèrent, qu’elles soient matérielles ou non. Ainsi, si le capitalisme n’a pas créé la domination masculine, il l’utilise ; la nature essentielle du capitalisme a permis d’atténuer la domination masculine à certains égards, mais fait obstacle à son éradication complète.
Dans les années 1960 et 1970, les conditions politiques et économiques ont conduit beaucoup plus de femmes à suivre des études supérieures et à entrer dans la population active rémunérée, et ont fait baisser les taux de fécondité. Inspirées par le mouvement des droits civiques qui avait réussi à remettre en cause la subordination prétendument fondée sur des bases biologiques et avait conduit à l’adoption de lois anti-discrimination, les femmes avaient désormais à la fois l’élan et l’opportunité de s’unir pour remettre en cause l’ordre patriarcal entre les sexes. Bien qu’elles aient réussi à démanteler les restrictions sur l’avortement [la bataille n’étant pas gagnée durablement sans combat, comme le montre aujourd’hui les États-Unis de Trump, NDT], les lois et politiques discriminatoires dans les sphères publique et privée, les femmes continuent néanmoins d’assumer aujourd’hui la majeure partie des tâches domestiques.
Des questions analogues concernant le capitalisme et le racisme ont été soulevées par les radicaux noirs, qui vont des nationalistes (analogues aux féministes radicales) aux libéraux et sociaux-démocrates, en passant par les marxistes noirs, comme C.L.R. James. Bien que James soit connu pour ses critiques virulentes du racisme et du colonialisme et pour sa défense du Black Power, il acceptait un modèle similaire à celui du cadre unique que j’ai proposé, comme le montre cette citation tirée de son chef-d’œuvre Les Jacobins noirs : « La question raciale est secondaire par rapport à la question de classe, et il est désastreux de penser l’impérialisme en termes de race. Mais négliger le facteur racial en le considérant comme purement accessoire est une erreur à peine moins grave que de lui accorder une importance fondamentale » [21].
* L’article original de Nancy Holmstrom s’intitule: « Marxist/Socialist Feminist Theory and Practice in the USA Today ». Notre traduction de l’anglais.
Notes
[1] Holmstrom, Nancy (ed.) 2002, The Socialist Feminist Project, New York : Monthly Review.
[2] Comme pour tout continuum, il n’est pas toujours facile de tracer les limites. Par exemple, Iris Marion Young, que je connaissais depuis des décennies, se considérait comme une féministe socialiste, mais elle est répertoriée comme féministe libérale dans une entrée d’encyclopédie.
[3] Benston, Margaret 1969, « The Political Economy of Women’s Liberation », Monthly Review, 21, 4 Septembre, pp. 13-27.
[4] Hartmann, Heidi 1979, « Capitalism, Patriarchy and Job Segregation by Sex », in Capitalist Patriarchy and the Case for Socialist Feminism, edited by Zillah Eisenstein, New York: Monthly Review Press.
[5] Delphy, Christine 1984, Close to Home : A Materialist Analysis of Women’s Oppression, London : Hutchinson.
[6] Marx, Karl 1963, Theories of Surplus Value Part i, Moscow : Progress Publishers.
[7] Luxemburg, Rosa « Suffrage féminin et lutte des classes », mai 1912.
[8] Pour une démonstration convaincante que les femmes ne choisissent pas librement leur sort, voir Mathieu, Nicole-Claude 1990, « When Yielding is Not Consenting », Feminist Issues, 10.
[9] Holmstrom, Nancy and Richard Smith 2000, « The Necessity of Gangster Capitalism : Primitive Accumulation in Russia and China », Monthly Review 51, 9 (Fevrier) : 1–14.
[10] Voir les travaux d’écologistes marxistes tels que Ian Angus, John Bellamy Foster, Michael Lowy, Andreas Malm, Richard Smith, Chris Williams.
[11] Crenshaw, Kimberley 1989, « Demarginalizing the intersection of race and sex: A Black Feminist Critique of Anti-Discrimination Doctrine, Feminist Theory and Anti-Racist Politics », University of Chicago Legal Forum, pp. 139–67.
[12] La déclaration du Combahee River Collective a été traduite en français. L’une de ses membres, Barbara Smith, est considérée comme la fondatrice du domaine académique du féminisme noir et reste engagée dans le socialisme.
[13] Mullings, Leith 2002, « Mapping Gender in African-American Political Struggles’, in Holmstrom, Nancy (ed.) 2002, The Socialist Feminist Project, New York : Monthly Review : 313–35.
[14] Taylor, Keenga-Yamahtta (ed.) 2017, How We Get Free : Black Feminism and the Combahee River Collective, Chicago : Haymarket Books, p. 23.
[15] Pour une discussion marxiste plus approfondie de l’intersectionnalité, voir Brenner dans Holmstrom, Nancy (ed.) 2002, The Socialist Feminist Project, New York : Monthly Review, pp. 336-48. Un récent symposium sur l’intersectionnalité dans la revue marxiste Science & Society (2018) 82 (2), avril, adopte une position plus critique sur le concept même d’intersectionnalité.
[16] Cudd, Ann and Nancy Holmstrom 2011, Capitalism For & Against : A Feminist Debate, Cambridge : Cambridge University Press
[17] Young, Iris Marion 1997, « Socialist Feminism and the Limits of Dual Systems Theory’, in Materialist Feminism, edited by R. Hennessy and C. Ingraham, New York : Routledge: 95–106, a fait valoir un argument similaire.
[18] Kergoat, Danièle. « Dynamique et consubstantialité des rapports sociaux ». In Sexe, race, classe : pour une épistémologie de la domination, (éd. Elsa Dorlin). Paris : Presses Universitaires de France (PUF) / coll. « Actuel Marx / Confrontation », 2009, pp. 111‑125.
[19] Arruzza, Cinzia 2014, « Remarks on Gender », Viewpoint Magazine, Septembre.
[20] Ce point est développé par Fisk, Milton 1989, The State and Justice, Cambridge : Cambridge University Press, chapitres 2 et 3.
[21] James, C.L.R., The Black Jacobins, 1963, p. 283. Il existe une traduction française de ce livre : Les Jacobins noirs, Paris, Amsterdam, 1917.






