Les élections présidentielles en Pologne ont constitué un tournant important, qui a clairement démontré la profondeur de la crise sociale et la déception à l’égard de l’ancienne élite politique. Malgré les attentes d’une victoire du camp libéral, les résultats du scrutin ont révélé une montée en puissance des forces d’extrême droite, une perte de confiance dans la Coalition civique et la frustration d’une grande partie des électeurs, en particulier dans les provinces orientales de la Pologne.
Un choix difficile
Le second tour a placé les électeurs polonais devant un choix difficile : entre le conservateur, Karol Nawrocki, entaché par de nombreux scandales, et le représentant des libéraux pro-européens, Rafał Trzaskowski, maire de Varsovie, dont la politique soulève également de nombreuses questions.
Nawrocki a été impliqué dans un scandale lié à l’achat manipulateur d’un logement à une personne âgée, dont il a promis de prendre soin, mais qu’il a finalement transféré dans une maison de retraite. Cela a constitué un nouvel exemple de la « pathologie » du marché immobilier polonais. D’autres accusations se sont ajoutées, notamment des liens avec des groupes de supporters d’extrême droite et des milieux criminels.
Trzaskowski, l’actuel maire de Varsovie, n’est pas non plus un modèle de transparence politique : pendant son mandat dans la capitale, les logements municipaux ont été privatisés en masse et les promesses de protection des droits des femmes, de la communauté LGBT+ et des réfugiés n’ont jamais été tenues. La campagne, qui avait débuté sur un discours démocratique, s’est terminée par des tentatives de négociation avec les nationalistes d’extrême droite de la « Confédération » afin d’attirer leur électorat.
Ces élections présidentielles ont été un triomphe incontestable des forces conservatrices de droite en Pologne. Cela vaut particulièrement pour les deux formations politiques appelées « Confédérations » : la « Confédération de la liberté et de la justice » (représentée par Mentzel) et la « Confédération de la couronne polonaise » (dirigée par Braun).
Mentzel a définitivement consolidé, tant pour son parti que pour lui-même, son statut d’acteur déterminant dans la répartition des forces sur la scène politique polonaise. Ce sont précisément les voix des partisans de la « Confédération » qui ont joué un rôle décisif dans le résultat du second tour des élections. Ce fait ne fait que souligner le poids croissant des sentiments d’extrême droite dans le pays. On peut prédire avec une grande probabilité que lors des prochaines élections législatives, qui auront lieu dans deux ans, le soutien à la « Confédération de la liberté et de la justice » sera un facteur clé dans la formation du gouvernement. De plus, il existe une réelle chance que cette force politique entre dans la coalition au pouvoir.
Le phénomène Braun
Il convient de s’attarder sur la figure de Grzegorz Braun, car la situation qui l’entoure n’est pas seulement politique, mais aussi socioculturelle. Braun est un véritable paradoxe politique. Il a été exclu de la « Confédération de la liberté et de la justice » pour son comportement provocateur et ses déclarations et actions radicales, voire scandaleuses. L’antisémitisme, l’euroscepticisme radical, l’homophobie ouverte, le fanatisme religieux, le déni de la crise écologique et les appels ouverts au retour de la peine de mort ne semblent pas être les idées d’un homme politique européen accompli. Il s’agit plutôt de la rhétorique d’un activiste marginal d’extrême droite. C’est exactement ainsi qu’on le considérait, lui prédisant l’oubli politique.
Mais en réalité, Braun a obtenu 6,34 % des voix, un résultat impossible à ignorer, surtout compte tenu de son absence totale de ressources médiatiques importantes. Comment expliquer ce succès inattendu ?
Le « phénomène Braun » est une conséquence directe de la cancel culture à l’américaine. Il est devenu la voix de ceux qui ont été ridiculisés, ignorés ou stigmatisés pendant des années comme étant incultes, « démodés » ou immoraux. Dans l’espace public, il incarne l’image d’un combattant solitaire qui s’oppose au système, à « l’ordre mondial », à l’élite au pouvoir. Son style d’élocution, son sens de la rhétorique, ses vastes connaissances en sciences humaines et son sens artistique lui ont valu l’image d’un penseur charismatique menant une guerre personnelle contre le reste du monde. C’est précisément ce qui l’a rendu attrayant pour une grande partie de la société, pas nécessairement les partisans de l’extrême droite, mais aussi l’électorat désorienté ou désabusé par le système.
Grzegorz Braun n’est donc pas le fruit du hasard. Son résultat est le reflet d’une frustration sociale, d’une réaction à l’exclusion du discours public, d’une protestation contre le courant libéral dominant. Et si cette tendance se poursuit, il n’est pas exclu que nous voyions encore apparaître des personnalités similaires au centre de la scène politique, et pas seulement en Pologne.
Qu’en est-il des forces de gauche ?
Trois candidats méritent d’être mentionnés : Adrian Tadeusz Zandberg, représentant du parti « Ensemble », Magdalena Bejat, l’une des leaders de « La Gauche », et Joanna Senyszyn, candidate de l’Union sociale-démocrate.
Le candidat d’« Ensemble », Zandberg, est le favori incontestable de ce trio. Son soutien est particulièrement visible parmi les enseignants, les étudiants et les intellectuels en général. En témoignent ses bons résultats dans les grands centres universitaires que sont Varsovie, Cracovie, Wroclaw et Poznan. Il est pratiquement le seul candidat à mener un débat politique vraiment cohérent et substantiel. Au cœur de son programme figurent la justice énergétique, le logement abordable et la réforme du système de santé. Il reste honnête dans ses positions, ne trahit pas ses principes et ne joue pas le jeu des relations publiques politiques.
Il semblerait être le candidat idéal. Mais il y a un « mais ». Au cours des dix dernières années, sa carrière politique n’a pratiquement pas avancé. Après la fusion des partis « Lewica (la Gauche) » et « Razem », son nom a progressivement disparu des premières pages de la scène politique. En essayant de promouvoir la marque commune « Livy Razem », il a en fait sacrifié sa propre identité politique. Dans ce contexte, la séparation du parti « Ensemble » de la coalition gouvernementale semble être une décision logique et peut-être la seule bonne. Si cette force parvient à rester cohérente et indépendante, il y a toutes les raisons d’espérer qu’elle se renforcera.
En revanche, la candidate du parti « Lewica Razem », Bejat, affiche un discours contradictoire et dispersé. L’essentiel de sa campagne a été axé sur une critique virulente du pouvoir en place, alors que son parti fait partie de la coalition au pouvoir. Cela suscite logiquement la surprise et la méfiance au sein de la société. Une part encore plus importante de ses interventions publiques a été consacrée à un programme axé sur une vision libérale du monde [en Pologne, comme en Ukraine, cette formule recouvre les droits des femmes et des personnes LGBT+], sans aucune proposition concrète pour relever les défis économiques ou sociaux. Le parti perd son identité : il ne compte plus aucune figure charismatique et forte, mais regorge de personnalités controversées ou ouvertement populistes.
Tout cela nuit considérablement à son image. Quant à la candidate de l’Alliance de la gauche démocratique, Joanna Senyshyn, il est difficile de dire quoi que ce soit de positif. Elle donne l’impression d’être complètement déconnectée de la réalité et de vivre dans les idées d’une époque révolue.
Elle ignore obstinément les nouveaux défis, qu’il s’agisse de l’évolution de la situation géopolitique ou de la montée des tensions en Europe. Son discours ne laisse aucune place à l’analyse des menaces actuelles, telles que la nouvelle « guerre froide », la perte de confiance dans les États-Unis en tant qu’allié ou la profonde crise institutionnelle au sein même de l’Union européenne.
Un triomphe pour l’extrême droite
Les élections ont également révélé un profond clivage entre les villes et les campagnes. Alors que les grandes villes ont voté pour des candidats libéraux ou de gauche, les régions rurales et les petites villes se tournent de plus en plus vers l’extrême droite. Les raisons en sont l’absence de perspectives sociales, la dégradation des infrastructures régionales et la perte d’emplois. Dans ce contexte, la rhétorique xénophobe devient une « réponse simple à des questions complexes », en particulier en ce qui concerne les réfugiés ukrainiens et les migrants en général.
En fin de compte, ces élections ont été un triomphe pour l’extrême droite et une crise pour l’ancienne élite. Les blocs libéraux et conservateurs ont perdu la confiance de la population, mais ils contrôlent toujours les médias, ont accès au capital et bénéficient du soutien des institutions. C’est ce qui leur permet de conserver leur monopole sur la représentation politique, malgré le désenchantement de leur propre électorat.
La vie politique polonaise devrait rester marquée par la stagnation et un cynisme croissant dans les années à venir. Le choix entre Nawrocki et Trzaskowski est un choix entre deux figures discréditées qui, aux yeux de nombreux Polonais, symbolisent la même logique politique dépassée. Malgré les scandales, la perte de leur réputation et le désespoir général, ces candidats se retrouvent encore et toujours en finale des élections, non pas grâce à la confiance qui leur est accordée, mais en raison de l’absence d’alternative réelle aux yeux du grand public. Le scénario du type « je vote pour l’un pour que l’autre ne gagne pas » devient la norme, et c’est pourquoi même les accusations les plus virulentes n’ont aucune incidence sur les sondages. L’inertie électorale, renforcée par le monopole des médias, la pseudo-sociologie et « l’effet du grand candidat », maintient les électeurs dans un cercle vicieux.
Dans une telle situation, le danger réside non seulement dans la radicalisation ou le virage à droite, mais aussi dans la décomposition progressive du concept même de choix démocratique. Les élections cessent d’être un mécanisme de changement et deviennent un rituel de légitimation de l’absence d’alternative. Si les forces de gauche ne proposent pas une rupture claire et décisive avec ce système, tant sur le plan programmatique qu’organisationnel, la déception sociale continuera de s’accumuler en faveur de l’extrême droite, qui a au moins l’air « différente ».
* Paru le 11 juin 2025 sur le site du mouvement de gauche ukrainien Sotsialnyi rukh (Mouvement social) et traduit de l’ukrainien par nos soins.