La vie secrète de Karl Marx à Karlsbad (1er épisode)

par | Oct 18, 2025 | Culture, Histoire, Marxisme

Karl Marx à Karlsbad, est un petit livre d’Egon Erwin Kish (1885-1948), un communiste tchèque de langue allemande qui a voulu élever le reportage au rang d’un art. Né à Prague, dans une famille juive, il a voyagé aux quatre coins du monde pour en rapporter des témoignages des tragédies de son temps. Trois de ses textes ont été traduits en français : Le Reporter enragé, Grenoble, Cent Pages, 2015 ; La chute du colonel Redl : Enquête sur la fin de l’Autriche-Hongrie, Paris, Desjonquères, 1992 ; Histoire de sept ghettos, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 1992.

En septembre 1946, Kish se trouvait à Karlsbad, Karlovy Vary en tchèque. Il y menait sa dernière grande investigation : une restitution vivante, comme si nous y étions, des séjours discrets de Marx, trois années d’affilée, de 1874 à 1876, dans cette station balnéaire de Bohême, pour tenter d’y rétablir sa santé défaillante. Pour cela, il a pu consulter les archives municipales et celles de la police austro-hongroise. Il en a tiré un petit essai d’une cinquantaine de pages qui se lit comme une enquête historique sur une période très peu connue de la vie de Karl Marx, plongé dans une société de charlatans bourgeois.

Marx21.ch en publie la première traduction française en trois épisodes. Le titre du 1er épisode, ainsi que les intertitres sont de notre crû.

I. Passager clandestin en cure thermale à Karlsbad

À Karlsbad, c’est la grande saison. Tout ce qui n’est pas à Baden-Baden doit se trouver ici. Les sources chaudes miraculeuses ne jouent qu’un rôle secondaire ; il y a des raisons bien plus importantes de passer la saison dans cette ville.

Les rois qui veulent s’affranchir de la cour pour quelques semaines viennent ici… pour y retrouver la cour au complet. Quiconque prétend ou aspire à « en être » se montre sur place : princes, ministres, aristocrates, fournisseurs officiels, chanteurs de chambre, chasseurs de décorations, aventuriers, espions et courtisanes.

Chacun veut nouer des relations ou se faire des connaissances distinguées, se faire remarquer, passer dans les journaux ou, d’une manière ou d’une autre, paraître important.

Chacun ? Pas tout à fait. Celui dont il va être question ici veut précisément le contraire.

Un patient difficile

Lors de sa première cure, il commence par se dissimuler autant que possible. Il s’est annoncé sous le nom de Charles Marx, rentier de Londres, alors que — ou parce que — le monde le connaît comme Karl Marx, originaire d’Allemagne, c’est-à-dire comme L’antithèse d’un rentier. L’inscription lui coûte cher : selon le règlement, les rentiers doivent acquitter une taxe de séjour deux fois plus élevée que les autres. Or, il est probable que le rentier Charles Marx ait beaucoup plus de mal à payer la taxe de séjour que bien des curistes.

Marx n’avait déjà pas eu la tâche facile pour arriver jusqu’ici. Quatre ans et demi plus tôt, son médecin, le Dr Edouard Gumpert, à Manchester, s’était montré extrêmement inquiet pour son état de santé. Dans un premier temps, il avait simplement limité les heures de travail de son difficile patient — Marx avait depuis toujours l’habitude de travailler jour et nuit — et lui avait recommandé la station thermale anglaise de Harrogate. Mais, comme ce séjour n’avait pas été bénéfique, le docteur Gumpert avait prescrit à son patient de se rendre à Karlsbad.

Friedrich Engels, avec qui Marx entretient l’amitié classique de la vie intellectuelle moderne, le presse, dès le 6 juillet 1870, de se rendre à Karlsbad et lui offre quarante livres sterling pour couvrir ses frais de voyage. La cure est absolument nécessaire, insiste-t-il, « même si tu ne peux pas totalement échapper à Kugelmann et à son exubérance étouffante ». Engels lui conseille donc de passer outre un désagrément que rien ne laisse d’ailleurs présager : le Dr Ludwig Kugelmann est un fervent partisan de Marx. Ce n’est que quatre ans plus tard, à peine aura-t-il posé le pied à Karlsbad, que le conflit prédit par Engels éclatera.

Engels fait preuve d’une patience d’ange pour vanter les mérites des sources de Karlsbad à son ami. Il lui parle de son collègue Charles Roesgen, un ancien curiste qu’il a interrogé à ce propos. Il lui dit que le séjour là-bas n’est pas cher, parce que le respect des prescriptions des thermes ne laisse aucune opportunité de dépenser de l’argent. Cette cure a « fait beaucoup de bien au foie de Roesgen (qui, comparé au tien, est en parfaite santé), il paraît certes un peu plus maigre, mais bien plus en forme ».

Engels tente également d’attirer son ami dans les forêts de Bohême en lui parlant des rencontres qu’il pourrait y faire. Outre Kugelmann, il y trouverait certainement d’autres personnes intéressantes souffrant de problèmes hépatiques. Marx pourrait profiter de ce séjour thermal pour rendre une visite qui s’imposait depuis longtemps à Otto Meissner, l’éditeur du Capital, comme si Hambourg était juste à côté de Karlsbad. « Alors, décide-toi vite et plonge les yeux fermés dans les sources chaudes de Karlsbad et dans l’admiration aussi chaleureuse que te voue Kugelmann. »

Il faudra encore quatre ans, des années durant lesquelles l’état de Marx ne cesse d’empirer, avant qu’il ne se décide à prendre la « décision rapide » qui lui avait été conseillée.

Si cet homme gravement malade ne peut se rendre immédiatement à Karlsbad, le seul remède qui lui soit recommandé, c’est d’abord à cause de son travail scientifique, notamment la révision du Capital pour l’édition française ; ensuite, par crainte que la police ne lui ferme la porte de la station, une fois l’argent du voyage déjà dépensé ; cette crainte est justifiée par le contexte international.

Derrière la Commune de Paris, derrière l’attentat contre Bismarck, la police soupçonne — ou prétend soupçonner — la main de l’Association internationale des travailleurs [la Première Internationale, NDT]. Marx caractérise ainsi cette campagne de dénigrement : « … il règne manifestement en Europe la volonté générale de rendre à nouveau l’Internationale effrayante ». À l’occasion d’un procès à Vienne, le fait qu’un accusé ait envoyé une photographie de Karl Marx à Londres a été considéré comme une circonstance aggravante.

La troisième difficulté — et probablement pas la moindre — est le manque d’argent. Rarement un homme, dont l’influence a été telle sur l’opinion publique et sur le cours des événements mondiaux, avait été à ce point poursuivi par la misère que Karl Marx. Cet homme, que les puissants de l’Europe entière tentaient de gagner à leur cause ou d’anéantir, que les ouvriers et les esprits progressistes considéraient comme le Messie, a souffert en réalité d’une misère affreuse — une misère affreuse durant toute sa vie.

Bien qu’Engels se livre alors à un « commerce de maquignon » [c’est ainsi qu’il parle lui-même de son activité dans la filature de son père, à Manchester, NDT] pour permettre à Marx de maintenir la tête hors de l’eau, il ne peut conjurer le destin que le manque d’argent réserve à son ami. Pour payer le loyer aujourd’hui, les impôts demain, le laitier et le médecin après-demain, les frais de scolarité des enfants, un cercueil pour son fils, Marx doit mettre en gage son costume, une robe de sa femme, les chaussures de ses filles et de sa fidèle aide de ménage, Lenchen Demuth. Des plaintes et des ordres d’expulsion le menacent, le gaz et l’eau lui sont coupés, il n’a plus de papier pour poursuivre la rédaction du Capital.

Pourtant, lorsqu’il s’agit d’accompagner sa fille, gravement malade, à Karlsbad, ni la crainte de la police ni le manque d’argent ne peuvent l’empêcher d’entreprendre ce voyage. Indépendamment du Dr Gumpert de Manchester, qui lui avait prescrit la cure de Karlsbad — un Écossais de Harrogate au « nom parfumé » de Dr Myrtle — a recommandé cette même cure à sa fille, Tussy, de son vrai nom Eleanor. Son mal est d’une tout autre nature que celle de son père, comme le traitement prescrit, mais seul Karlsbad peut soulager leurs maux à tous les deux.

Kugelmann, un habitué des lieux, est chargé de leur trouver un logement. C’est à lui que sont communiqués le départ d’Angleterre et l’arrivée prévue à destination. Ni l’expéditeur ni le destinataire ne se doutent que ce petit mot sera le dernier d’une correspondance qui aura duré douze ans.

10 août 1874

Cher Kugelmann,

Je ne peux pas partir d’ici avant le 15 août (samedi) et il me faudra probablement quatre jours pour arriver à destination, car je ne dois pas trop fatiguer Tussy.

Salut

Ton K. M.

Charles Marx, rentier londonien

Nous avons consulté les listes jaunies des curistes de Karlovy Vary datant de 1874. Le numéro 220 commence par le nom Marx, mais il s’agit seulement d’un homonyme. (Le nôtre s’en moquera plus tard, car cet autre Marx arrive presque toujours en même temps que lui à Karlovy Vary.) Nous lisons : « Monsieur Wilhelm Marx, président de la police impériale et royale, avec son épouse Louise, de Vienne ; arrivée le 6 août. Adresse : Union, Gartenzeile. » Juste en dessous du patronyme depuis longtemps oublié du chef de la police autrichienne figure un nom inoubliable : « Monsieur Ivan Tourgueniev, écrivain russe ; adresse : « König von England », Schlossplatz. Nous trouverons bientôt Karl Marx, également logé à cette Schlossplatz ; mais les deux célèbres voisins, qui se voient chaque jour par la fenêtre et se connaissent de nom, ne mentionnent nulle part s’être rencontrés à Karlsbad.

Kugelmann a immédiatement quitté Hanovre après avoir reçu le dernier billet de Marx afin de ne pas manquer l’arrivée du maître vénéré « avec une chaleur ardente ». Inscription du 16 août : M. Ludwig Kugelmann, docteur en médecine, avec son épouse et sa fille, de Hanovre ; domicile : « Haus Germania, Schlossplatz.

Comme prévu, Marx arriva trois jours plus tard, comme l’atteste l’inscription officielle n° 13 316 de la liste des curistes n° 238, publiée le dimanche 22 août 1874 : « M. Charles Marx, rentier, accompagné de sa fille, Eleanor, de Londres, arrivé le 19 août. Appartement “Germania” — Schlossberg ».

Ce n’était pas un hôtel où Kugelmann l’avait « logé », encore moins un hôtel à la mode. Marx estime néanmoins qu’il aurait pu trouver un logement beaucoup moins cher, mais il ajoute à juste titre que ce quartier plus chic lui confère peut-être plus de considération de la part de la police.

La maison, qui porte aujourd’hui le numéro 11 de la rue « Zámecky vrch » (Schlossberg), a depuis longtemps été radicalement rénovée, reconstruite, et porte désormais un nom somptueux : « Olympia-Palace-Hotel ». Il ne reste de la décennie 1870 que quelques petits salons au rez-de-chaussée et quelques éléments de mobilier.

Une guide attitrée, Mlle Antonia Regina Stadler, nous montre l’intérieur du bâtiment, ainsi que les deux chambres occupées par les Marx. Ses grands-parents étaient leurs logeurs et elle s’enorgueillit d’une photo dédicacée qui le prouve et mentionne que ce curiste était satisfait de son séjour. Mlle Stadler est née, comme son père, disparu depuis longtemps, dans cette même maison. Elle y a traversé les tempêtes de notre époque, dont les politiciens de salon rendent l’ancien locataire des Stadler responsable. Elle vit et travaille dans ce bâtiment où elle est née, même si elle n’en est plus propriétaire. Elle est très fière de son lien avec cet homme de renommée mondiale, comme d’être interviewée aujourd’hui.

Elle nous mène directement à la chambre de Marx, située au premier étage — il avait d’abord logé au rez-de-chaussée, à côté de Kugelmann —, nous décrit la vue que l’on découvrait depuis sa fenêtre, puis nous entraîne jusque sur le toit. Là-haut, il faut certes veiller à garder son équilibre, mais la récompense est à la hauteur : on embrasse l’ensemble du site, dont la fenêtre de Marx ne livrait qu’un fragment, tandis qu’un paysage vallonné et plein de charme s’étend alentour. La « Schlossplatz » (place du château), que Marx mentionne dans son adresse, n’est pas, à proprement parler, une place, mais seulement un élargissement à peine perceptible de la ruelle du Schlossberg.

Un ciel sans oiseaux

De l’eau bouillonnante de Karlsberg s’élève une vapeur brûlante qui attire irrésistiblement le regard vers le ciel. Celui-ci, d’un bleu éclatant, semble répondre à nos plus hautes espérances. Mais l’observateur — pour peu qu’il s’appelle Karl Marx — y décèle un manque : il regrette les oiseaux. Et il en fournit aussitôt la cause matérielle : les oiseaux, dit-il, sont en bonne santé, tandis que les vapeurs thermales ne sont faites que pour les malades…

De l’autre côté de la vallée, les « montagnes granitiques boisées » s’élèvent doucement, conformément aux prescriptions du règlement thermal, jusqu’aux « Trois Croix ». Celles-ci se dressent sur la crête, destinées à perpétuer le souvenir d’un événement dont nul ne saurait plus dire la nature, mais que l’on commémore pourtant, à jamais, à des kilomètres à la ronde.

Au milieu de la pente se dresse le « Hubertusburg », un vaste bâtiment blanc qui, selon les termes de Mlle Stadler, avait très mauvaise réputation, bien qu’il comptât même des princes parmi ses hôtes réguliers. L’après-midi, les dames qui y travaillaient se promenaient en fiacre à deux chevaux sur la « Alte Wiese » et au bord de la Tepl, vêtues de robes presque transparentes et munies d’ombrelles aux couleurs délicates. Aujourd’hui encore, rougissant légèrement, Mlle Stadler raconte que, lorsqu’elle était enfant, elle avait provoqué l’hilarité générale en déclarant qu’elle voulait devenir l’une des dames du Hubertusburg.

Sinon, la nature règne en maîtresse sur les collines qui nous font face. La petite église Saint-André salue modestement les habitants de la vallée. À gauche se trouve un cimetière oublié et négligé où repose, parmi d’autres, le fils de Wolfgang Amadeus Mozart, qui y dort en paix depuis plus de cent ans. Peut-être Marx, en passant par là, a-t-il raconté à sa fille comment la haute aristocratie autrichienne, férue d’art, avait laissé son Mozart préféré mourir dans la misère, tout comme ses proches. Nous savons par Tussy que Marx lui a expliqué les nombreux liens intellectuels qui unissaient cette région à l’histoire.

Dans la vallée s’étire le ruban scintillant du ruisseau, connu en allemand sous le nom de Tepl et en tchèque sous celui de Teplá, dérivé du mot slave teplý, qui signifie « chaud ». C’est là aussi que se jette la Tepl bouillonnante, dans la rivière Ohre — « la réchauffée » —, appelée en allemand l’Eger. Tout autour s’étend la Bohême, mais, Tussy, parmi les nombreux rois qui viennent chaque année en cure ici, tu ne croiseras pas le roi de Bohême, car il n’en existe plus : la couronne, le titre et le pays tout entier ont été accaparés par les Habsbourg. En 1848, le peuple tchèque s’est soulevé, mais la bourgeoisie, effrayée par tant de courage, a trahi la révolution. Les Tchèques n’ont pu obtenir leur indépendance qu’avec l’effondrement de l’Autriche-Hongrie, en 1918.

Le jardin derrière la maison s’élève en terrasses, adossé en réalité au pied de la montagne Hirschensprung, tandis qu’une dense forêt commence juste derrière la clôture. Marx s’y installait souvent pour tenir compagnie à sa fille, à qui il était recommandé de ne pas trop marcher, pour lire des livres et régler sa correspondance. En évoquant cette occupation, nous ne sommes plus réduits à de pures conjectures, comme c’était le cas pour les sujets de conversation entre Karl et Tussy, car nous savons assez précisément ce qu’il lisait et écrivait à Karlsbad.

Il s’intéressait surtout aux efforts visant à rapprocher et à unir les lassalliens [partisans de Ferdinand Lassalle] et les eisenachiens [du nom de la ville d’Eisenach, dans laquelle les partisans de Marx et Engels avaient fondé le Parti social-démocrate allemand (SDAP), en 1869], à élaborer une tactique commune, au congrès de Cobourg [Congrès du SDAP, 1874] et au programme de Gotha [Congrès de fusion, en 1875, des deux courants du socialisme allemand, dont Marx avait fortement critiqué le programme] il feuilletait l’ouvrage de Lavrov, L’élément étatique dans la société future, qui venait tout juste de paraître en russe, et reportait sa lecture à plus tard. Il étudiait les rapports que Glaser de Willebrord lui avait envoyés sur les problèmes du parti belge, ainsi que ceux d’Eugène Dupont sur le mouvement en Amérique.

De sa fenêtre, Marx avait une vue sur le Schlossberg, qui n’est en réalité qu’une ruelle assez étroite et escarpée. En raison de cette pente raide, les curistes, même lorsqu’ils rentrent de la source Mühlbrunn toute proche, ressentent en eux le même grondement que s’ils avaient parcouru cinq fois cette distance sur un chemin plat ; ils accélèrent le pas, le Schlossberg ne connaît pas de passants tranquilles.

Mort dans la chambre de Marx en maudissant Hitler…

Sur les rives de la Tepl, une colonne de la Trinité avait résisté aux temps depuis l’époque baroque jusqu’à très récemment. Mais dernièrement, la colonne a été endommagée : les nazis, embarrassés par l’inscription du nom de Dieu en hébreu, l’ont effacé à jamais.

Ils ont transformé la pension de Marx en hôpital militaire pour cent cinquante officiers et soldats. La corruption qui y règne est une corruption à la mode prussienne : la moitié précisément des fonds et des denrées alimentaires alloués est détournée par le trésorier et l’infirmière en chef, et l’autre moitié est dévolue aux patients. Les festins quotidiens, auxquels le trésorier et l’infirmière en chef s’invitent généralement seuls, ne laissent rien à désirer en matière d’opulence — Mlle Stadler le sait, puisqu’elle était alors obligée de servir d’aide-soignante.

— Ici, dans cette chambre, nous dit-elle, un soldat est mort, un jeune homme de Berlin. Mon Dieu, comme il maudissait Hitler et les nazis quand nous étions seuls !

— Savait-il qu’il était dans la chambre de Marx ?

— Mais non. Personne ne le savait.

Peut-être cela aurait-il rendu ses dernières heures moins pénibles s’il l’avait su, du moins peut-on le penser…

À l’époque de Marx, il ne restait déjà plus aucune trace du château qui avait donné son nom à la colline. Un autre Charles, celui qui a donné son nom à la ville, Charles IV, roi de Bohême et plus tard empereur du Saint-Empire romain germanique, avait fait construire ici, au bord de la source, un pavillon de chasse afin de faire prospérer la région en tant que station thermale. Ce pavillon n’a pas survécu à un demi-millénaire. La tour de la ville a été érigée à sa place. Depuis ses remparts on accueillait les curistes à leur arrivée — s’il s’agissait de princes ou d’autres dignitaires, au son des fanfares. Aujourd’hui, la tour n’est plus qu’un symbole.

« Là-haut », dit Mlle Stadler en pointant vers la gauche, « c’est là que mon arrière-grand-père avait ses écuries. »

« Des écuries de course ? », avons-nous demandé, car « là-haut », c’est le quartier dit « anglais », où vivaient autrefois les gens distingués.

« Mais comment donc ? Seulement des écuries pour les porcs et les bœufs, pour tout le bétail destiné à l’abattoir. Le vieux Franz Stadler était en effet maître boucher et gagnait beaucoup d’argent. Chacun de ses enfants a reçu une maison en dot, mon grand-père Friedrich a reçu la nôtre. Sa femme Marie s’occupait du ménage et prenait grand soin de M. Marx, par exemple quand il… »

Un nouvel homme, fort, vif, gai et en bonne santé

Lorsque Marx vint pour la première fois chercher le salut à Karlsbad, il était malade, fatigué, épuisé et extrêmement nerveux. Pendant un quart de siècle, il avait entretenu une correspondance active avec Engels, mais ici, il avait du mal à s’y résoudre. Ce n’est que le 1er septembre 1874 qu’il écrivit sa première lettre à son ami de « Germania, am Schlossberg, Karlsbad, Austriche » :

Cher Fred,

Mercredi prochain, cela fera deux semaines que je suis ici et ma poudre, alias argent, suffira à peine pour une troisième semaine. Si tu devais m’écrire, utilise l’adresse ci-dessus, mais mets « Miss Eleanor Marx » sur l’enveloppe.

Le traitement a fait des merveilles pour Tussy ; je me sens mieux, mais mon insomnie n’est pas encore complètement guérie. Nous vivons tous les deux strictement selon les règles. Nous allons à nos sources respectives à 6 heures chaque matin, où je dois boire sept verres. Entre chaque deux verres, il faut faire une pause de 15 minutes pendant laquelle on marche de long en large. Après le dernier verre, une heure de promenade, et enfin, du café. Un autre verre froid le soir avant de se coucher. Je n’ai pas le droit de boire autre chose que de l’eau minérale Pumpenheimer pure ; Tussy, en revanche, reçoit chaque jour un verre de bière Pilsner, ce que je lui envie.

Le docteur que m’a prescrit Kugelmann, un Autrichien qui ressemble beaucoup dans ses manières, dans sa façon de parler, etc., au fameux général Cecilia [Le général La Cécilia, membre de la Première Internationale, avait dirigé l’armée de la Commune de Paris, en 1871, NDT] éprouvait une certaine anxiété initiale à l’idée de mon séjour ici.

Sur ses conseils, je me suis inscrit sous le nom de Charles Marx, visiteur privé, Londres, et ce titre de « privé » impliquait que je devais payer le double des taxes habituelles du spa, tant pour Eleanor que pour moi-même, au digne trésor municipal. Mais cela levait le soupçon que je pourrais être le fameux Karl Marx. Hier, cependant, j’ai été dénoncé comme tel dans le journal viennois à ragots Sprudel (une feuille du spa), et le patriote polonais, le comte Plater (un bon catholique et aristocrate libéral) a été associé à moi comme « chef des nihilistes russes ». Mais cela est sans doute arrivé trop tard, puisque j’avais déjà le reçu municipal pour la taxe du spa que j’avais acquittée.

J’aurais aussi pu vivre pour beaucoup moins cher que là où Kugelmann m’a logé, mais ses dispositions étaient utiles et peut-être essentielles, étant donné mon besoin impérieux de paraître respectable. Je ne reviendrai en aucun cas par Hanovre, bien que Kugelmann ne le sache pas encore, et prendrai plutôt la route du sud par laquelle je suis arrivé. L’homme m’irrite par ses grognements et ses critiques — et la pure brutalité avec laquelle il empoisonne sans raison sa propre vie et celle de sa famille.

Par ailleurs, il est tout à fait possible que je doive rester à Karlsbad pendant cinq semaines. Les environs d’ici sont très beaux, et on ne peut jamais se lasser des promenades sur ces montagnes granitiques boisées. Mais il n’y a pas d’oiseaux dans ces forêts. Les oiseaux sont sains et n’aiment pas les vapeurs minérales.

J’espère que Jennychen se sent un peu mieux.

Meilleures salutations à tous,

Moor

Avant que Moor, comme Marx était appelé dans le cercle familial, n’ait pu exposer sa situation financière, Engels était déjà intervenu en versant une somme à l’adresse de Kugelmann. Si le chèque était rejeté par la banque, Marx devait envoyer les mots « chèque refusé » à Mlle Burns — comme on peut le voir, les deux amis devaient utiliser des adresses fictives, même pour leurs affaires privées, Marx sous le nom de sa fille ou de Kugelmann, Engels sous celui de sa compagne. Engels n’était nullement inquiet des nouvelles de son ami quant à son insomnie initiale, au contraire, cela lui semblait normal en raison de l’« effet excitant de l’eau ». Il lui conseillait toutefois (lettre du 5 septembre 1874) de tenir le médecin au courant de ces symptômes afin qu’il puisse adapter son traitement et veiller à « que la chose ne prenne pas une tournure trop sérieuse ».

Dans le même temps, Engels s’empressait d’informer leurs autres amis de la cure de Marx à Karlsbad et de leur signaler qu’il n’avait pas été importuné par les autorités — « jusqu’à présent », ajoutait-il prudemment à la fin de sa phrase.

Sa lettre du 18 septembre 1874 montre à quel point Marx se sentait en meilleure forme. En particulier, sa remarque selon laquelle on constate clairement que la stéatose hépatique est en voie de disparition et que l’objectif de la cure a donc été atteint. L’avis très favorable de Marx sur Karlsbad aurait sans doute été mis à profit dans la publicité de la station thermale s’il n’avait pas été formulé par un socialiste, et même le plus grand de tous.

[Kish se trompait, car la publicité de l’hôtel de luxe qui a remplacé la pension Germania mentionne aujourd’hui, dans sa publicité, que, selon Engels, Marx était revenu de sa seconde visite à Karlsbad « complètement différent, fort, vif, gai et en bonne santé », NdT.]

* Traduit par nos soins de l’original allemand, Karl Marx in Karlsbad, 1946.

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