La Suisse: une démocratie en trompe-l’oeil

par | Août 30, 2025 | Démocratie, Français, Politique, Suisse

La Suisse est une démocratie apparemment plus étendue que les autres. Toutefois, elle accorde sa citoyenneté de façon restrictive : elle en a écarté les femmes jusqu’en 1971 et en exclut toujours près d’un tiers de la population active, tandis que la naturalisation y reste un processus difficile. Sa mise en œuvre du fédéralisme donne aussi une prime décisive aux cantons les plus conservateurs. Le Conseil fédéral dispose enfin de prérogatives exceptionnelles en temps de crise ou en vertu de lois d’exception. De surcroît, comme les autres démocraties libérales, elle ne tient pas compte de l’inégalité fondamentale entre le pouvoir socioéconomique décisif des propriétaires des grands moyens de production, de transport, de distribution, de crédit et d’information et la dépendance extrême à son égard de l’écrasante majorité de la population.

En 1945, le chansonnier vaudois Jean Villard Gilles fredonnait sarcastique : « On est inquiet, on est inquiet ! » Inquiet de la fin de la guerre, de la proximité de l’Armée rouge, des succès des résistances en armes, dominée par les partis communistes en France et en Italie, des exigences sociales et politiques de la Libération, de la liberté retrouvée, etc.

Une inquiétude à laquelle les autorités, avec le soutien du Parti socialiste et de l’Union syndicale suisse (USS), vont répondre en misant sur un vaste réseau d’institutions militarisées pour le réarmement moral et la défense spirituelle du pays. Il faudra ainsi attendre 1952 pour que les Chambres abrogent les derniers décrets liés aux pouvoirs spéciaux du Conseil fédéral.

Une société sous contrôle

Dans la seconde moitié du XXe siècle, sous le signe de la guerre froide, des dispositions spéciales sont adoptées pour la surveillance des personnes suspectées d’activités subversives (1948) et la répression des complicités avec des « menées étrangères » (1951). Walter Kägi, spécialiste de droit public issu de l’extrême droite des années 30, en appelle à une défense totale du territoire, militaire, économique, politique, policière-pénale, spirituelle-culturelle.

C’est dans ce contexte que, jusque dans les années 1980, le ministère public de la Confédération constitue des dossiers de renseignement sur quelque 900 000 personnes et organisations. Le « scandale des fiches » éclatera en novembre 1989.

Jusqu’en 1998, un orateur étranger devra toujours obtenir une autorisation de police pour prendre la parole en public en Suisse. Plus récemment, en 2021, deux lois fédérales ont introduit de nouvelles dispositions d’exception contre des « terroristes potentiels », y compris mineurs, qui pourraient notamment viser les auteurs d’actes de désobéissance civile, suscitant un tollé parmi les organisations internationales de défense des droits humains.

C’est également sur le sol de la Confédération que la fusion entre conservatisme politique et libéralisme économique a pris forme, dès 1947, autour de la Société du Mont-Pèlerin. Selon le politologue Dieter Plehwe, ses membres « étaient profondément méfiants envers certains traits du capitalisme et de la démocratie, en particulier l’urbanisation, la grande entreprise de production, les syndicats, les partis de masse modernes, qui tous menaçaient leur conception de l’ordre social traditionnel, dirigé par des élites restreintes » [1].

Pour eux, l’idée de réduire les inégalités entrait en conflit avec les lois fondamentales de la nature, si ce n’est de l’évolution. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, « seule la Suisse fournissait […] l’espace intellectuel et institutionnel et le soutien financier nécessaire » [2] à la mise en place d’un laboratoire d’idées luttant à contre-courant contre le « compromis social-démocrate » européen des décennies d’après-guerre.

De la censure à l’autocensure

En 1957, le philosophe catholique romand Philibert Secrétan dresse un bilan au vitriol de la démocratie helvétique dans la revue Esprit. Selon lui, dès sa naissance, la Suisse associe les notions « d’étranger et d’ennemi ». La critique y « fait très vite figure de félonie. Comprise comme une menace, on y répond par le silence ». Dans la dissension, le pays croit risquer son existence. D’où la « discipline sourde, mais dure » qu’il impose à ses citoyens. L’opposition y « reste un fait individuel, larvé, presque honteux ». Le Parti socialiste, qui aurait pu l’incarner, « a fini par jouer le jeu de la majorité, réservant ses arguments progressistes pour ses campagnes électorales » [3].

Cet alignement du PS rend compte d’un lourd passif démocratique et social : ni suffrage féminin (introduit en 1971) ni réduction du temps de travail (48 heures par semaine est alors la norme dans l’industrie) [4]. La pauvreté y relève du « vice » : de la désertion du « front du travail ». Voilà « un peuple (…) à qui ses libertés suffisent », qui ne saisit pas « qu’il y a toujours de nouvelles luttes à engager » : victime d’un « sentiment d’étouffement », « par peur de trébucher, [il] marche courbé » [5].

Il y a en effet une profonde contradiction entre les droits politiques formels garantis aux citoyens (et depuis 1971) aux citoyennes suisses, et la pression exercée sur les individus et les collectifs qui refusent de prendre place dans la gestion de l’entreprise Suisse S.A., censée travailler au bien-être général. Ceux-ci sont désignés comme « unschweizerisch »(entendez : hors consensus, étrangers à « nos » traditions et fossoyeurs de « nos » intérêts).

Aujourd’hui, ce terme est repris par la quasi-totalité du monde politique, économique et médiatique. En voici deux exemples à fronts renversés : Carlo Schmid, député UDC zurichois, entrepreneur de son état, estime que « les manifs sont unschweizerisch et réunissent des gens paresseux totalement étrangers à notre démocratie directe » (Tweeter, 13 juin 2020, ma traduction de l’allemand) ; pour sa part, le syndicat UNIA titre également : « S’en prendre aux migrantes et aux migrants est unschweizerisch » (29 août 2011). Sur presque tous les bords, le « politiquement acceptable » est ainsi mesuré à l’aune de sa compatibilité avec « nos » valeurs et les intérêts de « nos » entreprises.

Une démocratie élitaire et bridée

L’élection tous les quatre ou cinq ans par une petite moitié du corps électoral (la fraction qui qui ne s’abstient pas), au scrutin proportionnel, de la chambre basse du parlement (Conseil national), par ailleurs contrebalancée par une chambre haute, élue au scrutin majoritaire, qui surreprésente les secteurs les plus conservateurs du pays, formalise déjà une démocratie bien imparfaite. Ainsi, au Conseil des États, la chambre des cantons, les six parlementaires d’Uri, de Glaris et d’Appenzell représentent vingt fois moins d’électrices et d’électeurs que leurs six homologues de Zurich, Berne et Vaud.

De même, l’acceptation des initiatives fédérales est soumise à la double majorité du corps électoral et des cantons, ce qui peut permettre à une minorité du corps électoral de les rejeter. Or, la plus petite modification de ce dispositif institutionnel peu démocratique, sans parler de sa suppression, serait par ailleurs difficile à modifier par la voie constitutionnelle, puisqu’il faudrait qu’elle soit approuvée par la double majorité du corps électoral et des cantons.

Il faut s’intéresser aussi à la composition de la chambre basse. On y dénonce avec raison la sous-représentation des femmes (38,5% de ses membres en 2023), mais on s’intéresse moins à la composition sociale de celui-ci, qui révèle une très forte prépondérance des chefs d’entreprise, des professions libérales et des professionnels de la politique et une minorité congrue de salarié·es (moins 11% en 2023, dont 5% issus du secteur public et 6% du secteur privé).

Source: voir note [6]

Enfin, comme dans toutes les démocraties représentatives, les chambres délèguent l’essentiel de leurs prérogatives à un gouvernement, dont la haute administration marche la main dans la main avec les principaux lobbies économiques, ce qui prive le parlement, aussi partial soit-il, de son mot à dire sur une grande partie des affaires publiques. Pour ne prendre qu’un exemple récent, lorsque les chambres ont été convoquées pour débattre du sauvetage du Crédit Suisse, en avril 2023, toutes les décisions avaient déjà été arrêtées, le mois précédent, par le Conseil fédéral, la Banque nationale et l’UBS, en vertu du droit d’exception. Le Conseil national s’est opposé majoritairement à ce paquet de mesures qui engageait massivement les finances publiques, par 102 voix contre, 71 pour et 2 abstentions, mais sa délibération n’avait plus qu’une portée symbolique.

Un racisme d’État

Mais ce n’est pas tout ! Dès 1931, avec l’accord du Parti socialiste et de l’Union syndicale, la Suisse s’est dotée d’un droit d’exception à l’égard des ressortissants étrangers : la Loi sur le séjour et l’établissement des étrangers (LSEE), remplacée en 2005 par la Loi sur les étrangers et l’intégration (LEI) qui n’en modifie pas les traits fondamentaux. Celui-ci permet de priver de droits politiques et de fragiliser socialement près d’un tiers du monde du travail –contrairement à une opinion répandue, même un permis d’établissement (C) peut être révoqué (cf. art. 63, LEI) –.

La naturalisation est aussi un processus particulièrement long et difficile, spécialement pour les ressortissants de pays de peuplement non européen et d’Europe orientale. Pour solliciter la naturalisation, il faut avoir résidé 10 ans en Suisse et être au bénéfice d’un permis d’établissement (C). Or, si une personne d’Europe de l’Ouest d’Amérique du Nord peut demander un permis C après 5 ans de résidence, une personne d’Europe de l’Est, d’Amérique latine, d’Afrique, d’Asie ou d’Océanie doit attendre 10 ans pour introduire sa requête. Cela retarde pratiquement son processus de naturalisation, qui se heurte aussi à une forte présomption de moindre intégration.

Sur le plan idéologique, cette politique migratoire restrictive, en particulier à l’égard des « non blancs » et des personnes d’origine musulmane, est justifiée par des considérations explicitement racistes : la lutte contre « l’altération excessive de l’identité nationale » – dans les années 1930, les autorités craignaient explicitement « l’enjuivement » du pays. Depuis les années 1960, ce qu’il faut bien appeler un « racisme d’État » n’a pas seulement représenté un outil essentiel de division du salariat et de la population dans son ensemble, mais il a également légitimé le développement de courants politiques xénophobes et racistes très influents.

Posséder c’est décider

Comme dans les autres démocraties libérales, le fait que l’essentiel des conditions matérielles indispensables à la production et à la reproduction de la vie sociale (le sol, le domaine bâti, les usines, la propriété intellectuelle, les grands réseaux de distribution, les médias, etc.) est détenu par une toute petite minorité, seule habilitée à décider des priorités d’investissement, et donc de l’affectation de notre travail, soustrait à la sphère politique les décisions qui comptent en réalité le plus.

En d’autres termes, le capitalisme tend à dépouiller le politique de ses compétences en privatisant les décisions les plus importantes, en particulier le choix de ce que la société doit produire ou pas, le contenu même de nos activités, voire la possibilité de trouver un emploi rémunéré. En bref, démocratie représentative et monopole privé des grands moyens de production, de transport, de distribution, de crédit et d’information se donnent la main pour restreindre comme peau de chagrin l’emprise réelle du plus grand nombre sur son propre destin.

Pour cette raison, la démocratie s’arrête à la porte des entreprises. La protection légale contre les licenciements (y compris des délégué·es syndicaux) est pratiquement inexistante : seul le respect d’un délai de 1 à 3 mois est exigé, selon la durée de l’engagement, et les indemnités en cas de licenciement abusif sont dérisoires. Le droit du travail est extrêmement limité et les conventions collectives ne couvrent qu’une minorité de salarié·es. Enfin, les syndicats sont bureaucratisés et pratiquement absents des lieux de travail. L’armée, qui représente historiquement le principal rempart de l’ordre établi en temps de crise, échappe, elle aussi, à tout contrôle démocratique.

Pour l’action et la démocratie directes

Dans la vie économique, l’aliénation du salariat est liée à l’obligation qui lui est faite de vendre sa force de travail aux propriétaires de l’essentiel des conditions matérielles de l’activité économique, qui décident seuls des priorités d’investissement et de la finalité des efforts de l’écrasante majorité d’entre nous. Dans la vie politique, l’aliénation du corps électoral réside dans la délégation de pouvoir qu’il est contraint d’accorder tous les quatre ou cinq ans à des « responsables » élus — qui ne le représentent que très mal (voir précédemment) — chargés de voter des lois et d’administrer l’État.

Sur ce terrain, la démocratie semi-directe helvétique (initiatives et référendums) offre certes un modeste exutoire aux citoyennes et citoyens dépositaires des droits politiques, même s’ils restent privés, comme l’ensemble du monde du travail, du droit de décider des enjeux économiques qui déterminent leur vie quotidienne et l’avenir de la société. Bien souvent, malheureusement, l’effort centré sur la récolte de signatures (100 000 pour proposer une loi, 50 000 pour exiger la mise au vote d’une loi votée par le parlement) ne permet pas la construction simultanée d’une mobilisation sociale. Par ailleurs, la mise au vote des textes déposés, en particulier des propositions de loi (initiatives populaires), prend souvent plusieurs années.

Faudrait-il pour autant en refuser l’usage, comme d’ailleurs ne plus participer à l’élection des parlements et des magistrats ? Certainement pas. Bien sûr, l’abstentionnisme est massif et traduit confusément le sentiment populaire que « de toute façon, ils font ce qu’ils veulent ! ». Mais il reflète aussi un repli sur soi et une fuite vers l’individualisme, compatibles avec des dérives plus autoritaires : c’est dans cette optique que l’extrême droite s’efforce de gagner ces suffrages.

« Partir d’une exigence absolue… »

Délaisser le domaine de la politique institutionnelle reviendrait à abandonner ce champ, certes biaisé, à des partis et mouvements qui considèrent, comme une bonne partie de la population, que les élections représentent le moment clé où nous sommes vraiment légitimés à exercer notre « souveraineté politique ». Pour autant, l’usage que l’on en fait doit éviter de susciter des illusions sur sa capacité à modifier fondamentalement l’ordre des choses, ce qui dépend avant tout de l’auto-organisation, de la mobilisation et de l’action directe, dans la rue, dans les quartiers et sur les lieux de travail, de ce « nombre immense qui ne sait pas sa propre force », comme l’écrivait la militante de la Commune de Paris, Louise Michel, en 1887.

Une action politique qui vise à la transformation de l’ordre social nécessite avant tout l’affirmation d’un horizon. Comme Alain Tanner le faisait observer à son héros, dans le film Charles mort ou vif (1968) : « Rien ne s’arrangera jamais tant que tu ne seras pas capable de voir le présent avec les yeux de l’avenir.  (…) il faut partir d’une exigence absolue, même si elle peut paraître lointaine à première vue, et te dire : je ramène tout à cette exigence… et à partir d’elle, je regarde ce qui est possible ».

Notre exigence absolue ? Redonner à la société le droit de choisir à quoi est affecté son travail (ce qu’elle entend produire et comment), ce qui est incompatible avec la propriété privée des conditions mêmes de toute activité économique.

Dès lors, la démocratie directe nous permettrait de participer en temps réel aux choix qui nous concernent sur le plan local comme sur le plan global (avec des modalités d’élection et de révocation), ce qui suppose aussi une réduction massive du temps de travail contraint et un partage des tâches de soin et d’éducation non socialisés, assumées aujourd’hui en majorité par les femmes. Dans quel but ? Garantir à toutes et tous les biens matériels essentiels en respectant les grands équilibres écologiques, ce qui implique de produire moins et de partager plus, ouvrant la porte à un essor massif des services à la personne (enseignement, santé, etc.), ainsi qu’au développement de toutes les formes de création.

* Il s’agit d’une version complétée et actualisée d’un article paru initialement dans le journal Moins ! et réédité dans un ouvrage collectif paru en 2024, sous le titre « La Suisse : une démocratie très rentable » (voir ci-dessous).

Notes

[1] Dieter Plehwe, « Introduction », in : D. Plehwe & P. Mirowsky, sous la dir. de, The Road From Mont Pèlerin, Cambridge, MA & Londres, Harvard U. P., 2015 (ma trad. de l’anglais).
[2] Ibid.
[3] Philibert Secrétan, « La Suisse, démocratie témoin ? », Esprit, n° 254, octobre 1957, pp. 363-379.
[4] Pour une brève histoire du temps de travail en Suisse, voir l’article « Durée du travail » dans le Dictionnaire historique de la Suisse.
[5] Secrétan, op. cit.
[6] Source de la figure 1.

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