Dans ce texte tiré de son livre de 2024, Trumpismos (Barcelone, Verso), que nous avons traduit de l’espagnol, Miguel Urbán Crespo s’efforce de montrer les différences entre le fascisme des années trente et l’extrême droite actuelle. Il s’appuie pour cela sur les analyses marxistes du fascisme historique et sur des travaux d’historiens.
Quelques analogies avec les années trente
Cent ans après la marche des chemises noires sur Rome, une néofasciste comme Georgia Meloni est devenue la première femme ministre d’Italie ; cent ans après l’incendie du Reichstag, les bolsonaristes occupaient le parlement et le sénat brésiliens, refusant d’accepter le résultat des élections, c’est-à-dire la victoire de Lula da Silva ; et plus de soixante-dix-huit ans après la victoire contre le nazisme et le fascisme, lors de la Seconde Guerre mondiale, nous continuons encore aujourd’hui à nous demander, encore et encore, ce qu’est le fascisme. Une sorte de totalitarisme néofasciste peut-il renaître en plein XXIe siècle ? Telle est l’interrogation qui suscite notre inquiétude. Le bilan des résultats électoraux de l’extrême droite au niveau international au cours des cinq dernières années ne peut que nous procurer un fort sentiment de malaise.
La croissance exponentielle au niveau international des forces d’extrême droite à la suite de la crise économique de 2008 a donné lieu à une abondante littérature — articles, livres et autres formes d’analyse — sur le parallélisme entre la nouvelle vague réactionnaire mondiale et le fascisme traditionnel. Deux éléments alimentent fondamentalement cette corrélation : d’une part, la comparaison entre la conjoncture de l’entre-deux-guerres européen, après la crise de 1929 (et celle du paysage mondial, en particulier européen, après la crise de 2008) ; d’autre part, de manière nécessairement liée, le parallélisme forcé entre les expressions politiques du passé et celles d’aujourd’hui.
L’agence de presse Bloomberg elle-même a analysé la situation problématique de l’Europe et de son système bancaire pendant la crise de 2008 en se référant à ce qui s’est passé dans les années 1930. Dans son étude, elle a rappelé les événements qui ont conduit à l’arrivée au pouvoir des régimes fascistes, et a même établi une similitude entre Bankia (Espagne) et Creditanstalt (la banque autrichienne qui a semé le chaos en pleine Grande Dépression) en soulignant comme élément critique — aujourd’hui comme dans les années 30 — l’absence de distinction entre dette souveraine et dette bancaire, avec pour conséquence la socialisation des dettes privées par l’ensemble de la société.
Comme l’explique l’économiste Isidro López, la crise économique des années 1930 a donné lieu à une grave crise des institutions, que nous avons également connue au cours de ces dernières années de crise de la deuxième décennie du XXIe siècle, avec des bouleversements électoraux aussi importants que le Brexit :
La période de l’entre-deux-guerres a été décrite comme une métaphore de l’effondrement des appareils institutionnels sur lesquels reposait l’État-nation et du détachement entre l’État-nation et ses populations. Comme on pouvait s’y attendre, la crise permanente de représentation et de légitimité qu’ont connue les démocraties néolibérales après la grande crise du capitalisme financiarisé de 2007 a été comparée à la période historique précédente de turbulences économiques et politiques [1].
Cette conjonction de crises économiques et politiques a généré une forte instabilité sociale qui, dans les années 1930, a constitué l’une des opportunités propices à la montée des régimes fascistes. Aujourd’hui, elle est l’une des raisons de la montée électorale de la nouvelle droite radicale.
À cet égard, Larry Elliott, rédacteur économique du Guardian, a publié dans les pages de ce quotidien britannique une comparaison exhaustive entre la Grande Dépression de 1930 et celle de 2008 [2]. Elliott soulignait non seulement que les données relatives à la production industrielle et au commerce mondial à la fin de 2008 affichaient des baisses similaires à celles des premiers mois de la Grande Dépression, mais il soulignait également un élément très important : le rôle du déclin de la Grande-Bretagne — pivot de la mondialisation à la fin du XIXe siècle — sans relève internationale claire avant la fin de la Seconde Guerre mondiale, et comment les États-Unis, héritiers du rôle de superpuissance mondiale, faisaient désormais face au déclin de leur puissance, ce qui inaugurait une période d’instabilité et de lutte multipolaire qui ressemblait beaucoup à la décennie turbulente des années 1930.
Avec la prudence qui s’impose lorsqu’on établit des analogies historiques, nous pouvons être d’accord avec Martín Mosquera lorsqu’il affirme que,
au rythme d’une nouvelle crise historique du capitalisme, nous assistons à la lente éclipse d’un monde. À un rythme moins rapide que dans les années 1930, nous voyons s’éroder lentement un certain équilibre sociopolitique, avec ses représentations politiques, ses conceptions idéologiques, ses conceptions du monde. Dans l’espace laissé vacant par le déclin des partis traditionnels, qui ont géré le capitalisme depuis l’après-guerre, émergent de nouveaux phénomènes politiques, dont beaucoup sont monstrueux [3].
Il ne fait aucun doute que les crises de 1929 et 2008, tout comme celle liée à la pandémie de 2020, sont des crises systémiques qui dépassent le cadre d’un seul pays et touchent le système mondial. Bien sûr, le krach financier de 1929 et celui de 2008 présentent de nombreuses similitudes. Tous deux ont ouvert la voie à une décennie de profonde instabilité économique, de croissance exponentielle du chômage, de la pauvreté et des inégalités. Comme le souligne Poulantzas, le processus de fascisation et l’avènement du fascisme n’auraient pas pu se produire sans une « crise de représentation des partis : élément tout à fait remarquable de la crise politique en question ». En d’autres termes, poursuit Poulantzas,
on constate une rupture du rapport, à la fois de l’ordre de représentation — dans le système étatique — et de l’ordre d’organisation, entre les classes et fractions de classe dominante et leurs partis politiques » [4].
C’est à partir de cette crise du système politique entre représentés et représentants, également très présente en Europe depuis la crise de 2008, que le système politique bipartite, né de la Seconde Guerre mondiale, commence à se fracturer, provoquant de nombreux « séismes électoraux », dans la plupart des cas, avec des candidats d’extrême droite. Nous pouvons bien sûr constater des similitudes entre les crises de 1929 et de 2008, et discuter du degré ou de l’impact de leurs conséquences sur la population, mais il existe des différences cruciales entre ces deux épisodes historiques. L’une des plus importantes est peut-être les séquelles de la Première Guerre mondiale sur les populations européennes.
Ceux qui avaient survécu aux tranchées ne pouvaient pardonner à ceux qui les y avaient envoyés. Les vétérans, habitués à la violence, insistaient sur ce qu’ils considéraient comme leur droit bien mérité de gouverner les pays pour lesquels ils avaient versé leur sang. « Quand je suis revenu de la guerre », écrivait Italo Balbo, « comme tant d’autres, je détestais la politique et les politiciens qui, à mon avis, avaient trahi les espoirs des soldats » [5].
Le fascisme en tant que mouvement politique ne peut être compris sans tenir compte du massacre fondateur du XXe siècle qu’a été la Première Guerre mondiale. Une expérience marquée par l’industrialisation de la mort, l’application de la science et des progrès techniques à l’expansionnisme militaire dans un conflit que Lénine a défini comme « une guerre entre propriétaires d’esclaves pour un partage plus équitable des esclaves ». L’expérience des tranchées, des valeurs militaires, de la violence extrême, de l’absurdité, la socialisation de la haine envers d’autres peuples, le ressentiment face à la défaite, les frustrations irrédentistes des uns ou les envies de revanche de ceux qui avaient subi « le coup de poignard dans le dos » en 1918 finiront par définir la conception du monde qui caractérisera les troupes de choc du fascisme.
Le fascisme ne peut pas non plus s’expliquer en dehors du contexte de l’onde de choc provoquée par la révolution d’Octobre et les mouvements révolutionnaires qui vont se répandre en Europe centrale et orientale entre 1917 et 1923 : la Révolution allemande, la Révolution hongroise, la République des conseils de Bavière, le Bienio Rosso en Italie et le mouvement des conseils ouvriers à Turin… La panique de la bourgeoisie face à la révolution sociale a ouvert la voie à l’acceptation de formes extrêmes de répression et de terreur afin de maintenir intact le système capitaliste.
Le fascisme est donc un produit historique fortement conditionné par le contexte, non seulement de la crise de 1929, mais aussi du cycle de révolutions et de violence de l’entre-deux-guerres. Ce cadre historique ne correspond pas vraiment au phénomène actuel de montée de l’extrême droite. Néanmoins, les analogies entre l’émergence des nouvelles extrêmes droites et les forces fascistes de l’entre-deux-guerres n’ont cessé d’être soulignées ces dernières années : certaines études parlent d’une réédition des anciens fascismes, d’autres entrevoient de nouveaux concepts hybrides entre le passé et le présent, comme c’est le cas des idées d’« écofascisme » ou de « fascisme fossile ».
Il peut être compréhensible que, dans le cadre des débats passionnés contre cette droite masculiniste et raciste, qui connaît une croissance exponentielle, nous parlions de « fascistes » ou utilisions des adjectifs similaires afin d’encourager la mobilisation ou même de les fustiger. Cependant, l’analyse sereine, dont toute pensée critique a besoin, devrait aller au fond de la question du phénomène de cette résurgence autoritaire mondiale, dont l’émergence d’une nouvelle droite radicale est l’illustration la plus importante et la plus dangereuse. C’est pourquoi, selon Traverso,
Le comparatisme historique qui, comme le souligne Marc Bloch (1928), vise à saisir des analogies et des différences entre les époques, plutôt que des homologies ou des répétitions, naît de cette tension entre l’histoire et le langage. Aujourd’hui, avec la montée des droites radicales, cette tension se fait plus aiguë et rend donc plus urgente la nécessité d’une approche comparative [6].
Nous ne pouvons tomber dans le piège banal qui consiste à considérer toute option réactionnaire comme du fascisme, une vision naïve et réductrice qui ne nous aide pas à comprendre et à diagnostiquer les défis du présent. En ce sens, la première étape à franchir pour analyser le phénomène de l’émergence des extrêmes droites au XXIe siècle et déterminer leur continuité ou leur rupture avec les anciens fascismes de l’entre-deux-guerres consiste à répondre à la question suivante : qu’est-ce que le fascisme ?
Qu’est-ce que le fascisme ?
Ernest Mandel a écrit dans son fameux ouvrage sur le fascisme, que « l’histoire du fascisme est aussi l’histoire de son analyse théorique ». Il ajoutait :
« L’apparition simultanée d’un phénomène social nouveau et des tentatives effectuées pour le comprendre est plus saisissante dans le cas du fascisme que dans aucun autre exemple de l’histoire moderne » [7].
De nombreuses théories et explications ont été avancées sur le fascisme, son apparition, sa genèse, sa capacité à construire des partis de masse. Seule la révolution d’Octobre a fait couler plus d’encre. Comprendre ce qu’est le fascisme est fondamental aujourd’hui ; une théorie adéquate à ce sujet nous préparera aux défis théoriques et politiques d’un contexte de crise systémique et d’une droite radicale en pleine ascension.
L’un des grands spécialistes de l’histoire contemporaine européenne, Robert O. Paxton, définissait le fascisme à travers une série de passions mobilisatrices :
un sentiment de crise écrasante contre lequel les solutions traditionnelles sont impuissantes ;
la primauté du groupe, envers lequel on a des devoirs supérieurs à tout droit, qu’il soit individuel ou universel, et la subordination de l’individu à celui-ci ;
la croyance que son groupe est victime, un sentiment qui justifie toute action, sans limites légales ou morales, contre ses ennemis, tant internes qu’externes ;
la crainte du déclin du groupe sous l’effet corrosif du libéralisme individualiste, de la lutte des classes et des influences étrangères ;
la nécessité d’une intégration plus étroite d’une communauté plus pure, par le consentement, si possible, ou par une violence excluante si nécessaire ;
le besoin d’autorité exercée par des chefs naturels (toujours masculins), culminant dans un chef national, seul capable d’incarner le destin historique du groupe ;
la supériorité des instincts du chef sur la raison abstraite et universelle ;
la beauté de la violence et l’efficacité de la volonté, lorsqu’elles sont consacrées au succès du groupe ;
le droit du peuple élu à dominer les autres sans aucune restriction d’ordre divin ou humain, ce droit étant déterminé par le seul critère de la supériorité du groupe dans une lutte darwinienne [8].
Une lecture comparative avec l’actualité nous permet de constater que bon nombre de ces passions mobilisatrices du fascisme restent aujourd’hui encore déterminantes dans la montée de l’extrême droite. Elles constituent d’ailleurs un élément fondamental de son succès électoral et de sa capacité à séduire des couches importantes de la société. La différence entre l’extrême droite actuelle et le fascisme de l’entre-deux guerres ne provient pas d’un éloignement — qui existe également — de ses passions mobilisatrices, mais d’un élément encore plus important : sa fonction historique.
Mandel affirmait que l’essor du fascisme était l’expression d’une grave crise sociale du capitalisme mature, d’une crise structurelle qui, comme entre 1929 et 1933, pouvait coïncider avec une crise économique classique de surproduction, mais qui dépassait largement ces fluctuations conjoncturelles. Dans une telle conjoncture, la fonction historique de la prise du pouvoir par les fascistes consistait à modifier par la force et la violence les conditions de reproduction du capital en faveur des groupes décisifs du capital lui-même, formant un nouveau bloc historique qui remplaçait l’ancienne bourgeoisie libérale en crise par un système de pouvoir autoritaire.
Comme l’affirme Poulantzas : « Le fascisme ne constitue pas une simple forme différentielle de l’État capitaliste à un stade de son développement. Le fascisme constitue une forme d’État et une forme de régime “limite” de l’État capitaliste » [9] ; un État capitaliste d’exception, différent des autres formes d’État capitaliste et même différent d’autres formes spécifiques de régimes d’exception, comme les dictatures militaires ou le bonapartisme. En effet, le caractère autoritaire des régimes nazis-fascistes a été un élément de confusion avec les modèles dictatoriaux ou les états d’exception :
Le fascisme est facilement confondu avec la dictature militaire, car les dirigeants fascistes ont militarisé leurs sociétés et placé les guerres de conquête au centre même de leurs objectifs […]. Mais alors que tous les fascismes sont toujours militaristes, les dictatures militaires me sont pas toujours fascistes. La plupart des dictateurs militaires se sont comportés simplement comme des tyrans, sans oser déclencher l’enthousiasme populaire du fascisme […]. Les autoritaires préfèrent laisser la population démobilisée et passive, tandis que les fascistes cherchent à mobiliser et à enthousiasmer le public [10].
La nécessité pour les régimes fascistes de mobiliser une partie fondamentale de la société autour de leur projet est l’une de leurs principales caractéristiques, qui les différencie d’autres modèles autoritaires de gouvernement capitaliste, tels que le bonapartisme : « Une dictature militaire ou un État purement policier — pour ne rien dire de la monarchie absolue — ne dispose pas de moyens suffisants pour atomiser, décourager et démoraliser, durant une longue période, une classe sociale consciente, riche de plusieurs millions d’individus et pour prévenir ainsi toute poussée de la lutte des classes la plus élémentaire […] » [11].
C’est ce que Gramsci considère comme un régime policier constant, fondé non seulement sur le pouvoir coercitif de l’appareil d’État, mais aussi sur l’intervention inestimable des organisations fascistes de masse, qui permettent de maintenir le caractère coercitif et répressif de la société politique sur la société civile. Il en résulte une adoration de « l’ordre », un climat où chacun occupe sa place dans une hiérarchie scrupuleusement organisée, exerçant son autorité sur ses subordonnés. « Croire, obéir, combattre ». Chacun est le petit policier de l’autre. Cela va si loin qu’en Italie, le fascisme invente la figure du capo-fabbricanti (le chef d’immeuble), vêtu d’un uniforme ; une sorte de glorification du petit bourgeois qui, bien qu’il mène une vie misérable, se croit aussi important et aussi puissant qu’un ministre.
C’est pourquoi un mouvement de masse capable d’entraîner un grand nombre d’individus est nécessaire. Seul un tel mouvement peut décimer et démoraliser la frange la plus consciente du prolétariat, que ce soit par une terreur systématique de masse ou par une guerre de harcèlement et de combat de rue qui, après la prise du pouvoir, laisse derrière elle une population atomisée, découragée et résignée, sous contrôle permanent, à la suite de la destruction totale de ses organisations de masse. C’est l’une des principales caractéristiques du fascisme, qui le distingue de ce que Poulantzas identifie comme des régimes d’état d’exception capitalistes, à savoir la capacité du fascisme à mettre en place des appareils d’État spécifiques de mobilisation des masses (partis, syndicats, organisations de jeunes, de femmes, etc.).
Car le fascisme, c’est avant tout :
la solution autoritaire à la crise des élites européennes elles-mêmes, mais il l’est par la voie de la mobilisation populaire, par la voie de l’appropriation (subjective, et pas seulement formelle) des formes de mobilisation ouvrière. En effet, les fascistes prennent la forme du parti de masse, de l’activisme comme mode de vie, de la promesse d’un avenir radicalement différent, mais incarné dans la particularité nationale et la lutte raciale face à l’universalisme prolétarien et aussi éclairé [12].
Contrairement à la réaction classique, qui appelait à l’ordre, à l’autorité et à la soumission, les mouvements fascistes appelaient à la mobilisation et à l’organisation, à une « révolution nationale » à la fois anticommuniste, antidémocratique et contraire à tous les principes éclairés et humanistes. En définitive, il appelait à l’action des masses pour mettre fin à la « corruption » et aux « impuretés » de la patrie (en particulier la lutte des classes et le parlementarisme). Cela en faisait une forme originale de contre-révolution capable de combiner le culte de la technique, la raison instrumentale et la modernité (comme l’illustrait le mouvement futuriste italien, assez lié aux origines idéologiques du fascisme) avec l’exaltation des archaïsmes — par exemple, à travers le culte du sang, de la mythologie ou du passé impérial — ou avec les traditions occultistes, l’astrologie, l’antisémitisme, etc. Comme l’affirme Traverso :
Le fascisme est probablement l’exemple le plus frappant d’une modernité conçue et vécue comme mythe intemporel. Le secret de la révolution conservatrice résidait précisément en sa fusion entre une modernité technique, mécanique, et un passé ancestral, fait de valeurs traditionnelles, de héros mythologiques et idéalisé dans un sens romantique [13].
Le nazisme et le fascisme ont été des mouvements qui ont fait un usage révolutionnaire de la propagande politique, utilisant les grands spectacles de masse comme moyen de légitimer le pouvoir, de fasciner les foules et de rassembler un peuple atomisé. Le fascisme, selon les termes de Walter Benjamin, fera de l’esthétisation de la politique un élément capital de ce que Max Weber appelait la domination « charismatique », où l’on exalte la figure d’un leader incarnant les vertus du peuple (Il Duce), de la race (le Führer), et qui devient un messie investi de la rédemption nationale contre l’ennemi extérieur et intérieur.
Qui compose les organisations de masse du fascisme ? Ou, en d’autres termes, quelle est la nature de classe du fascisme ? C’est peut-être l’une des questions qui, comme c’est le cas aujourd’hui avec les partis d’extrême droite, suscite le plus de controverses. Il ne fait aucun doute que les partis nazis-fascistes, à un stade avancé de leur développement, ont intégré des secteurs très divers de la société, y compris, comme il ne pouvait en être autrement, une partie de la classe ouvrière allemande et italienne. Mais c’est la petite bourgeoisie qui, non seulement, alimente les rangs du fascisme, mais qui est également surreprésentée dans la chaîne de commandement des partis fascistes et de leurs organisations de masse.
Capital financier et petite-bourgeoisie
L’un des intellectuels marxistes qui a peut-être le mieux analysé la nature de classe du fascisme est Trotsky, qui a combattu la vision simpliste du stalinisme et de la social-démocratie selon laquelle le fascisme était une réaction armée de la grande bourgeoisie face à la montée des mobilisations ouvrières :
La puissance du capital financier ne réside pas dans sa capacité à établir, à son gré, n’importe quel gouvernement, n’importe quand, il n’en a pas le pouvoir. Sa puissance réside dans le fait que tout gouvernement non prolétarien est obligé de servir le capital financier ; ou — pour dire les choses autrement — que le capital financier a la possibilité de remplacer un système de domination en déclin par un autre, qui correspond aux nouvelles conditions [14].
Dans le même ordre d’idées, Gramsci conçoit l’émergence du fascisme comme une sorte de révolte petite-bourgeoise qui tente de se présenter comme une classe indépendante, mais qui se transforme une fois que le fascisme accède au pouvoir politique, c’est-à-dire au moment où la petite bourgeoisie est supplantée par les intérêts du grand capital. De même, Poulantzas, dans un ouvrage sur l’impact populaire du fascisme, écrit :
La petite bourgeoisie […] a basculé en effet de manière massive et ouverte du côté du fascisme. Elle était largement surreprésentée dans l’appareil fasciste et formait son aile active. En somme, la spécificité du phénomène de l’impact populaire du fascisme, de la relation entre fascisme et masses populaires, se réduit essentiellement au problème de la relation entre fascisme et petite bourgeoisie [15].
Mandel partage également cette thèse et, à l’instar de Gramsci, Trotsky et Poulantzas, accorde à la révolte petite-bourgeoise, dans sa tentative d’apparaître comme une classe indépendante, une grande importance dans l’émergence du fascisme et dans sa condition de classe :
Un tel mouvement de masse [le fascisme] ne peut surgir qu’au sein de la troisième classe de la société, la petite bourgeoisie qui, dans la société capitaliste, existe à côté du prolétariat et de la bourgeoisie. Quand la petite bourgeoisie est touchée si durement par la crise structurelle du capitalisme de la maturité, qu’elle sombre dans le désespoir […] c’est alors qu’au moins dans une partie de cette classe, surgit un mouvement typiquement petit-bourgeois […] qui allie à un nationalisme extrême et à une démagogie anticapitaliste, violente en paroles du moins une profonde hostilité à l’égard du mouvement ouvrier organisé […] Il a besoin du soutien financier et politique de fractions importantes du capital monopolistique pour se hisser au pouvoir [16].
C’est précisément la nécessité pour le fascisme de bénéficier du soutien financier et politique d’importantes fractions du grand capital pour parvenir à la prise du pouvoir qui a été utilisée comme argument, par différents secteurs de la gauche, pour le caractériser comme une réaction armée de la grande bourgeoisie contre le mouvement ouvrier. Mais cette approche a sous-estimé le rôle de la petite bourgeoisie dans la naissance et le développement du nazi-fascisme.
Pour Trotsky, cependant, le passage d’un système bourgeois-libéral au fascisme implique une crise politique qui peut signifier le tout ou rien pour la grande bourgeoisie, car, si les fascistes échouent, la porte s’ouvre à une révolution prolétarienne. Le cas de la guerre civile espagnole illustre très bien le risque pour la grande bourgeoisie du tout ou rien que représente le pari sur une forme de régime « limite » de l’État capitaliste, tel que le fascisme. C’est pourquoi la grande bourgeoisie est généralement réticente à ce type d’« aventures politiques » et c’est la petite bourgeoisie, traversée par une crise profonde et qui a besoin de se réaffirmer en tant que classe indépendante, qui participe de manière décisive à la création et au déploiement du nazi-fascisme. Ce n’est que lorsque le sort en est jeté que la grande bourgeoisie mise sur le fascisme comme système de gouvernement :
La croissance gigantesque du national-socialisme traduit deux faits essentiels : une crise sociale profonde, arrachant les masses petites-bourgeoises à leur équilibre, et l’absence d’un parti révolutionnaire qui, dès à présent, jouerait aux yeux des masses un rôle de dirigeant révolutionnaire reconnu. Si le parti communiste est le parti de l’espoir révolutionnaire, le fascisme, en tant que mouvement de masse, est le parti du désespoir contre-révolutionnaire [17].
Car, comme l’affirmait Walter Benjamin, « chaque montée du fascisme témoigne d’une révolution manquée ». Nous ne pourrions comprendre la montée du fascisme en Italie sans l’échec du Bienio Rosso, ni le triomphe du nazisme en Allemagne sans la défaite du soulèvement spartakiste. Le fascisme doit d’abord écraser l’espoir révolutionnaire pour que son désespoir contre-révolutionnaire puisse triompher. L’usage de la violence, l’une des caractéristiques les plus marquantes du fascisme, joue ici un rôle fondamental : l’usage de la violence contre les travailleurs, leurs actions et leurs organisations. « Qu’est-ce que le fascisme considéré à l’échelle internationale ? », se demandait Gramsci : « C’est la tentative de résoudre les problèmes de production et d’échange avec des mitraillettes et des coups de revolver » [18]. La montée d’un mouvement fasciste de masse est une sorte d’institutionnalisation de la guerre civile. Pour vaincre et consolider son pouvoir, le fascisme doit avoir préalablement brisé la capacité de résistance des travailleurs.
Les armes et les uniformes étaient pour les fascistes un fétiche permettant de construire une identité particulière pendant l’entre-deux-guerres. Ce n’est pas un hasard si, de Mussolini à Hitler, tous les chefs fascistes ont adopté l’uniforme militaire comme tenue habituelle pour leurs apparitions publiques. C’est là une autre caractéristique qui a souvent conduit à confondre les régimes fascistes avec les dictatures militaires qui leur ont succédé. Dans les années 1930 et 1940, les milices fascistes étaient toutes en uniforme ; les chemises noires italiennes, composées principalement d’anciens combattants de la Première Guerre mondiale et financées par les grands propriétaires terriens et les entrepreneurs comme « garde blanche » briseuse de grève, étaient particulièrement connues. Elles constituaient de véritables troupes de choc contre les organisations ouvrières et paysannes.
Le militarisme et la violence fasciste étaient plus que des ressources esthétiques : ils constituaient une véritable proposition politique qui visait à transformer la société en une fraternité armée. C’est pourquoi on assistait à l’exaltation de l’action violente, au culte de la guerre comme événement purificateur, à l’idéalisation de la jeunesse, de la virilité et de la force, ainsi qu’à la fascination pour la mort, à la valorisation de la volonté et au mépris de la raison.
L’intellectuel et activiste panafricaniste Cyril Lionel Robert James considérait la violence du fascisme et du nazisme comme le résultat d’un transfert vers l’Europe d’une vague de destruction et d’oppression systématiques qui avaient déjà été mises en pratique dans le monde colonial. Ainsi, la férocité de la répression contre la Commune de Paris, à la fin du XIXe siècle, et le traitement brutal infligé aux communards ne pouvaient être compris qu’à partir de leur réification de l’altérité, mécanisme que l’armée française avait appris et pratiqué lors des conquêtes coloniales. Le fascisme a condensé la violence du colonialisme ou, selon les termes de Frantz Fanon : « le nazisme a transformé la totalité de l’Europe en véritable colonie ». En effet, la politique d’extermination nationale-socialiste « a repris une pratique de la guerre coloniale qui consistait à ne pas éliminer purement et simplement les personnes considérées comme superflues ou nuisibles, mais à exploiter d’abord au maximum le pouvoir d’extermination : « l’extermination par le travail » [19].
Ainsi, les camps de concentration sont non seulement devenus des camps d’extermination, mais aussi d’énormes complexes industriels où les prisonniers étaient exploités jusqu’à la mort. Il suffit de se rappeler le panneau à l’entrée de camps comme Auschwitz, sur lequel on pouvait lire Arbeit macht frei, que l’on pourrait traduire par « Le travail rend libre ». Comme l’explique Traverso, on peut dire que le nazisme représente à la fois une synthèse et un saut qualitatif par rapport aux formes précédentes de violence. L’Holocauste reste la forme suprême de barbarie qui échappe obstinément à toute tentative d’explication rationnelle, car il n’avait même pas d’explication militaire, économique ou autre. Ce n’est pas un hasard si tous ceux qui tentent de réhabiliter le fascisme s’empressent de nier, dès le départ, l’existence de l’Holocauste.
En effet, Emilio Gentile, historien italien spécialiste du fascisme, écrivait :
Soixante-dix ans après que le fascisme soit mort et enterré, l’adjectif “fasciste” et son substantif, par un processus continu d’inflation sémantique, ont été utilisés sans discernement dans la lutte politique, l’historiographie et les sciences sociales » [20]. Ce processus d’inflation sémantique répond généralement à une tentative de simplification, de stigmatisation ou même de mobilisation de l’opinion publique contre tel ou tel processus politique, en l’assimilant au mal suprême incarné par le fascisme. Cette situation dévalorise le concept lui-même, car toutes les options autoritaires ne sont pas fascistes, et tous les régimes qui recourent à la violence criminelle ne sont pas fascistes.
De plus, dans le cas de la vague réactionnaire mondiale, certaines similitudes et analogies historiques avec le contexte des fascismes de l’entre-deux-guerres favorisent encore davantage cette inflation sémantique. Mais il est essentiel de clarifier les différences importantes qui séparent ce mouvement réactionnaire du fascisme classique. À l’heure actuelle, il n’y a pas de polarisation entre les classes, comparable à celle des années 1930. Au contraire, le niveau de conscience et d’autonomie de la classe ouvrière est parmi les plus bas depuis les années 1950. Il n’y a pas non plus de montée du mouvement ouvrier à laquelle il faille répondre. Il n’y a aucune véritable tentative de mobilisation et d’organisation des masses, ni de la part de l’État ni de la part des organisations de droite.
Tant les politiques concrètes que le discours public et l’offensive idéologique en cours visent systématiquement à dissoudre les liens sociaux sans les remplacer par d’autres liens (à l’exception de la valorisation du rôle de la famille), à fragmenter la société et à encourager l’individualisme. Les politiques de droite ont pour effet une société atomisée, et non la société organique du fascisme. C’est pourquoi j’ai considéré qu’il était si important d’analyser et de clarifier le concept même de fascisme avant de pouvoir trancher la bataille terminologique sur le nouveau phénomène auquel nous sommes confrontés. C’est précisément ce que nous tenterons de faire dans le prochain chapitre, en discutant des différents termes utilisés pour qualifier la nouvelle vague réactionnaire et en proposant un nouveau terme qui, modestement, pourrait mieux convenir pour caractériser le phénomène actuel de l’extrême droite.
* Ce texte est tiré du chapitre 2 du livre de Miguel Urbán Crespo, Trumpismos, Neoliberales y autoritarios. Radiografía de la derecha radical, Barcelone, Verso, 2024. Nous l’avons traduit en français en reprenant les citations des textes originaux. Miguel Urbán Crespo est membre de la Gauche anticapitaliste de l’État espagnol. Il a siégé au Parlement européen, de 2015 à 2024.