Karl Marx à Karlsbad, est un petit livre d’Egon Erwin Kish (1885-1948), un communiste tchèque de langue allemande qui a voulu élever le reportage au rang d’un art. Nous en reproduisons ici la deuxième partie, traduite pour la première fois en français. La première partie figure déjà sur notre site.
Après avoir rendu compte de sa journée à Karlsbad, dans sa lettre du 18 septembre 1874, Marx ajoute quelques remarques sur ses relations à Karlsbad, qui nous confirment que le choc, prédit quatre ans plus tôt par Engels, avec la « chaleur torride de Kugelmann », s’est bien produit :
« L’effet des eaux est de rendre ma tête extrêmement irritable. Tu comprendras donc combien Kugelmann est devenu insupportable à la longue. Il avait eu la délicatesse de me donner une chambre entre la sienne et celle de Tussy, si bien que je profitais de sa présence non seulement lorsque nous étions ensemble, mais aussi lorsque j’étais seul. J’ai supporté patiemment sa manie de débiter sans cesse, d’une voix grave, son bavardage solennel et interminable. J’ai eu plus de mal encore à tolérer la bande de Philistins de Hambourg, Brême et Hanovre, hommes et femmes confondus, qui refusaient obstinément de me laisser en paix. Mais ma patience a fini par se lasser lorsqu’il m’a infligé ses scènes familiales.
En vérité, cet archipédant, ce petit-bourgeois tatillon s’est mis en tête que sa femme est incapable de le comprendre, d’appréhender sa nature « faustienne » avec ses aspirations à une vision du monde supérieure, et il tourmente cette femme — qui lui est pourtant supérieure à tous égards — d’une manière des plus répugnantes. Cela a fini par une querelle entre nous ; je me suis installé à un étage supérieur, me suis complètement débarrassé de lui (il compromettait gravement ma cure), et nous ne nous sommes réconciliés qu’à la veille de son départ (le dimanche 13 septembre). Je lui ai toutefois déclaré sans détour que je ne lui rendrais pas visite à Hanovre.
Un compagnon de rencontre fort agréable s’est révélé être Simon Deutsch (le même avec lequel j’avais eu une dispute à Paris, et qui est venu me retrouver ici sans façon). En outre, la moitié de la faculté de médecine locale s’est bientôt rassemblée autour de ma fille et de moi ; tous des gens fort convenables pour mes besoins actuels, puisque je dois peu penser et rire souvent. Il y avait aussi Knille, le peintre berlinois, un garçon très charmant.
Je te régalerai à Londres de quelques détails amusants sur mes aventures avec « Hans Heiling » Kugelmann.
Plus on apprend de détails sur la « situation en Autriche », plus on est convaincu que cet État touche à sa fin.
J’ai perdu jusqu’à présent environ quatre livres (poids du Zollverein) [deux kilos], et je sens même sous ma main que la graisse de mon foie est en voie d’évaporation. Je crois avoir enfin atteint mon but à Karlsbad, du moins pour une année. J’éprouverais grand plaisir à trouver, à mon arrivée chez Meissner à Hambourg, quelques lignes de toi.
Tussy et moi adressons nos meilleures salutations à Madame Lizzy et à Pumps.
Ton Moor
J’ai été invité à Ischl (par le Dr Kraus, rédacteur de la Wiener Medizinische Zeitung) et à Prague par M. Oppenheim (le frère de Mme Kugelmann, homme fort aimable), mais, arrivé à un certain point, on aspire simplement à rentrer chez soi.

Ce Max Oppenheim, que Marx présente à son ami Engels comme « une personne très aimable », ne disparaît pas aussi rapidement de son entourage que c’est généralement le cas des connaissances faites en station thermale. La rupture avec Kugelmann n’a pas assombri les relations entre Marx et Oppenheim, et nous verrons Marx rendre plusieurs fois visite à Oppenheim à Prague.
L’année suivante, Marx passe à nouveau la saison à Karlovy Vary, de la mi-août au 11 septembre, mais sans sa fille Tussy. Cette fois-ci, il n’est plus rentier, mais docteur en philosophie, et paie donc moins cher sa taxe de séjour.
Le troisième volume du Journal des visiteurs de Karlsbad, daté de 1875, a passé un demi-siècle, deux décennies et une année sous une épaisse couche de poussière et dans un profond sommeil, animé par le rêve qu’un jour un réviseur viendrait le consulter à nouveau. Et effectivement, ce jour est arrivé, où nous nous sommes approchés de lui, l’avons ouvert et avons trouvé mention du docteur en philosophie, Charles Marx, qui avait bien payé sa taxe de séjour d’un montant de 6 florins, ainsi que sa taxe pour la musique de 3 florins, conformément aux prescriptions.
Mais nous n’en sommes pas restés là. Nous avons également soustrait provisoirement quelques documents à la vigilance de l’instance administrative supérieure, dans la capitale pragoise.
À partir de la saison 1874, le service de police local de Karlsbad a été placé sous l’autorité du chef de district et conseiller du gouverneur, Josef Veith. Jusqu’alors, il avait exercé les mêmes fonctions à Asch et avait même réussi, dans cette localité que Goethe trouvait éloignée et abandonnée des dieux, à obtenir toute une série de distinctions honorifiques nationales et étrangères. Mais, comme il devait être impatient de revenir à Karlsbad, où, hormis les bienfaits des sources chaudes, les décorations pleuvaient plus abondamment qu’ailleurs, où l’occasion se présentait beaucoup plus souvent de faire la courbette devant les seigneurs de tous les pays et leurs valets de chambre. Occupé à cela, le chef de district n’avait pas remarqué que M. Charles Marx, rentier londonien, était en réalité Karl Marx. Mais durant la saison suivante, il avait comblé son retard.
Devant nous (nous sommes seuls dans les archives du ministère de l’Intérieur à Prague) se trouve un dossier de papiers jaunis, et nous commençons par recopier le premier document.
Le 4 septembre 1875. K. (cachet à double aigle)

Administration du district
Karlsbad
À l’illustrissime Haut présidium de la régence impériale et royale à Prague
Le Conseil impérial et royal de la régence et le préfet de district à Karlsbad
A l’honneur de rendre compte de
Karl Marx, docteur en philosophie
Mentions du cachet : Praes. Fase. 8 num. 19. Sous-num. 8 4696 praes.
Charles Marx, docteur en philosophie de Londres, éminent dirigeant du parti social-démocrate, est actuellement en cure à Karlsbad.
Étant donné qu’il a également séjourné à Karlsbad l’année dernière pour y suivre une cure et qu’il n’a donné lieu à aucune observation suspecte, je me permets de me limiter à la présente notification en joignant respectueusement les informations suivantes : Marx s’est comporté jusqu’à présent de manière calme, n’a pas eu de relations suspectes avec d’autres curistes et entreprend souvent seul des excursions plus longues.
Karlsbad, le 1er septembre 1875
Le Conseil impérial et royal et le chef de district
Veith
Sur la base de cette information, la régence de Prague prend immédiatement des mesures vers le haut et vers le bas. Vers le haut, le rapport n° 4696, 1875 praes, est transmis au ministère impérial et royal de l’Intérieur à Vienne. Nous citons d’après le texte provisoire du rapport rédigé par le conseiller du gouvernorat, Friedler, transmis au gouverneur de Bohême, Ernst Weber von Ebenhof et remis au ministre autrichien de l’Intérieur, le baron Lasser von Zollheim, à Vienne :
« D’après le contenu d’un rapport qui m’a été remis par le conseiller impérial et commandant à Karlsbad, le Dr Charles Marx, éminent dirigeant du parti social-démocrate de Londres, séjourne actuellement à Karlsbad pour y suivre une cure. Il avait déjà séjourné dans cette station thermale l’année dernière, mais n’avait alors donné lieu à aucune observation suspecte.
Je me permets d’en informer Votre Excellence en la priant humblement de bien vouloir noter que j’ai chargé le commandant impérial et royal de Karlsbad de surveiller discrètement et en permanence le comportement dudit individu pendant son séjour dans cette ville, en particulier les relations sociales qu’il entretient, et dans le cas où des observations particulières seraient portées à la connaissance du gouvernorat, je vous en informerais immédiatement. »
Vers le bas, c’est-à-dire au chef de district, Veith, un ordre est transmis, qui est également joint en annexe au rapport ci-dessus, adressé au ministère :
« Prenant connaissance du rapport du 1er septembre de cette année, No. 8 l praes., relatif à la présence du Dr Charles Marx de Londres à Karlsbad, je vous prie de bien vouloir soumettre les activités du susmentionné durant son séjour, en particulier les relations sociales qu’il entretient, à une surveillance permanente et discrète, et de me faire rapport immédiatement en cas d’observations notables.
Le 5 septembre 1875. Le gouverneur. »
Se référant au rapport du 5 septembre 1875, le commissaire impérial et royal adjoint de Karlsbad, Franz Matzner, informe respectueusement le bureau du gouverneur, le 17 du même mois, que le Dr Charles Marx de Londres a quitté Karlsbad pour se rendre à Londres et n’a donné lieu à aucune observation notable.
Le gros boulet qui pesait sur la poitrine des autorités impériales et royales de Bohême est ainsi transmis au ministère autrichien de l’Intérieur (sous le numéro 4888 anno 1875 praes.), d’où il roule en direction des autres ministres du cabinet Auersperg, afin qu’eux aussi puissent pousser un soupir de soulagement.
Bien entendu, aucune de ces excellences viennoises ne cherche, ni directement ni indirectement, à entrer en contact avec l’hôte de Karlsbad, le leader du mouvement ouvrier international, afin de discuter avec lui de la question sociale. Pas même Schäffle, sujet de Thuringe et ancien ministre autrichien, lui rend visite, bien qu’il ait récemment publié un livre intitulé Capitalisme et socialisme. Il faut dire que Marx juge ce personnage très sévèrement. Il signale à Engels « le livre stupide et volumineux (qui coûte 1,5 sch.) » qu’il a publié contre lui. « Cet homme, ajoute-t-il, a siégé au Parlement des douanes. C’est un économiste vulgaire, tout à fait ordinaire, du genre de Faucher, mais d’origine souabe. Tu prendras plaisir à le lire » (Julius Faucher était journaliste à Berlin et à Hambourg, spécialiste d’économie politique et disciple de Hegel. Il s’était opposé à plusieurs reprises à Marx.)
Le préfet de Karlovy Vary et conseiller du gouverneur Veith ne peut rien ajouter d’autre à ses investigations de 1875 que l’observation suivante : « On le trouve constamment avec sa fille, pour ce qui est de ses fréquentations ». Le préposé à la surveillance se permet de le signaler avec déférence, un an jour pour jour après sa déclaration de l’année précédente, avant de répéter « qu’il se montre presque exclusivement en compagnie de sa fille et qu’il n’a jusqu’à présent donné lieu à aucune observation particulière ».

Le rapport porte la mention suivante : « Concernant le comportement de Charles Max, actuellement en cure ici ». Une main administrative a ajouté la correction « Marx » au crayon fin, accompagnée d’un point d’interrogation.
Nous continuons à chercher le nom de Marx et découvrons deux allusions à lui dans les registres. Longue chasse aux fascicules avant de découvrir enfin une première piste. Il s’agit d’une note, traduite à la main en allemand, tirée du journal « Närodni listy », du 4 septembre 1877, n° 243, intitulée « Sociální demokracie celého svēta dēdicem ». Selon cette note, « Karl Lindenau, décédé récemment à Saint-Louis aux États-Unis, a légué sa fortune, d’un montant de 14 000 thalers, à la social-démocratie internationale et a désigné six de ses dirigeants les plus connus dans différents pays » (dont Karl Marx à Londres) « comme exécuteurs testamentaires ». Note dans le dossier : « À classer dans les dossiers sur le mouvement ouvrier social-démocrate et dans ceux de ses leaders concernés ».
On trouve également dans les archives présidentielles de la police de 1871 à 1880, sous le numéro de référence 1002, un document faisant référence à « l’ouvrage social Das Kapital de Karl Marx ». Il s’agit probablement d’une dénonciation ou d’un rapport de censure. Mais lorsque nous tenons enfin l’enveloppe entre nos mains et l’ouvrons, hélas, elle est vide.
La première lettre de Marx, au cours de sa deuxième année de cure thermale (datée du 21 août 1875), livre un morceau satirique de choix sur les Philistins bourgeois des Sudètes dans leurs tavernes, et plus précisément, sur le « l’agitation du monde en miniature » qu’il a observé à l’auberge « Zum Hopfenstock », qui existe toujours aujourd’hui :
Cher Fred,
Je suis arrivé ici dimanche dernier. Le Dr Kraus était déjà parti pour Gmünd où il a rejoint sa famille ; il a réglé ses problèmes avec sa femme. Comme je l’avais prévu, je suis désormais mon propre médecin et, comme me l’a confié le Dr Gans avec plus de tristesse que de colère, il en va de même pour un tiers des visiteurs âgés de la station thermale. Un autre facteur très thérapeutique en ce qui me concerne est l’absence de mon médecin personnel, Kugelmann.
Bien que les personnages puissent changer, le public ici semble toujours le même : l’homme moyen de Quételet [un statisticien belge, NDT] est l’exception ; au contraire, ce sont les extrêmes qui prévalent — gros comme un tonneau ou maigre comme un clou.

Je passe au moins 12 heures dehors, et une fois mes affaires terminées, mon principal divertissement consiste à découvrir de nouvelles promenades, des sites pittoresques et des panoramas dans les forêts de montagne, et là, je suis d’autant plus sujet aux surprises que j’ai très peu le sens de l’orientation. À partir d’aujourd’hui, où j’ai reçu des tickets en échange de la taxe thermale, je suis à l’abri de la police. Je me suis inscrit comme docteur en philosophie, et non comme rentier, ce qui est avantageux pour ma bourse. Mon homonyme, le chef de la police de Vienne, a la courtoisie d’arriver ici toujours en même temps que moi.
Hier, je suis allé au Hopfenstock, réputé pour sa bière, pour boire mon verre d’eau minérale Giesshübler. Il y avait là quelques philistins de Karlsbad, et toute la conversation a tourné autour de ce qui est localement une éternelle pomme de discorde, à savoir les mérites respectifs de la vieille Pilsner, de la Bürgerbräu et de la bière commercialisée. « Oui, dit l’un, je peux boire 15 verres (et ils sont grands) de la vieille bière sans aucun problème. » « Eh bien, dit un autre, je la défendais aussi, mais maintenant, je suis au-dessus de ces querelles. Je bois toutes les bières sans distinction et le résultat est le même », etc. À côté de ces natifs sagaces, étaient cependant assis deux Berlinois chics, des juristes ou quelque chose du genre. Ils discutaient des mérites du café dans les différents restaurants réputés de Karlsbad, et l’un d’eux déclara très sérieusement : « Il a été statistiquement (!) démontré que le café du Garten von Schönbrunnen est le meilleur ». À ce moment-là, un natif s’est écrié : « Notre Bohême est un endroit assez grand et elle a accompli de grandes choses. Sa bière Pilsner est exportée dans tous les pays du monde ; Salzmann, le grand brasseur, a maintenant une succursale à Paris, et elle est également exportée en Amérique ! Dommage que nous ne puissions pas leur fournir également nos grandes caves naturelles, car elles font partie intégrante de Pilsner ! »
Maintenant que je t’ai fait part des connaissances que je viens d’acquérir sur l’agitation du monde en miniature, voici quelques-unes de mes expériences de voyage. […]

Le reste de la lettre décrit les aventures du voyage, qui consistent en des rencontres comiques. Marx les raconte avec une exubérance bon enfant ; il parle ainsi d’un marchand juif de Londres, escroqué de 1 700 livres, qui se lance à la poursuite de son débiteur à Berlin et expose à ses compagnons de voyage sa morale commerciale tout aussi « honnête ».
Un autre passager est un jeune homme de Mayence, M. Nassauer, qui a été victime d’un accident à Londres et retourne à Berlin dans un cercueil ; le fait qu’il soit mort ne l’empêche d’ailleurs pas de rencontrer encore plus de difficultés de la part des autorités que les passagers vivants.
Un prêtre à l’allure mondaine présente un intérêt politique. Il vient d’Irlande et partage le compartiment de Marx depuis Coblence. Ils parlent anglais et Marx tente de l’entraîner dans une discussion sur le Kulturkampf. Mais ce n’est que lorsque Marx lui offre un cognac que le prêtre expose avec une grande franchise ses opinions réactionnaires sur le Kulturkampf [politique du chancelier Bismarck, dans les années 1870, visant à rompre les liens entre Rome et l’Église catholique allemande, NDT]. Il n’est autre que le célèbre M. Mutzelberger, qui remplace l’évêque catholique dans la région rhénane. Le prêtre ignore qui est son interlocuteur et il lui faudra certainement une journée pour comprendre le sens de ses mots d’adieu : « Ne soyez pas surpris si, dans les journaux des prochains jours, vous entendez parler d’une conspiration de l’Internationale noire et rouge ». Le lendemain, le révérend apprend toutefois, par la Frankfurter Zeitung, que le Dr Karl Marx, chef de l’Association internationale des travailleurs, est arrivé à la gare de Francfort dans le même train que lui.
Quinze jours plus tard, le 8 septembre 1875, Engels reçoit une lettre de Marx qui se distingue par les nouveaux éloges qu’elle adresse à Karlsbad, par la description des méthodes de traitement, et surtout, par l’analyse des sources thermales qu’il recopie pour Engels, qui s’intéresse autant aux remèdes de son ami qu’à la chimie en général.
Marx ajoute prudemment un point d’interrogation derrière le nom de l’auteur de l’analyse, le professeur Ragsky : l’orthographe de ce nom inhabituel n’est-elle pas erronée ? Mais ce point d’interrogation est inutile. Comme nous l’apprend un petit livre français, trouvé par hasard (« Le Vade-mecum du malade et du touriste à Karlsbad, par N. P. Douvebeyer. Paris 1869), le Dr Ragsky, professeur de chimie à Vienne, a été chargé, à l’occasion du congrès médical tenu à Karlsbad, en 1862, de procéder à l’analyse de l’eau de source.
Marx repart en bonne santé et Engels transmet la bonne nouvelle à leurs fidèles camarades. Il écrit par exemple à Bracke : « Marx est revenu de Karlsbad complètement transformé, vigoureux, frais, gai et en bonne santé, et peut désormais se remettre sérieusement au travail ».
La saison suivante, Marx retourne à Karlsbad avec Tussy, « parce qu’il disait que je lui avais trop manqué l’année dernière », écrira-t-elle des années plus tard, après la mort de son père, lorsque Wilhelm Liebknecht lui demandera d’évoquer quelques souvenirs pour compléter les siens, et elle poursuivra : « À Karlsbad, il suivaitson traitement avec la plus grande rigueur, accomplissant ponctuellement tout ce qui lui était prescrit. Nous nous y sommes fait de nombreux amis. Mohr était un compagnon de voyage charmant. Toujours de bonne humeur, il était prêt à se réjouir de tout, d’un beau paysage comme d’un verre de bière. Et grâce à ses connaissances approfondies del’ histoire, il rendait chaque endroit où nous allions encore plus vivant, encore plus présent dans le passé que dans le présent. »
De ce dernier séjour à Karlsbad, il ne nous reste qu’une seule lettre adressée à Engels. Elle date du 19 août 1876 et décrit le voyage compliqué via Nuremberg, que nous connaissons déjà, et l’arrivée sous une chaleur torride :
[…] Le lendemain, à Karlsbad (où il n’a pas plu depuis six semaines), tout le monde parlait de la chaleur excessive, que nous avons nous-mêmes ressentie. De même, la pénurie d’eau était palpable ; le Tepl semblait avoir été presque entièrement asséché. La déforestation l’a réduit à un état déplorable ; lors de fortes pluies (comme en 1872), il inonde tout, et pendant les années chaudes, il disparaît complètement.
Incidemment, la chaleur excessive s’est atténuée au cours des trois derniers jours et, même pendant les journées vraiment chaudes, nous avons trouvé des vallons boisés, que je connais bien depuis longtemps, où la chaleur était supportable.
Tussychen, qui était plutôt malade pendant le voyage, se remet visiblement ici et, comme toujours, Karlsbad a un effet merveilleux sur moi. Au cours des derniers mois, l’horrible sensation de lourdeur dans la tête avait montré des signes de retour, mais maintenant, elle a complètement disparu.
Le Dr Fleckles m’a transmis une nouvelle qui m’a beaucoup étonné. Je lui avais demandé si sa cousine, Madame Wollmann de Paris, était ici ; je l’avais rencontrée l’année dernière, c’est une dame très intéressante. Il m’a répondu que son mari avait perdu toute sa fortune, ainsi que celle de sa femme en spéculant à la Bourse de Paris, de sorte que la famille, désormais dans une situation désespérée, avait été contrainte de se retirer dans un coin perdu d’Allemagne.
Ce qui est curieux dans cette affaire, c’est que M. Wollmann avait fait fortune à Paris en tant que fabricant de peintures ; il n’avait jamais spéculé en bourse, mais avait investi avec prudence l’argent dont il n’avait pas besoin pour son entreprise (ainsi que celui de sa femme) dans des obligations d’État autrichiennes. Tout à coup, il a perdu un peu la tête ; il a considéré que la situation de l’Autriche était précaire, il a vendu toutes ses obligations, et, tout à fait secrètement, à l’insu de sa femme et de ses amis, Heine et Rothschild, et dans l’attente d’une hausse, il a spéculé à la Bourse sur des titres turcs et péruviens ! jusqu’à ce que le dernier sou ait été perdu. La pauvre femme était en train de meubler son nouvel hôtel loué à Paris lorsqu’un beau jour, sans aucun avertissement, elle a appris qu’elle était ruinée.
Le professeur Friedberg (de médecine, à l’université de Breslau) m’apprend aujourd’hui que le grand Lasker a publié anonymement un ouvrage semi-fictif intitulé Expériences du cœur d’un homme ? Les expériences dont il s’enorgueillit au plus haut point sont précédées d’une préface de M. Berthold Auerbach. Ce que Lasker a éprouvé, c’est que toutes les femmes (y compris une fille de Kinkel) sont tombées amoureuses de lui, et il explique non seulement pourquoi il ne les a pas toutes épousées d’un seul coup, mais aussi pourquoi il n’a même pas fini avec une seule d’entre elles. On ditque c’est la véritable odyssée du cœur d’une mauviette. Dans la foulée, une parodie (également anonyme) a été publiée, si affreuse, qu’Otto, en dépensant sans compter, a acheté tous les exemplaires des Expériences qu’il a pu se procurer.
Le « devoir » m’appelle loin de mon bureau. Donc, à la prochaine fois, dans la mesure où je ne suis pas empêché par l’effet magique stupéfiant de la boisson alcaline chaude de griffonner une ligne ou deux.
Mon affection à Madame Lizzy.
Ton Mohr
Pas de Kovalevsky ici. Ce que j’ai, c’est un volume épais, envoyé par Lavrov, sur les fonctions de l’« État » dans le futur. Quoi qu’il en soit, je remets également sa lecture au futur. Pour l’instant, tout est futur ici avec les battements de tambour de la musique du futur à Bayreuth.

Il y a une foule de Russes ici.
Je viens d’apprendre par ma femme que tu es toujours à Ramsgate. Je t’envoie donc ma lettre directement là-bas.
Malgré toutes les recherches menées par les biographes de Marx sur Max Oppenheim, l’ami et l’hôte de Marx à Prague, ils n’ont pas réussi à trouver son adresse. Nous avons recherché les volumes de l’annuaire de Prague des années 1870, mais, comme la bibliothèque universitaire avait été mise en désordre pendant l’occupation, nous n’avons trouvé que deux volumes datant de la décennie suivante. On trouve toutefois l’inscription suivante dans l’Annuaire en langue tchèque de la Cité royale de Prague et environs de 1885 : « Oppenheim, Max, marchand. Pigments, minéraux, produits chimiques, médicaments. Prague II. Rue Truhlarska, 18. » Le symbole de l’ancre, imprimé en marge, signifie que l’entreprise n’était enregistrée qu’en allemand.
Nous connaissions donc la maison où Marx avait séjourné lors de ses visites à Prague et aurions pu mettre de côté l’autre volume sans y prêter attention. Car cet autre volume, un annuaire bilingue, avait été publié en 1889, soit plus de douze ans après la dernière visite de Marx en Bohême. Avouons sans détour la raison pour laquelle nous avons tout de même ouvert ce volume : parce qu’il était là. Cette fois-ci, nous avons lu l’inscription suivante : « Oppenheim, Max (Max et Hermann Oppenheim, associés). Pigments et extraits chimiques minéraux, Prague et Dresde (Spécialités : teintures et huiles minérales russes et américaines, de première qualité seulement, graisses pour machines) Dresde : Ammonstrasse 83 ; Prague : 1105-11. Tischlergasse 11. »
Dresde ! Après la mort de son père et peu avant son suicide, Tussy Marx avait attiré l’attention de Liebknecht, pour une biographie de Marx à laquelle il travaillait, sur un détail auquel « M. O. à Dresde » pourrait peut-être apporter une explication. Ni Wilhelm Liebknecht ni ses successeurs ne savaient qui était M. O. à Dresde. Nous le savons désormais et avons également trouvé le détail sur lequel il devait fournir des informations.
Mais avant cela, il faut encore signaler ici quelques personnes de l’entourage du Dr Marx à Karlsbad, qui ont échappé à la surveillance policière. Maxim Maximovitch Kovalevsky, par exemple, qui a rencontré Marx, en septembre 1875, aurait déjà dû être dénoncé, parce qu’il était russe, émigré et lié à l’Internationale.
Les autorités auraient pu découvrir le sujet des conversations entre Marx et Heinrich Graetz, l’auteur d’un ouvrage en douze volumes, intitulé Histoire du judaïsme, car celles-ci se poursuivaient par écrit et de nombreuses lettres de Marx avaient été interceptées par la censure. Les conversations portaient sur l’avenir du régime tsariste (Marx avait, comme on le sait, prédit la première révolution victorieuse en Russie).
Le professeur Hermann Friedberg, de Breslau, ne semblait pas non plus être un inconnu sur le plan politique ; il avait parlé à Marx des mémoires d’Eduard Lasker. Celui-ci avait certes depuis longtemps troqué sa place sur les barricades viennoises de 1848 contre un siège à la Chambre des députés berlinoise, mais, en tant qu’adversaire de Bismarck, il devait intéresser la police prussienne et donc aussi la police autrichienne.
Simon Deutsch était si radical en 1848 qu’il collaborait activement au journal Der Radikale ; plus tard, il avait mis de l’eau dans son vin rouge, était devenu banquier et s’était brouillé avec Marx. Le fait qu’ils se soient réconciliés à Karlsbad aurait mérité au moins une petite mention dans un rapport d’informateur.
Et Otto Knille ! Ce peintre docile de scènes d’histoire, comblé de commandes publiques — nous connaissons ses frises et fresques hautement patriotiques de la Galerie nationale de Berlin —, qu’avait-il à débattre avec le chef de l’Internationale ?






