Le « nationalisme du désastre », une nouvelle forme de fascisme ?

par | Sep 13, 2025 | Anti-fascisme, Démocratie, Guerre, Histoire, Impérialismes, Marxisme, Politique, Théorie

Une façon d’envisager le fascisme est de le considérer comme un phénomène historiquement spécifique : un mouvement réactionnaire de masse né du chaos économique et social qui a englouti l’Europe après la Première Guerre mondiale. Le fascisme promettait une renaissance nationale par l’élimination violente des ennemis intérieurs et par la conquête extérieure ; pour y parvenir, il fallait obtenir le consentement du public à la destruction de la démocratie.

Là où le fascisme a pris racine, il s’est rapidement développé au-delà de sa base parmi les classes moyennes inférieures frustrées, attirant le soutien des « sans-abri politiques, des déracinés sociaux, des démunis et des désabusés », comme l’a écrit la communiste allemande Clara Zetkin [1]. Ses partisans étaient organisés en partis dotés de troupes paramilitaires en uniforme. Ils opéraient dans ce que l’historien Robert Paxton a qualifié de « collaboration difficile mais efficace » avec les élites traditionnelles, qui voulaient maintenir l’ordre et écraser la gauche [2]. De ce point de vue, le fascisme est né de conditions sociales particulières qui ont peu de chances de se reproduire sous la même forme.

 

Une autre façon d’envisager le fascisme est de le considérer comme une présence constante. Certains y voient l’expression d’une tendance humaine à la domination. « Une fois que vous décidez qu’une minorité vulnérable peut être sacrifiée », a récemment écrit Judith Butler à propos des droits des transgenres, « vous agissez selon une logique fasciste » [3]. D’autres y voient une caractéristique inhérente aux sociétés injustes et oppressives. Le fascisme, écrivait Langston Hughes en 1936, « est un nouveau nom pour désigner le type de terreur auquel les Noirs ont toujours été confrontés en Amérique » [4]. Aimé Césaire affirmait que le fascisme de l’entre-deux-guerres était le résultat d’un « terrible effet boomerang » : toute la brutalité de l’impérialisme européen – qui avait déshumanisé tant les colonisateurs que les colonisés – s’était retournée contre le continent d’origine [5].

De nombreux historiens et théoriciens politiques ont décrit l’attrait du fascisme sur les émotions. Paxton les a qualifiées de « passions mobilisatrices » : un sentiment de crise écrasante et de victimisation, la peur du déclin de son groupe, une soif de pureté et d’autorité, une glorification de la violence. Selon Umberto Eco, qui a grandi dans l’Italie de Mussolini, le fascisme pourrait revenir sous « les déguisements les plus innocents », car nous sommes tous vulnérables à son attrait émotionnel [6].

Nationalisme de droite et fascisme

Dans quelle mesure est-il utile de comparer la résurgence actuelle du nationalisme de droite à l’échelle mondiale au fascisme ? Nous qualifions généralement les nationalistes de droite d’aujourd’hui d’« extrême droite », mais cela ne signifie pas nécessairement qu’ils soient fascistes. Le politologue Cas Mudde divise l’extrême droite en deux groupes : l’extrême droite qui rejette totalement la démocratie et la droite radicale qui est hostile à la démocratie libérale. Les mouvements fascistes au sens historique appartiennent à l’extrême droite. Ils existent toujours, même s’ils sont largement marginaux : le plus prospère de ce siècle a été Aube dorée, qui a mené une campagne d’intimidation raciste et de meurtres après la crise financière de 2008 et est brièvement devenu le troisième parti de Grèce.

 

Aujourd’hui, dans les démocraties libérales du moins, c’est l’extrême droite radicale qui supplante les mouvements conservateurs traditionnels. Trump, Modi, Meloni, Orbán, Milei, Bolsonaro et Duterte, ainsi que les nombreux partis d’extrême droite largement représentés dans les parlements européens, israéliens et autres, appartiennent tous à l’extrême droite radicale.

Le fascisme du XXe siècle semble avoir peu de points communs avec les principaux mouvements d’extrême droite actuels. Ces groupes partagent un style politique – le populisme – qui se veut plus démocratique que celui de leurs adversaires. Les populistes, qu’ils soient de droite ou de gauche, se présentent comme les véritables représentants du « peuple », par opposition aux élites dirigeantes corrompues. Les populistes d’extrême droite cherchent à redéfinir « le peuple » selon des critères nationaux, ethniques ou religieux étroits. Ils aiment les élections (tant qu’ils les remportent), mais n’apprécient pas les éléments du système – tribunaux et médias indépendants, organismes intergouvernementaux – qui examinent ou restreignent leur pouvoir.

Contrairement au fascisme de l’entre-deux-guerres, le populisme d’extrême droite ne cherche pas à placer la société sous le contrôle total de l’État. Certains populistes d’extrême droite, comme Nigel Farage, se disent même libertariens. Dans l’ensemble, le populisme d’extrême droite ne partage pas les objectifs expansionnistes territoriaux du fascisme de l’entre-deux-guerres, malgré les menaces belliqueuses de Trump à l’égard du Canada et du Groenland. En effet, si quelque chose relie les programmes populistes d’extrême droite, c’est bien l’appel à un repli des frontières, qu’elles soient politiques, culturelles ou économiques.

 

 

Une présence constante

La deuxième façon d’envisager le fascisme peut sembler plus utile. Certains populistes d’extrême droite ne se sont pas contentés de manifester leur hostilité envers les institutions démocratiques libérales, mais se sont attelés à les démanteler. Sous la direction clientéliste de Viktor Orbán en Hongrie, le pouvoir judiciaire et les médias ont été neutralisés, tandis que Donald Trump, dans son second mandat, tente de saper les fonctions de l’État américain en bafouant délibérément la loi. Les mouvements populistes d’extrême droite se développent généralement autour de démagogues conspirationnistes qui promettent de supprimer les droits des groupes minoritaires et dont les partisans échangent des références humoristiques sous forme de mèmes (ce bras tendu est-il un salut nazi ou cherche-t-il à atteindre les étoiles ?).

La violence d’extrême droite est devenue plus fréquente, les incidents les plus extrêmes étant perpétrés par des tireurs isolés, des milices ou des foules. Certains populistes d’extrême droite ont cherché à exploiter ces impulsions : Jair Bolsonaro et Trump ont tous deux encouragé leurs partisans à tenter de renverser les résultats de l’élection présidentielle lorsqu’ils ont perdu, même si les deux ont finalement reculé. Le BJP, parti nationaliste hindou de Narendra Modi, a des liens avec un mouvement paramilitaire de rue, le RSS.

Mais, même si un mouvement politique partage une ou plusieurs caractéristiques du fascisme – par exemple, l’utilisation de la rhétorique et de la propagande par son leader –, cela ne signifie pas nécessairement que ce mouvement soit fasciste. Quelqu’un croit-il vraiment que Farage ait l’intention de transformer le Royaume-Uni en une dictature ? Cette accusation peut être un moyen de masquer les défaillances de nos systèmes politiques, qui ont donné naissance au populisme d’extrême droite. Madeleine Albright, ancienne secrétaire d’État de Bill Clinton, a déploré les implications d’une présidence Trump pour le leadership mondial américain dans Fascism: A Warning (2018), l’un des nombreux ouvrages de ce type publiés à la suite des bouleversements populistes de 2016, sans tenir compte de la raison pour laquelle le message ostensiblement anti-guerre de Trump avait séduit tant d’Américains.

Invoquer le fascisme peut également brouiller notre compréhension de ce qui se passe réellement. Trump, par exemple, veut abolir le droit du sol aux États-Unis. Margaret Thatcher l’a fait au Royaume-Uni il y a quarante ans. Ces deux décisions sont-elles fascistes, ou aucune des deux – ou y a-t-il quelque chose de qualitativement différent dans les actions de Trump ? Est-il même important d’avoir une réponse à la question « Est-ce du fascisme ? » Oui, cela a de l’importance. Comme le dit l’historien Ian Kershaw, essayer de définir le fascisme, c’est « comme essayer de clouer de la gelée au mur », mais malgré son caractère insaisissable, le « fascisme » décrit une force politiquement destructrice unique, pour laquelle nous n’avons pas de meilleur mot.

Contrairement à d’autres formes d’autoritarisme, telles que la dictature militaire, s’il n’est pas contrôlé, il est non seulement meurtrier, mais aussi suicidaire. Le fascisme de l’entre-deux-guerres a impliqué des millions de personnes dans l’effort de purification des communautés nationales, déclenchant une spirale de violence qui a conduit à la guerre, au génocide et à l’autodestruction. Son potentiel dévastateur trouvait ses racines dans la promesse paradoxale d’une révolution menée pour défendre la hiérarchie. Comme l’a fait remarquer Paxton, cela a conduit soit à l’entropie, le mouvement n’ayant pas tenu ses promesses, soit à un radicalisme croissant, les dirigeants s’efforçant de répondre aux attentes de leurs partisans. (Contrairement à la plupart des gouvernements, comme le souligne l’historien David Renton, les partis fascistes en Italie et en Allemagne sont devenus plus radicaux une fois au pouvoir [7].)

Le fascisme implique une forme de comportement collectif qui semble irresponsable. Pendant l’entre-deux-guerres, beaucoup ont mis du temps à reconnaître le danger qu’il représentait, considérant le fascisme comme un simple outil d’oppression de la classe dirigeante ou comme une irrationalité de masse, plutôt que comme une force dotée d’une logique et d’une vie propres. Aujourd’hui, le « fascisme » n’est utile en tant que concept politique que dans la mesure où il nous permet de repérer son potentiel destructeur avant qu’il ne se révèle pleinement. Comme l’a écrit Primo Levi, « cela s’est produit, donc cela peut se reproduire » [8].

 

Le « nationalisme du désastre » est-il le nouveau visage du fascisme ?

Sommes-nous, comme le suggère Richard Seymour, « aux premiers jours d’un nouveau fascisme » ? Dans Disaster Nationalism, il soutient que pour comprendre la nouvelle extrême droite, nous avons regardé au mauvais endroit. Les partis et les programmes politiques, ou la personnalité des chefs charismatiques, ne suffisent pas à expliquer le phénomène. Ce qui importe davantage, c’est l’état d’esprit particulier qui imprègne à la fois les franges extrémistes et le courant politique dominant. « La nouvelle extrême droite est fascinée par les images de catastrophe », écrit Seymour. Les populistes d’extrême droite promettent de défendre leur peuple contre les « invasions » de migrant·es et les traîtres du « deep state ».

Les théoriciens du complot traquent les cabales de pédophiles satanistes, tandis que les auteurs de fusillades de masse croient résister à une prise de pouvoir musulmane, à l’influence juive ou aux femmes qui les ont émasculés. Un grand nombre de personnes alimentent des paniques morales autour des minorités religieuses, ethniques et sexuelles, ou de l’activisme de gauche ; quelques-unes passent même à l’acte en se livrant à des violences de type pogrome. Selon Seymour, ces comportements témoignent du mélange d’émotions réactionnaires et rebelles propre au fascisme ; une nouvelle version des passions mobilisatrices, identifiées par Paxton. Ils sont imprégnés d’un « désir apocalyptique » – la peur d’une catastrophe imminente, combinée à l’impulsion contradictoire de se jeter dans l’abîme – et révèlent une « ambivalence généralisée à l’égard de la civilisation, un désir submergé de la voir s’effondrer ».

Seymour utilise la notion de « nationalisme de la catastrophe » pour désigner l’expression politique de ces sentiments. Il naît, écrit-il, du « profond mal-être accumulé à l’apogée du libéralisme » et offre aux personnes touchées toute une série d’ennemis dont la défaite permettra de rétablir « les consolations traditionnelles que sont la famille, la race, la religion et la nation ». Il est significatif que ce nationalisme ait tendance à ignorer la véritable catastrophe qui nous menace, celle du changement climatique induit par l’homme : les populistes d’extrême droite sont pris entre le déni pur et simple du réchauffement climatique et un désir pervers et joyeux de le provoquer.

Les figures de proue du nationalisme de la catastrophe ne ressemblent pas tant à des politiciens traditionnels qu’à des célébrités, portées par une vague d’émotions violentes, dont la propagation a été facilitée par Internet. Le fascisme de l’entre-deux-guerres avait besoin de partis de masse pour établir une dialectique fatale entre le leader et la foule ; les plateformes de réseaux sociaux remplissent désormais cette fonction. Les entrepreneurs politiques, des leaders populistes aux influenceurs d’extrême droite, se livrent à une « campagne algorithmique permanente », dirigeant la colère et le sadisme de leurs partisans vers leurs adversaires. Bolsonaro disposait d’un Gabinete do Ódio (« bureau de la haine »), un groupe de conseillers qui planifiait sa stratégie sur les réseaux sociaux ; Modi récompense ses partisans les plus virulents sur X en les suivant discrètement en retour ; Trump est une « ferme à trolls à lui seul ». Et lorsque la violence rhétorique déborde dans la vie réelle, cela ne met plus fin à une carrière.

 

 

Le pessimisme radical de Richard Seymour

C’est là un argument typique de Seymour : ambitieux, perspicace et controversé. Au cours des vingt dernières années, l’écrivain nord-irlandais s’est constitué une audience parmi la gauche anglophone en tant qu’intellectuel outsider. Il est issu du réseau de blogueurs du milieu des années 2000, qui comprenait également Mark Fisher, Nina Power et Owen Hatherley [9]. Leurs intérêts divergeaient, mais ils partageaient la même volonté de remettre en question ce qu’ils considéraient comme le consensus politique et culturel étouffant des années d’essor néolibéral – ce que Fisher appelait l’ère du « réalisme capitaliste » – et à une conception de l’écriture publique engagée, controversée et sans simplification excessive.

Seymour a toujours été le plus ouvertement politique : d’abord en tant qu’adversaire virulent de la guerre contre le terrorisme et de ses partisans (l’un de ses premiers livres avait pour sous-titre The Trial of Christopher Hitchens [Le procès de Christopher Hitchens], puis de l’austérité économique qui a suivi la crise de 2008. Comme Hitchens, Seymour est un ancien trotskiste ; il a quitté le Socialist Workers Party en 2013 lorsque celui-ci s’est effondré à la suite d’allégations d’agression sexuelle du fait d’un membre haut placé. Contrairement à Hitchens, ou même à Power, dont le travail a pris un tournant réactionnaire, Seymour n’a pas évolué vers la droite. Au contraire, il continue d’examiner les raisons pour lesquelles, malgré les bouleversements économiques et environnementaux de notre époque, la droite continue de gagner.

C’est ce qui fait de lui un guide utile, même si parfois frustrant, pour comprendre le moment présent. Ayant abandonné l’optimisme de la gauche révolutionnaire – « Encore une crise, camarades, et ce sera notre heure ! » –, il pratique un pessimisme radical. Selon lui, le capitalisme n’est pas seulement un moteur de la misère humaine, mais aussi, à travers la combustion des énergies fossiles, une menace pour l’existence humaine. La démocratie capitaliste, « une formation intrinsèquement contradictoire et instable » qui demande aux gens de renoncer à l’égalité en échange de la promesse d’une amélioration du niveau de vie, n’est pas en mesure d’éviter cette menace.

Les écrits de Seymour sont érudits, s’inspirant du marxisme, de la psychanalyse, de la critique culturelle et d’un large éventail de recherches sociales, et ont parfois le rythme effréné du web. Il est cofondateur, avec le romancier China Miéville et d’autres, de la revue politique Salvage (« La catastrophe est déjà là », dit l’un de ses slogans, « et la lutte décisive porte sur ce qu’il faut faire des restes »), et son style présente des similitudes avec le futurisme gothique de Miéville. Seymour cherche à provoquer le lecteur – notamment par la force de sa rhétorique – afin de l’amener à réfléchir à ce qui pourrait nous attendre au détour du chemin. Ses efforts ne portent pas toujours leurs fruits, mais lorsqu’ils le font, il parvient à mettre en relief une image trouble avec une grande clarté : je n’ai trouvé aucune meilleure expression pour décrire la nature des réseaux sociaux que celle de « désinformation participative et divertissante » (participatory disinfotainment).

 

 

« Un capitalisme national musclé »

Dans Disaster Nationalism, Seymour tente de fusionner les deux manières de penser le fascisme – la perspective qui est historiquement spécifique et la perspective continue – pour montrer qu’une certaine version de celui-ci est en train d’émerger aujourd’hui. Comme dans les années 1920 et 1930, l’expansion de la politique d’extrême droite a clairement un lien avec le cycle capitaliste : le corps électoral européen, a par exemple tendance à se tourner vers la droite en réponse aux crises financières depuis au moins 1870 ; l’émergence du populisme d’extrême droite actuel peut être attribuée à la crise financière de 2008.

Mais, Seymour suit les marxistes les plus flexibles, notamment Gramsci, en soulignant que la culture et les circonstances, tout autant que les intérêts économiques, façonnent nos attitudes. Pour Seymour, le facteur déterminant est le néolibéralisme, dont nous continuons à habiter les ruines, les élites au pouvoir ayant lutté après la crise pour soit consolider le système, soit forger une alternative. Le néolibéralisme, écrit Seymour, s’appuyant sur les travaux de l’historien économique Philip Mirowski, visait à persuader les masses « d’abandonner leurs sentiments tribaux de solidarité et d’accepter la loi de la concurrence universelle » [10]. Le résultat, dans un contexte d’inégalité croissante des richesses, est un « système paranoïaque » : si tout le monde est un concurrent potentiel, il ne peut y avoir de sphère sociale significative, les services publics seront corrompus et inefficaces, et les bénéficiaires de l’aide sociale seront considérés comme des profiteurs.

C’est là une recette pour « le ressentiment, l’envie, la rancœur, l’anxiété, la dépression et la rage », dont les effets à long terme – du moins en Occident – sont une baisse de la confiance sociale, une augmentation de la solitude et une recrudescence de la violence politique, alors même que d’autres formes de crimes violents ont diminué. Selon Seymour, le pari du néolibéralisme était que si les électeurs étaient traités comme des consommateurs, « leurs choix rationnels maintiendraient la politique dans un juste milieu consensuel », ce qui a peut-être été le cas pendant les années de prospérité. Mais beaucoup de gens ont désormais le sentiment que le système est truqué.

À première vue, le baume offert par le populisme d’extrême droite semble modéré par rapport au fascisme de l’entre-deux-guerres, qui promettait de transcender les divisions de classe et de réunir la nation, l’État et le dirigeant en un seul corps – « l’État corporatif », comme l’appelait Mussolini. Le populisme d’extrême droite, en revanche, offre ce que Seymour appelle un « capitalisme national musclé ». Bien que ses outils soient ceux d’une politique économique orthodoxe – privatisation et réduction des prestations sociales pour Modi, protectionnisme via les droits de douane pour Trump, renforcement du contrôle de l’État pour Orbán –, ils sont employés à des fins très différentes. Le capitalisme national musclé traite l’économie « comme un espace moral dans lequel, selon lui, ce sont les mauvaises personnes qui perdent ». (Le problème de la mondialisation, a récemment déclaré J.D. Vance, n’était pas qu’elle était injuste, mais qu’elle faisait perdre à des pays riches comme les États-Unis leur place au sommet de la hiérarchie internationale.)

 

Ils n’ont à offrir que la vengeance

Pourtant, il s’avère que ses avantages économiques réels peuvent être relativement maigres (les revenus moyens au Brésil ont baissé sous Bolsonaro), car le véritable gain est d’ordre psychologique. Ce que les populistes d’extrême droite ont vraiment à offrir, c’est la vengeance : les classes moyennes hindoues frustrées de l’Inde récolteront les fruits de la croissance si la vie devient intolérable pour leurs voisins musulmans ; les hommes des Amériques redeviendront des gagnants lorsque les rôles traditionnels des sexes seront rétablis ; les villes des Philippines seront régénérées si une guerre est menée contre les toxicomanes ; les régions économiquement déprimées d’Europe seront relancées par l’expulsion massive des réfugié·es.

Les tactiques rhétoriques du populisme d’extrême droite – le dénigrement des critiques qualifiés de traîtres et de Lügenpresse  (presse mensongère, NDT); les affirmations sordides selon lesquelles les immigrant·es mangent des chiens ; l’obsession des formes « woke » d’étiquette sociale – sont toutes « programmatiques », comme le dit Seymour. Elles visent à canaliser les ressentiments multiples d’une population vers une « révolte contre la civilisation libérale » ; en d’autres termes, vers la « barbarie ».

Disaster Nationalism s’inscrit dans une tradition qui situe les racines du fascisme de l’entre-deux-guerres dans la psyché humaine. L’idée que la civilisation nous rend malades – que malgré tous ses avantages, elle nous oblige à réprimer nos pulsions agressives et sexuelles, qui réapparaissent sous diverses formes de mal-être – trouve son origine chez Freud. Mais alors que Freud se concentrait sur l’individu, ses successeurs Wilhelm Reich et Erich Fromm ont tenté de comprendre le caractère social du soutien au fascisme. Pour Reich, il s’agissait d’une forme de « psychologie de masse » : l’utilisation du symbolisme, de l’émotion et de l’imagerie sexuelle pour mobiliser les pulsions violentes refoulées du peuple.

Fromm l’a envisagé en termes de classe, affirmant que certains groupes particuliers étaient attirés par le fascisme : les autoritaires, bien sûr, mais aussi les travailleurs vaincus et découragés qui avaient perdu tout espoir de progrès social et plaçaient leur foi dans la promesse de la violence rédemptrice du fascisme. Certains ont appliqué une réflexion similaire à l’extrême droite actuelle : Wendy Brown a identifié les « populistes apocalyptiques » comme un élément clé de la base électorale de Trump en 2016, et ses travaux plus récents examinent le sentiment de nihilisme qui imprègne la vie politique contemporaine [11].

 

Un « marécage émotionnel »

Pour Seymour, l’émotion clé de notre époque est le ressentiment, alimenté par les insécurités et la paranoïa de la société de classes et du néolibéralisme. C’est une émotion dont nous ne pouvons pas nous passer, note-t-il, car elle est essentielle à notre sens de la justice. Nous ressentons du ressentiment face à ce que nous percevons comme injuste et pouvons même l’éprouver au nom des autres. Mais le ressentiment peut devenir un « marécage émotionnel », conduisant dans les cas les plus extrêmes à une « passion pour la persécution politiquement motivée ». Les réseaux sociaux, qui représentent un changement dans notre façon de communiquer aussi important que l’essor de la presse écrite l’a été pour le développement du nationalisme au XIXe siècle, accélèrent ce phénomène.

Seymour s’appuie ici sur son livre The Twittering Machine (2019), qui soutient que les qualités compulsives des réseaux sociaux – leur narcissisme à la manière d’un palais des glaces, la poussée de dopamine provoquée par les likes, les clics et les abonnements – sont utilisées pour manipuler nos « fantasmes, désirs et faiblesses » à des fins lucratives.

Participer aux réseaux sociaux, c’est risquer de développer des comportements sadiques et autodestructeurs, car la colère et les conflits sont souvent les moyens les plus rapides de s’engager en ligne : il est trop facile pour les utilisateurs·trices des réseaux sociaux de se retrouver victimes ou participant·es de lynchages médiatiques, de guerres de mots, de trolls et d’autres formes de harcèlement en ligne. L’industrie s’est également révélée être un vecteur remarquablement efficace pour les fantasmes apocalyptiques qui alimentent la vision du monde de l’extrême droite.

Ces tendances sont particulièrement concentrées dans la figure du terroriste « loup solitaire », qui prend sa revanche sur le monde pour ses griefs personnels et politiques par des actes de violence spectaculaires. Selon le sociologue Ramon Spaaij, les meurtres commis par des loups solitaires ont augmenté de 143 % en Occident entre les années 1970 et les années 2000, mais les réseaux sociaux ont en substance transformé ces tueries en jeu. Le modèle a été fixé par Anders Behring Breivik, qui a assassiné 77 personnes en Norvège en 2011. La colère de Breivik a été nourrie et façonnée par une sous-culture extrémiste en ligne, en l’occurrence le « contre-djihad » islamophobe des années 2000.

Ses meurtres, comme le dit Seymour, étaient essentiellement un « plan marketing » pour son manifeste en ligne, un mélange incohérent de discours de gamers, de visions de la mort de la civilisation occidentale et de diatribes de commentateurs de droite mainstream sur le multiculturalisme et les musulmans. Depuis lors, ce type de comportement est devenu beaucoup plus courant : en 2019, un tireur à Halle, en Allemagne, a diffusé en direct son attaque contre une synagogue sur la plateforme de jeux Twitch ; en 2016, l’auteur d’un massacre dans une boîte de nuit gay à Orlando, en Floride, a consulté Facebook au milieu de son attaque ; en 2019, un admirateur de l’homme qui a assassiné 51 personnes dans des mosquées à Christchurch, en Nouvelle-Zélande, a exprimé son désir de battre ce « record ».

 

Le choc de la pandémie

Le titre de Seymour fait intentionnellement écho au « capitalisme du désastre », terme utilisé par Naomi Klein pour désigner l’exploitation par les entreprises des guerres, des catastrophes naturelles et d’autres crises à des fins lucratives. Le nationalisme du désastre, quant à lui, implique des populistes d’extrême droite à la recherche de gains politiques. Mais il fait également référence à la façon dont les gens se comportent lorsqu’ils se sentent menacés. Nous aimons penser que les catastrophes nous rassemblent – et c’est parfois le cas –, mais ce n’est pas toujours vrai.

Au cours de l’été 2020, par exemple, les plus grandes manifestations anti-confinement au monde ont été menées par le mouvement Querdenken (« penseurs latéraux ») en Allemagne. Ce mouvement est né d’une préoccupation pour les libertés civiles et l’impact économique des confinements, mais il a rapidement pris une tournure conspirationniste, alimenté par un flux d’« informations alternatives » sur l’application de messagerie cryptée Telegram. Les chaînes Querdenken étaient dominées par les adeptes du culte QAnon, qui croient en l’existence d’un réseau élitiste, satanique et cannibale de trafic sexuel d’enfants, et qui voient Trump comme leur sauveur. Cette dérive vers la droite a culminé lors d’une manifestation à Berlin, en août 2020, lorsqu’une faction dirigée par des adeptes de QAnon a tenté de prendre d’assaut le Reichstag.

Le choc profond causé par la pandémie a clairement été le déclencheur de ces événements, mais selon l’analyse de Seymour, leur déroulement n’avait rien d’inévitable ni de naturel. Les gens sont souvent attirés par les théories du complot afin de retrouver un sentiment de contrôle sur une situation effrayante et complexe : pour certains, il est plus réconfortant d’avoir une élite obscure à dénoncer que d’accepter la propagation d’un virus que personne ne sait comment combattre. Mais pour qu’une théorie du complot fasse son chemin, les gens doivent vouloir y croire. Ils doivent déjà se méfier du pouvoir, des sources d’information officielles ou établies et des figures d’autorité ; en d’autres termes, précisément les institutions qui s’éloignent des gens ordinaires à mesure que la société devient plus inégalitaire.

Les théories du complot comblent également un besoin émotionnel qui n’est pas satisfait ailleurs. Comme le note Seymour à propos de QAnon, dont les adeptes décodent des « indices » publiés anonymement en ligne, les gens y adhèrent en partie parce qu’ils trouvent cela amusant. Il y a un mélange d’horreur et d’excitation, et un sentiment de communauté (l’un de leurs slogans est « Where we go one, we go all » (Où l’un va seul, tous vont). Comme l’écrit Seymour, la conspiration a pris une vie propre : QAnon est « une machine à convertir conçue par plusieurs personnes, qui transforme des agnostiques en quête de sensations fortes en adeptes de l’apocalypse et traduit les pics d’attention ainsi générés en profits ». Avant que Facebook ne cède à la pression pour renforcer sa réglementation, en 2020, plus de trois millions de ses utilisateurs partageaient du contenu QAnon.

 

La « guerre populaire contre les ennemis nationaux »

Toutes les théories du complot ne sont pas aussi baroques que QAnon, mais pour Seymour, leur prévalence montre qu’il existe un désir latent de « remise à zéro violente » : « Il y a du mal dans le monde, dit la logique, mais il a un visage et un nom, et nous pouvons le combattre. » Pour Seymour, s’inspirant de Lacan, « le fantasme d’un “monde sans eux” est voué à devenir suicidaire », car le désir d’anéantir l’Autre ne peut être assouvi et finit par se retourner contre soi-même. Que l’on soit d’accord ou non avec lui sur ce point, il est certainement plausible que le nationalisme puisse être le bénéficiaire d’une agressivité inconsciente, car la nation reste, malgré tous les bouleversements de la mondialisation, la forme principale de notre vie politique collective.

Le nationalisme est toujours susceptible de dégénérer en une confusion violente, car « la nation » signifie deux choses à la fois : une communauté civique définie par un espace commun et une communauté ethnique définie par le sang. Les nationalistes d’extrême droite déploient des efforts considérables pour attiser les craintes selon lesquelles la vie nationale collective est menacée en se concentrant sur ses éléments corporels – pensez à leur préoccupation pour le sexe, la naissance et la mort – et en désignant les coupables. Le philosophe russe d’extrême droite Aleksandr Dugin a récemment décrit les Ukrainien·nes comme des « transgenres collectifs » : l’Ukraine brouille les frontières entre la Russie et l’Occident, dit-il, sapant ainsi l’intégrité de la nation russe.

La « guerre populaire contre les ennemis nationaux », comme la qualifie Seymour, n’est peut-être pas encore au cœur du populisme d’extrême droite comme elle l’était du fascisme de l’entre-deux-guerres, mais elle reste présente en arrière-plan. Lorsque Rodrigo Duterte a pris ses fonctions aux Philippines, en 2016, il a mis en pratique ce que Seymour appelle le « populisme des escadrons de la mort », en encourageant le meurtre des toxicomanes et des trafiquants de drogue dans le but de redynamiser les quartiers urbains. On estime que près de 30 000 personnes ont été tuées, certaines par des groupes d’autodéfense, en l’espace de six ans. En Israël, la rhétorique exterminatrice de l’extrême droite a donné le ton à la violence génocidaire infligée aux Gazaouis depuis les attaques du Hamas du 7 octobre 2023, ainsi qu’à l’augmentation des pogroms commis par les colons en Cisjordanie. L’Inde continue d’être secouée par des flambées de violence collective nationaliste hindoue.

Les correspondances entre les dirigeants et les foules sont peut-être moins évidentes ailleurs, mais elles n’en restent pas moins significatives : le fait que Trump ait gracié les émeutiers du 6 janvier 2021, dès le début de son second mandat, y compris les membres des milices et des gangs de rue, montre clairement sa relation avec cette partie de sa base. Si ses politiques économiques échouent et que ses persécutions ostentatoires des migrant·es et des personnes transgenres ne parviennent pas à compenser cet échec, il pourrait y avoir à nouveau besoin d’eux.

Montée de la haine au Royaume-Uni

Au Royaume-Uni, la politique d’extrême droite semble s’être éloignée de l’extrémisme violent. Depuis l’effondrement en 2010 du British National Party, un groupe fondé par des néonazis qui n’a commencé à gagner du soutien qu’après avoir adopté une image publique plus modérée, la dynamique est passée du côté des populistes. Les différents projets de Farage – l’Ukip, le Brexit Party et maintenant Reform UK – ont constitué l’influence déterminante de la droite sur la politique britannique au cours des quinze dernières années. Comme ailleurs en Europe, la montée du populisme d’extrême droite au Royaume-Uni peut être attribuée, au moins en partie, à divers maux économiques. La stagnation des salaires, le blocage de la mobilité sociale et la dégradation du domaine public ont miné la vie britannique depuis 2008 et constituent un terrain fertile pour le ressentiment décrit par Seymour.

Jusqu’en 2016, les gouvernements ont largement tenté de gérer ce ressentiment en assurant aux électeurs·trices qu’ils étaient désireux de punir les pauvres qui ne méritaient pas d’aide : les « fainéants » visés par les coupes budgétaires de George Osborne dans l’État providence et les immigrants illégaux à qui Theresa May a dit de « rentrer chez eux ». Mais cela n’a pas suffi à endiguer le populisme d’extrême droite, qui a été favorisé par une couverture médiatique favorable de la part de la presse traditionnelle de droite et par la présence croissante d’influenceurs d’extrême droite dans les médias grand public – seules cinq personnes sont apparues plus souvent que Farage dans l’émission Question Time de la BBC – et sur Internet.

Plus récemment, la droite s’est dotée de sa propre chaîne de télévision, GB News. Depuis le référendum sur l’UE de 2016, qui n’aurait peut-être pas eu lieu sans Farage, le principal effet du populisme d’extrême droite a été de faire basculer le courant dominant encore plus à droite : la récompense des conservateurs pour cela a été l’érosion de leur base électorale ; ils sont désormais, au mieux, en concurrence avec Reform pour la deuxième place à Westminster. Selon un récent sondage réalisé par l’organisation antifasciste Hope not Hate (L’espoir, pas la haine), 40 % des Britanniques préféreraient un « leader fort et décidé, ayant le pouvoir de passer outre ou d’ignorer le Parlement » à une démocratie libérale avec des élections régulières et un système multiparti. Le sondage a révélé que plus les gens sont pessimistes quant à leur propre vie, plus ils sont susceptibles de soutenir Reform, de croire que le multiculturalisme est un échec et de s’opposer à l’immigration.

Si l’on en croit Farage, sa politique est un rempart contre l’extrémisme violent, mais cette violence est également en hausse et est souvent cultivée en ligne. Le meurtre de Jo Cox en 2016 par un suprémaciste blanc a été suivi, un an plus tard, par un complot déjoué de membres d’un réseau de jeunes néonazis visant à assassiner un député travailliste. Selon Hope not Hate, un nombre croissant de jeunes hommes sont attirés par la violence et deviennent « de plus en plus fluides sur le plan idéologique » dans la façon de justifier leurs pulsions. En août 2021, un homme de 22 ans a abattu cinq personnes à Plymouth, dont sa mère et une fillette de trois ans. Il s’était plongé dans des sous-cultures nihilistes et misogynes en ligne et s’était décrit peu avant les meurtres comme « abattu et vaincu par la vie ». Un homme de 25 ans qui a violé et assassiné son ex-petite amie et tué sa mère et sa sœur dans le Hertfordshire en juillet 2024 avait recherché en ligne des documents de l’influenceur misogyne Andrew Tate peu avant de commettre ces meurtres.

Explosion de la violence de rue

De plus, comme le suggère Seymour, la politique traditionnelle est désormais ponctuée par la violence de la rue. Après 2016, les partisans d’extrême droite du Brexit ont fréquemment tenté d’intimider les députés à leur entrée et à leur sortie du Parlement, et les militant·es du Parti travailliste de Jeremy Corbyn ont été agressés pendant la campagne électorale de 2019. Tommy Robinson, l’ancien leader de la Ligue de défense anglaise antimusulmane, compte plus d’un million d’abonnés sur X et a mobilisé des dizaines de milliers de partisans pour participer à des manifestations de rue à Londres. La posture populiste de certains ministres des gouvernements successifs de Johnson, Truss et Sunak, n’a rien fait pour décourager l’extrémisme d’extrême droite.

À l’automne 2020, alors que Johnson, la ministre de l’Intérieur de l’époque, Priti Patel, et le Daily Mail lançaient des attaques rhétoriques contre les avocats « gauchistes » spécialisés dans l’immigration, un sympathisant nazi a tenté de tuer le responsable du droit de l’immigration d’un cabinet d’avocats de renom. La successeure de Patel, Suella Braverman, a été démise de ses fonctions lors d’un remaniement ministériel, en novembre 2023, après avoir écrit dans le Times que la police avait appliqué un « double standard » en se montrant plus sévère envers les « manifestant·es de droite et nationalistes » qu’envers les « foules propalestiniennes ».

Ces différents éléments se sont conjugués lors des émeutes de l’été 2024. Pour reprendre les termes de Seymour, une catastrophe aiguë – les meurtres de Southport, commis par un adolescent qui avait cultivé ses griefs en ligne – a conduit à une crise dans le désastre chronique de la politique britannique, déclenchant des émeutes et des manifestations anti-immigration dans 27 villes. Des militant·es d’extrême droite engagés ont attisé les réactions : alors que des rumeurs infondées se propageaient en ligne selon lesquelles le tueur était musulman ou demandeur d’asile, un néonazi chevronné de Merseyside a appelé à une manifestation à Southport, la promouvant via un groupe Telegram qui a rapidement attiré des milliers d’adeptes. Des appels similaires ont surgi ailleurs en ligne, mais selon Hope not Hate, la plupart des personnes impliquées dans ces appels et dans les émeutes elles-mêmes n’avaient aucune affiliation politique officielle.

Bien que la plupart des troubles aient eu lieu dans des quartiers défavorisés, comme c’est généralement le cas lors d’émeutes, les récits des personnes condamnées pour avoir participé ou encouragé les violences suggèrent un éventail déroutant de motivations. Gavin Pinder, 47 ans, qui occupait un emploi très bien rémunéré dans une centrale nucléaire, aurait ri en tentant d’attaquer une mosquée à Southport ; il en allait de même pour Leanne Hodgson, 43 ans, ancienne hôtesse de l’air, qui a chargé une ligne de policiers avec une poubelle industrielle à roulettes. Peter Lynch, 61 ans, s’est joint à une foule qui tentait d’incendier un hôtel hébergeant des demandeurs d’asile à Rotherham ; il portait une pancarte condamnant le « deep state », l’Organisation mondiale de la santé et la Nasa. À Bristol, Ashley Harris, 36 ans, propriétaire d’une entreprise d’échafaudages, a lancé un chant « Nous voulons retrouver notre pays » avant de frapper une contre-manifestante. « Mettez le feu à tous ces putains d’hôtels remplis de salauds », a posté Lucy Connolly, 41 ans, ancienne nounou et épouse d’un conseiller conservateur à Northampton. « Si cela fait de moi une raciste, tant pis. » Levi Fishlock, un homme de 31 ans originaire de Barnsley qui a tenté de mettre le feu à l’hôtel de Rotherham, a déclaré aux policiers qui l’ont arrêté que c’était pour une « bonne cause ».

 

Mais on est loin du fascisme en tant que force politique organisée…

Tout cela illustre le mélange de fantasmes apocalyptiques, de ressentiment nationaliste et d’excès libidineux décrit par Seymour. Mais on est loin du fascisme en tant que force politique organisée. L’un des problèmes de l’analyse de Seymour est qu’il n’explique pas comment passer d’une partie de son tableau à l’autre – par exemple, d’une explosion désordonnée de violence raciste à un projet électoral d’extrême droite couronné de succès. Une autre façon d’interpréter les émeutes de l’été dernier est qu’elles ont démontré la résilience du système politique britannique : après une répression rapide des forces de l’ordre orchestrée par le gouvernement et d’importantes contre-manifestations approuvées même par le Daily Mail, la violence s’est essoufflée.

Farage, dont le talent politique réside dans sa capacité à rester prudemment à la limite de la respectabilité traditionnelle, a été mis sur la défensive et a dû se dissocier de la violence. Cette année, Reform a été plongé deux fois dans la crise par les tentatives de Farage de maintenir sa respectabilité : une première fois, lorsque Elon Musk a demandé que Tommy Robinson soit admis dans le parti, et une seconde fois lorsque Farage a limogé son député Rupert Lowe après une dispute causée, au moins en partie, par l’appel de Lowe à des expulsions massives.

Cela soulève la question de savoir si, en nous concentrant trop sur le potentiel fasciste de l’extrême droite actuelle, nous passons à côté de ce qui se passe réellement. À la fin des années 1970, le capitalisme britannique était également en crise et le système politique semblait bloqué. Cela a notamment entraîné une montée en puissance du Front national. Mais Stuart Hall, dans son essai « The Great Moving Right Show » (1979), a fait valoir que la gauche interprétait mal la situation, soit en se comportant comme si le fascisme de l’entre-deux-guerres était de retour, soit en traitant les conservateurs de Thatcher comme des Tories ordinaires.

Selon Hall, le Front national, bien que vicieux et dangereux, était marginal. Thatcher, en revanche, représentait quelque chose de nouveau et d’important : une forme de « populisme autoritaire » qui allait recueillir un large soutien grâce à son attention aux ressentiments généralisés dans la société et qui allait réinitialiser le capitalisme britannique en faveur des élites dirigeantes, laissant la gauche à la dérive. C’est plus ou moins ce qui s’est passé. Et cela a été réalisé dans les limites de la démocratie libérale, même si la police métropolitaine était prête à intervenir en cas de besoin. Lorsque Farage décrit Reform comme un « tout nouveau mouvement conservateur », nous devrions réfléchir un peu plus à ce que cela signifie.

Un problème connexe est que Seymour n’explique pas vraiment pourquoi les tendances qu’il identifie sont plus marquées dans certains endroits que dans d’autres. Son utilisation d’exemples internationaux est un changement bienvenu par rapport au solipsisme anglophone habituel – en effet, ceux-ci suggèrent que l’avant-garde du revanchisme nationaliste au XXIe siècle pourrait se trouver en dehors des économies sclérosées de l’Occident –, mais il ne s’agit pas d’un compte rendu véritablement mondial. Comment, par exemple, le nationalisme de la catastrophe s’articule-t-il avec un régime plus clairement autocratique comme celui de la Russie sous Poutine, ou avec la Chine postcommuniste, qui a développé sa propre version d’un capitalisme national musclé ?

Ces deux cas ne sont mentionnés qu’en passant. C’est dommage, car comme l’a déjà montré le second mandat de Trump, la division du monde en blocs de puissance rivaux et fortement militarisés, chacun dominé par son propre tyran nationaliste régional, semble être l’objectif des populistes d’extrême droite et des dictatures. Une spirale autodestructrice de violence est l’une des conséquences possibles, mais une forme plus stable d’autoritarisme l’est également : une « démocratie contrôlée » dans laquelle les droits des citoyen·nes sont restreints et les territoires accaparés, mais où le spectacle continue.

 

Comment réagir si nous sommes foutus ?

Le contre-argument serait que rien ne semble stable à l’heure actuelle. Nous n’avons pas encore connu les profonds chocs sociaux – guerre mondiale ou hyperinflation – qui ont contribué à l’émergence du fascisme entre les deux guerres, mais c’est ce qui nous attend, selon Seymour, si nous ne parvenons pas à enrayer le dérèglement climatique. Il serait « naïf », dit-il, de supposer que nos systèmes démocratiques sont suffisamment résilients pour surmonter les tempêtes climatiques à venir. Les politiciens d’extrême droite les plus avant-gardistes tentent déjà d’insuffler une touche écologique à leur nationalisme, détournant l’attention de la question de savoir comment éviter la catastrophe et signalant plutôt que les nations doivent se préoccuper de leurs propres intérêts. « Les frontières sont les meilleures alliées de l’environnement », a déclaré Jordan Bardella, du Rassemblement national, en 2019. « C’est grâce à elles que nous sauverons la planète. »

Seymour veut que nous imaginions le pire scénario possible et que nous agissions pour l’éviter. Mais il est difficile de concilier ces objectifs. D’une part, il souligne, à juste titre, que l’extrême droite d’aujourd’hui peut être vaincue. Elle se nourrit d’une sphère sociale affaiblie, de la timidité et de la paralysie de ses adversaires, et du sentiment que l’espoir, comme l’a dit un jour Fisher, est une « illusion dangereuse ». D’où, toute revitalisation significative de la démocratie devra tenir compte des besoins émotionnels autant que de ce que Seymour appelle la « politique du pain et du beurre », c’est-à-dire les emplois, les salaires et les services publics. Regardez, dit-il, la manière dont les syndicats renforcent la solidarité entre les travailleurs. Les gens se rassemblent pour améliorer leur situation matérielle, sous forme de salaires et de conditions de travail. Mais ce faisant, ils s’éveillent à d’autres besoins, tels que le besoin d’autres personnes dans « l’activité collective et la jouissance collective » – il cite ici Marx – et même le développement de « besoins radicaux » tels que « le besoin d’universalité ».

D’un autre côté, la vision pessimiste de Seymour ne lui laisse guère de marge de manœuvre. « Nous ne pouvons renier le désir apocalyptique », écrit-il, suggérant qu’il existe « une rébellion latente même dans les expressions les plus brutales du désespoir », comme la banderole déployée lors d’une manifestation d’Extinction Rebellion sur laquelle on pouvait simplement lire : « We’re Fucked » (Nous sommes foutus). Mais cela ne suffit pas. J’ai commencé à couvrir l’extrême droite à la fin des années 2000, alors qu’elle était considérée comme un phénomène marginal, déplaisant mais spectaculaire.

En la voyant devenir l’un des courants politiques déterminants de notre époque, l’une des choses les plus difficiles à comprendre a été la façon dont elle se nourrit des échecs du système existant, tout en proposant des remèdes qui ne feraient qu’empirer la situation. Il est difficile, mais nécessaire, d’accorder toute l’attention requise à ces deux aspects. Le fascisme, écrit Paxton, devient une force politique sérieuse lorsqu’il exploite « un sentiment de crise écrasante qui dépasse les solutions traditionnelles ». Pour ne pas en arriver là, nous pourrions commencer par examiner ce que nous risquons de perdre et réfléchir à la manière de le préserver.

* Daniel Trilling est historien. Cet article a été traduit de l’anglais par notre rédaction. Il est tiré de la London review of books (vol. 47, n°10, 5 juin 2025) et porte sur le dernier ouvrage de Richard Seymour, Disaster Nationalism: The Downfall of Liberal Civilisation (Verso, 2024)

Notes de notre rédaction

 [1] Clara Zetkin, « Der Kampf gegen den Faschismus. Bericht auf dem Erweiterten Plenum des Exekutivkomitees der Kommunistischen Internationale (20. Juni 1923) ». Traduction française d’un extrait de ce rapport in Stefanie Prezioso, Découvrir l’antifascisme. Chap. 2 : Un mouvement de masse, Paris, éditions sociales, 2025.

[2] Robert O. Paxton, The Anatomy of Fascism, New York, Alfred A. Knopf, 2004, p. 218 (trad. française : Le fascisme en action, Paris, Seuil, 2004).

[3] El Pais, 15 décembre 2024.

[4] Langston Hughes, Good Morning, Revolution ! Uncollected Social Protest Writings, New York, Lawrence Hill & Company, 1973.

[5] Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, Paris, Editions Présence Africaine, 1955, p. 77.

[6] Umberto Eco, Il fascismo eterno, Milan, La Nave di Teseo, 2018 [1997], p. 25 (trad. française Reconnaître le fascisme, Paris, Grasset, 2017).

[7] Dave Renton, Fascism. Theory and Practice, Londres, Pluto Press, 1999.

[8] Primo Levi, I sommersi e i salvati, Turin, Einaudi, 1986 (trad. française Les naufragés et les rescapés, Paris, Gallimard, 1989)

[9] Jenny Turner, « Not No Longer, but Not Yet », London Review of Books, vol. 41, n°9, 9 mai 2019.

[10] Philip Mirowski, Never Let a Serious Crisis Go to Waste: How Neoliberalism Survived the Financial Meltdown, Londres, Verso,2013.

[11] William Davies, « Stay away from politics », London Review of Books, vol. 45, n°18, 21 septembre 2023.

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