La guerre des sexes à l’ère Trump, la comprendre pour la déconstruire

par | Août 24, 2025 | Féminisme, Français, Histoire, Théorie, Travail

Nous assistons à une résurgence alarmante des idées archaïques sur les rôles des genres : une croisade pour le retour à la virilité de la part des masculinistes sur les réseaux sociaux, au rejet ; un appel au retrait de la vie de la part des femmes traditionalistes. Stephanie Coontz, historienne reconnue des rôles de genre, explique les profondes tendances économiques qui sous-tendent ce phénomène.

Selon le Vice-prédident J. D. Vance, Presque tout le monde s’accorde à dire que la société a déraillé, et une partie croissante de la population croit fermement que la voie vers la restauration passe par le retour des hommes et des femmes à leur rôle naturel déterminé par leur sexe. (Jeff Swensen/Getty Images)

À Dallas, au Texas, une influenceuse spécialisée dans le bien-être exhorte la foule réunie pour une conférence conservatrice pour les femmes à se détourner du travail pour se consacrer à leur famille. « Moins de burn-out, plus de bébés ! » déclare la podcasteuse, Alex Clark, sous un tonnerre d’applaudissements. « Moins de féminisme, plus de féminité ! »

À la périphérie de Cincinnati, dans l’Ohio, des familles de banlieue construisent une communauté imprégnée de l’éthique « Make America Healthy Again » (Rendre la santé à l’Amérique), qui met l’accent sur un mode de vie naturel et les rôles traditionnels de chaque sexe. « Quoique soit cette connerie féministe — poursuivre une carrière, quitter sa famille — ça ne marche pas », déclare une membre de la communauté, ancienne propriétaire d’une petite entreprise, aujourd’hui mère au foyer et sceptique à l’égard des vaccins.

Depuis Washington D.C., le secrétaire à la Défense, Pete Hegseth, relaie une interview réalisée par CNN avec le pasteur de son église, Doug Wilson : « Les femmes sont le genre de personnes dont les autres personnes sont issues », pas le genre de personnes à qui l’on devrait permettre de voter. « L’épouse et la mère, qui est la principale dirigeante du foyer, se voit confier trois, quatre ou cinq âmes éternelles ». Elle a déjà bien assez à gérer.

Pour ce qui est des hommes, Pete Hegseth établit une distinction nette entre deux catégories. D’un côté, selon ses propres termes, il y a les « les hommes américains virils », « les hommes forts », « les hommes battants », « les hommes courageux », « les hommes solides », « les hommes masculins », « les hommes durs », « les mecs normaux », « les cow-boys » et « les mâles alpha ». Et de l’autre, les « mauviettes », les « poules mouillées », les « prostitués des wokistes », les « efféminés », ceux qui « répriment les instincts masculins naturels pour l’honneur », les « mâles bêta » et les « soi-disant hommes ».

Depuis les élections de 2024, le débat sur les rôles de genre semble s’intensifier. Presque tout le monde s’accorde à dire que la société a déraillé, que quelque chose de précieux a été perdu, et une partie croissante de la population croit fermement que la voie vers la restauration passe par le retour des hommes et des femmes à leur rôle sexuel inné. Le projet 2025 présente cet impératif en termes civilisationnels, avertissant que « les fondements moraux mêmes de notre société sont en péril ».

Pour ceux d’entre nous qui ont atteint l’âge adulte dans les années 1990 ou plus tard, les idées sur les rôles sociaux sanctionnés des hommes et des femmes ne sont pas étrangères. Mais elles ont principalement fonctionné comme une série d’hypothèses tacites et d’attentes silencieuses, les articulations plus audacieuses étant confinées à la droite religieuse. Aujourd’hui, elles se transforment en un évangile quasi séculier prêché dans un défi fougueux à l’establishment moderne.

Dans cette interview, Stephanie Coontz, militante et historienne chevronnée, met en lumière la résurgence contemporaine de l’orthodoxie des rôles de genre. Coontz est l’auteure de sept livres sur le mariage et la vie familiale, dont A Strange Stirring : The Feminine Mystique and American Women at the Dawn of the 1960s (Une étrange agitation : la mystique féminine et les femmes américaines à l’aube des années 1960); The Way We Never Were: American Families and the Nostalgia Trap (Ce que nous n’avons jamais été : les familles américaines et le piège de la nostalgie) et Marriage, A History: How Love Conquered Marriage (Le mariage, une histoire : comment l’amour a conquis le mariage), qui a été cité dans la décision de la Cour suprême des États-Unis sur l’égalité du mariage. Après des décennies de recherche sur la dynamique des attentes sociales fondées sur le genre, Stephanie Coontz apporte un point de vue unique sur les idées réactionnaires qui circulent actuellement dans le discours dominant.

Stephanie Coontz a passé plusieurs décennies dans la lutte politique. Elle a été arrêtée lors du mouvement pour la liberté d’expression, à Berkeley, en 1964. Elle a été une porte-parole de premier plan et une organisatrice nationale du mouvement contre la guerre du Vietnam, et elle a été active dans les débuts du mouvement féministe. Elle est directrice de la recherche et de l’éducation publique au Council on Contemporary Families et professeure émérite à l’Evergreen State College d’Olympia, dans l’État de Washington. Son prochain livre, For Better and Worse : The Problematic Past and Challenging Future of Marriage (Pour le meilleur et pour le pire : le passé problématique du mariage et le défi du futur), sera publié par Viking Press au début de l’année 2026.

Son travail universitaire est né d’une volonté de dépasser les récits simplistes sur l’oppression ou le triomphe des femmes pour chercher plutôt à comprendre les interactions complexes entre les hommes et les femmes dans un contexte politico-économique plus large — une ligne de recherche qui a abouti à son premier livre, The Social Origins of Private Life : A History of American Families, 1600 — 1900. Coontz aborde son travail historique avec une sensibilité universaliste, à l’écoute des pressions qui pèsent sur les hommes comme sur les femmes.

Coontz s’est entretenue avec Jacobin sur l’importance politique durable du genre, l’origine des rôles « traditionnels » des hommes et des femmes, la manière dont le capitalisme a façonné les attentes sexuelles contemporaines et comment la dévastation économique néolibérale a conduit à une impasse existentielle, alimentant une résurgence alarmante des idées réactionnaires sur le genre, un demi-siècle après la deuxième vague féministe.

 

Meagan Day— Je voudrais commencer par quelques données de sondages qui me semblent assez frappantes. La proportion d’hommes républicains qui pensent que les femmes devraient retrouver leur rôle traditionnel dans la société est passée de 28 %, en mai 2022, à 48 %, en novembre 2024, et celle des femmes républicaines a également augmenté de manière considérable au cours de cette même période. Une autre enquête a révélé que la proportion de républicains qui pensent que la société accepte trop facilement que les hommes assument des rôles traditionnellement associés aux femmes est passée de 18 %, en 2017, à 28 % en 2024. Ce ne sont pas des majorités, mais les tendances sont claires. Comment devons-nous interpréter ce phénomène ?

Stephanie Coontz—Oui, le clivage partisan sur le mariage homosexuel a également atteint son plus grand écart en près de trente ans. Les masculinistes sur les réseaux sociaux suscitent beaucoup d’attention, tout comme le phénomène des « femmes traditionalistes ». Dans l’ensemble, on constate une augmentation du nombre de personnes, en particulier celles qui se déclarent républicaines ou conservatrices, qui expriment une nostalgie pour les rôles et les idées « traditionnelles » sur les genres. Cette tendance s’explique en grande partie par la polarisation : les républicains deviennent plus conservateurs tandis que les démocrates se libéralisent sur plusieurs questions. Toutefois, en 2024, on a assisté à un revirement conservateur spectaculaire dans l’identification politique des jeunes. En 2020, 55 % des 18-29 ans se déclaraient démocrates ou penchaient dans cette direction, contre seulement 37 % vers les républicains. Cependant, en 2024, les républicains ont pris l’avantage : 47 % contre 46 %.

Je pense que ces changements indiquent que les inquiétudes de la population concernant les évolutions sociales récentes se sont exacerbées ces dernières années, en particulier à l’approche des élections de 2024. Mais ils ne traduisent certainement pas un retour généralisé à la tradition. D’une part, un an plus tard, le même sondage réalisé auprès des jeunes en 2025 révèle que 49 % des 18-29 ans de déclarent démocrates contre 42 % républicains. Je me demande donc si le revirement de 2024 n’a pas été une réaction à l’aveuglement des démocrates face aux pressions économiques ressenties par la population et à leur insistance mal inspirée sur les bons résultats de l’« économie Biden ».

D’autre part, pour en revenir au genre et à la sexualité, en 2025, 68 % des Américains se déclarent toujours favorables au mariage homosexuel. C’est moins qu’en 2022 et 2023 (71 %), mais plus qu’à n’importe quel autre moment entre 1996 et 2019. Non seulement les sondages montrent systématiquement un fort soutien à la répartition des tâches ménagères et des soins aux enfants entre les hommes et les femmes, mais les chercheurs ont également constaté une augmentation substantielle, au cours des deux dernières décennies, de la participation des hommes à ce que l’on appelait autrefois les « tâches féminines ».

« Si l’on y regarde de plus près, il s’agit davantage du sentiment que la vie était plus facile lorsque les hommes gagnaient suffisamment pour subvenir aux besoins de leur famille et que les gens avaient plus de temps à consacrer à leur famille. »

Je ne dis pas qu’il ne faut pas prendre au sérieux la nostalgie pour les rôles « traditionnels » des hommes et des femmes. Et je pense que la violence nouvelle — ou du moins sa visibilité nouvelle — qui s’affiche sur les réseaux sociaux masculinistes est très préoccupante. Mais je pense aussi que nous devons être plus sensibles aux pressions et aux dilemmes qui rendent les gens réceptifs à ces messages. Oui, beaucoup de gens croient sincèrement à la supériorité masculine, et il est assez courant que des sexistes, bienveillants à l’origine, deviennent hostiles, lorsque les femmes rejettent leur condescendance, comme elles le font de manière assez militante ces derniers temps. Mais dans d’autres cas, si l’on creuse un peu, il s’agit plutôt du sentiment que la vie était plus facile lorsque les hommes gagnaient suffisamment pour subvenir aux besoins de leur famille et que les gens avaient plus de temps à consacrer à leurs proches. Si l’on ajoute à cela les pertes très réelles en termes de possibilités économiques, de sécurité et de respect dont ont souffert les jeunes hommes issus de la classe ouvrière et même de la classe moyenne, ainsi que le manque de respect dont font preuve de nombreux privilégiés, hommes et femmes, à l’égard des anciennes formes de masculinité, je pense qu’une partie de ce phénomène est compréhensible. Et pas seulement chez les hommes, mais aussi chez les femmes, car beaucoup de leurs « carrières » se sont avérées beaucoup moins « épanouissantes » que promis.

Les hommes de la classe ouvrière et les communautés rurales sont touchés par une crise lente et continue depuis les années 1970. Dans mon nouveau livre, je soutiens que cette crise trouve son origine dans une campagne systématique qui vise à revenir sur les limites imposées par le New Deal aux prérogatives des banques, des entreprises et de la richesse héritée, et à imputer les pertes subies par les hommes blancs de la classe ouvrière aux réformes de la Grande Société qui ont tenté d’étendre ces protections aux femmes, aux Noirs et aux autres minorités. Mais dans la mesure où de nombreux libéraux ont vanté leur soutien (principalement rhétorique) à cet agenda social sans le lier à une opposition vigoureuse à l’agenda économique des entreprises, ils ont facilité la tâche de la droite, qui a pu faire passer l’idée que ce sont les gains des femmes et des minorités, plutôt que ceux de Wall Street, qui ont nui au monde du travail.

Lorsque Hillary Clinton s’est présentée à la présidence, je regardais ses prestations et elle énumérait de longues listes de mesures à prendre pour soutenir les droits des femmes, des gays, des lesbiennes et des transgenres, des mesures que j’approuve toutes. Pourtant, je criais devant ma télévision : « Et les agriculteurs ? Et les ouvriers ? » Ce désintérêt pour les questions de classe permet à la droite de prétendre plus facilement que ce n’est pas l’inégalité économique, mais la diversité culturelle qui a conduit au manque de respect et à la perte de sécurité des hommes blancs de la classe ouvrière.

 

Meagan Day—Quelles sont les causes réelles du profond sentiment de manque de respect et d’humiliation au sein de la classe ouvrière, et en particulier parmi les hommes de la classe ouvrière ?

Stephanie Coontz— La cause la plus fondamentale, c’est le renversement de la croissance des salaires réels et de la sécurité économique qui avait marqué la vie des familles de la classe ouvrière dans l’après-guerre, jusqu’au début des années 1970, et la montée des inégalités qui en a résulté, encourageant les soi-disant « gagnants » de la société à cultiver des goûts sociaux et à s’entourer d’un luxe dont la génération précédente de capitalistes jouissait généralement plus discrètement. Cela a contribué à dévaloriser une ancienne éthique masculine du travail qui mettait l’accent sur l’accomplissement d’un labeur difficile et souvent désagréable, qui permettait cependant de subvenir aux besoins et de protéger sa femme et ses enfants, qui en retour, vous témoignaient leur gratitude et leur respect pour vos sacrifices.

Ce contrat masculin — faire des sacrifices physiques et mentaux pour soutenir et défendre les femmes de sa famille et obtenir en retour de la gratitude, de l’admiration et des services — n’a pas porté ses fruits au cours du dernier demi-siècle. Nous connaissons tous les pertes vécues en termes de progrès économique, de fierté de savoir que l’on va réussir mieux que son père et son grand-père. Mais les hommes ont également le sentiment de ne pas être respectés pour leurs emplois manuels difficiles, leurs compétences manuelles, leur capacité à effectuer des tâches pénibles.

« Ce contrat masculin — faire des sacrifices physiques et mentaux pour soutenir et défendre les femmes de sa famille, en échange de leur gratitude, de leur admiration et de leurs services — n’a pas porté ses fruits au cours des cinquante dernières années. »

Pour couronner le tout, d’autres expériences de manque de respect se sont multipliées au cours des quarante dernières années. Autrefois, tout le monde devait attendre le même temps au téléphone pour obtenir de l’aide ou faire la queue. Aujourd’hui, nous assistons à une « premium-isation » de tous les services — les personnes aisées peuvent payer pour passer devant tout le monde et bénéficier de toutes sortes d’attentions supplémentaires. Certaines études montrent que, lorsque les passagers doivent embarquer en traversant la cabine de première classe, cela entraîne une augmentation des incidents violents dans les avions.

Je pense que ce type d’inégalités est particulièrement difficile à accepter pour les hommes, car l’un des éléments clés de la masculinité depuis l’avènement de l’idéologie démocratique est la promesse que, contrairement à la société aristocratique, il n’est pas nécessaire de baisser la tête devant les personnes plus riches ; celles-ci ne peuvent pas exiger les rituels de soumission que les hommes des classes inférieures devaient autrefois observer envers les hommes de rang supérieur. Vous êtes un homme, cela vous donne en soi le droit au respect. Un vieux bûcheron que j’ai interviewé m’a dit que c’était une chose d’obéir aux ordres du contremaître ou du patron, mais qu’en dehors du travail, on n’avait pas à se mettre en retrait pour laisser passer qui que ce soit. Aujourd’hui, non seulement vous devez vous mettre en retrait pour laisser passer les riches, mais vous les entendez se moquer de vous parce que vous commandez votre steak bien cuit et que vous ne savez pas ce que c’est que la roquette.

 

Meagan Day— Nous parlons d’une forme particulière de la masculinité, marquée par la dureté, l’indépendance, la compétitivité et l’absence d’émotions dans la sphère publique, qui est censée être récompensée par l’amour et la gratitude dans la sphère privée. Mais il est très important de ne pas naturaliser cet idéal. C’est quelque chose qui n’est apparu qu’après l’essor du capitalisme industriel, au XIXe siècle. Quels étaient les rôles spécifiques de chaque genre avant cela ?

Stephanie Coontz— La domination masculine n’est pas universelle, mais elle s’est largement répandue à travers le monde pour des raisons historiques que j’ai explorées dans divers ouvrages. Mais ce qui me donne l’espoir que nous pouvons changer cela, c’est que, malgré sa prévalence, il existe d’énormes différences dans les traits généralement associés à la masculinité.

Par exemple, dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs, un homme qui se vante ou qui intimide les autres n’est pas admiré, mais ostracisé. Le chasseur dont la flèche a abattu l’animal ne reçoit pas une plus grande part de la viande et ne se vante jamais de sa prise. Lorsque j’ai découvert les sociétés de chasseurs-cueilleurs, j’ai d’abord pensé qu’il s’agissait simplement de personnes intrinsèquement meilleures que nous. Ce que j’ai compris, c’est qu’ils pouvaient voir et sanctionner les mauvais comportements plus facilement que nous et qu’ils disposaient de moins de moyens sophistiqués et complexes pour monopoliser les ressources, manipuler et tromper les gens.

Dans les sociétés patriarcales aristocratiques, les hommes, et non les femmes, étaient considérés comme le sexe altruiste et prêt au sacrifice. Les femmes étaient considérées comme plus égoïstes, plus ambitieuses pour leur famille, plus enclines aux excès sexuels et plus manipulatrices. Les hommes étaient censés être courageux et déterminés, mais ils étaient également, du moins, ceux des classes supérieures et moyennes, réputés pour leur grande sensibilité émotionnelle. Jusqu’au XIXe siècle, pleurer n’était pas du tout considéré comme un signe de faiblesse masculine. Dans la « Chanson de Roland » du XIIe siècle, lorsque Roland meurt, vingt mille hommes pleurent, s’évanouissent et tombent de leur cheval, accablés par le chagrin. Il existe un vieux poème médiéval intitulé « Le Vagabond », dans lequel l’un des personnages, envoyé en exil, raconte combien cela lui manque de ne plus pouvoir s’asseoir aux pieds de son seigneur pour y poser sa tête en signe de gratitude pour sa générosité et son amour. 

« Dans les sociétés patriarcales aristocratiques, les hommes, et non les femmes, étaient considérés comme le sexe altruiste et prêt au sacrifice. »

Même au début de l’ère moderne, alors que les hommes commençaient à être considérés comme des « soutiens de famille », un terme qui n’est apparu qu’au XIXe siècle, ils n’étaient pas immédiatement perçus comme des personnes devant être émotionnellement réservées et taciturnes. Des historiens, tels que Richard Godbeer et E. Anthony Rotundo ont découvert de merveilleuses lettres et journaux intimes d’hommes des XVIIIe et XIXe siècles qui parlaient de leur amour pour leurs amis masculins ou se plaignaient de la solitude qu’ils ressentaient lorsque ceux-ci ne leur écrivaient pas. Les hommes partageaient souvent le même lit ou marchaient bras dessus bras dessous. Ils s’exprimaient fréquemment en termes fortement chargés d’émotion, que nous associons aujourd’hui aux femmes. J’ai fait une expérience dans mon enseignement : j’ai supprimé les noms des auteurs de ces lettres et j’ai demandé qui avait pu les écrire. Les étudiant·e·s ont tous pensé qu’elles avaient été écrites par des adolescentes.

Ce n’est vraiment qu’à la fin du XIXe siècle que ces attentes émotionnelles ont changé. Jusque-là, les petits garçons étaient souvent habillés comme des filles et les « grands garçons » avaient le droit d’être affectueux entre eux. Mais dans le dernier quart du XIXe siècle, le terme « sissy », qui était autrefois un terme affectueux pour désigner une petite sœur, est soudainement devenu un terme péjoratif pour désigner un homme doux [efféminé, NDT]. On disait aux femmes de cesser d’être aussi affectueuses avec leurs fils. Les garçons étaient humiliés s’ils se montraient affectueux entre eux. Nous parlons souvent de la haine et de la misogynie inhérentes aux insultes envers les femmes, mais c’est à cette époque qu’ont été inventés des termes bien plus horribles pour désigner les hommes qui ne correspondaient pas à l’idéal de masculinité que pour les femmes qui ne correspondaient pas à l’idéal féminin. Les filles ont le droit d’être des garçons manqués jusqu’à l’âge de douze ou treize ans, voire plus aujourd’hui. Les garçons sont soumis à des attentes qui leur imposent de se retenir, de ne pas pleurer, de ne pas être des mauviettes dès leur plus jeune âge, avant même d’avoir la capacité de raisonner et de ressentir du ressentiment.

 

Meagan Day—Comment les ménages étaient-ils organisés avant le modèle du « soutien de famille masculin » ?

Stephanie Coontz— À tous les niveaux de la société, même dans les classes supérieures, la subsistance dépendait de la production domestique et des relations personnelles et familiales. Les femmes des classes inférieures conduisaient les vaches au marché et étaient productrices de lait et brasseuses de bière. Elles étaient des membres actives de l’économie. Les femmes des classes supérieures devaient avoir le sens des affaires et aider leur famille à cultiver des alliances précieuses. Les voisins s’échangeaient des services et de la nourriture.

Mais avec le développement du travail salarié, tant dans les classes supérieures que dans les classes inférieures, le travail rémunéré en espèces est devenu plus important que le commerce et le troc de biens produits à domicile. Les hommes sont partis travailler, tout comme les enfants des deux sexes, afin de gagner de l’argent pour acheter des produits de première nécessité. Si les femmes ne quittaient pas leur foyer pour travailler, c’était parce que quelqu’un devait rester à la maison pour accomplir les tâches absolument essentielles liées à la transformation de ces produits. Ce n’était pas parce que les femmes étaient censées rester enfermées à la maison, comme si c’était leur place ou leur rôle naturel, mais parce qu’il fallait tamiser la farine à la main, entretenir le feu, puiser l’eau au puits, saler le lard et transformer le lait en fromage. Et même si les femmes devaient être présentes pour allaiter les bébés, le rôle de mère n’était pas idéalisé. La garde des enfants était assurée par les enfants plus âgés ou par les filles du voisinage qui cherchaient à gagner un peu d’argent pour leur dot, qui les aiderait, elles et leur futur mari, à créer leur propre ferme ou leur propre magasin.

Ce n’est que plus tard, lorsque l’économie marchande s’est suffisamment développée pour que le travail domestique des femmes soit moins indispensable, et que beaucoup de femmes ont commencé à se battre pour obtenir les mêmes droits économiques et politiques que les hommes, que l’on a commencé à justifier l’exclusion des femmes du monde du travail en arguant qu’elles étaient trop délicates et sensibles pour travailler à l’extérieur, ou trop dévouées à l’éducation des enfants.

« Il n’y avait rien de délicat dans le travail traditionnel des femmes dans l’économie familiale. Leurs cuisines étaient couvertes de cuisses sanglantes qu’elles découpaient et de bière qu’elles brassaient. »

Il n’y avait rien de délicat dans le travail traditionnel des femmes dans l’économie domestique. Leurs cuisines étaient encombrées de quartiers de viande sanguinolents qu’elles découpaient et de la bière qu’elles brassaient. Leurs mains étaient rêches à force de couper du bois et d’entretenir le feu. Mais progressivement, avec le développement d’une économie de plus en plus dominée par le marché, où de plus en plus de choses pouvaient et devaient être achetées — des choses que l’on ne pouvait pas troquer — et où les hommes commençaient à travailler pour un salaire à des heures fixes qui ne pouvaient être combinées avec le travail domestique, le travail des femmes au sein du foyer a commencé à être considéré comme secondaire. On a donc eu l’impression que c’était le travail des hommes qui faisait vraiment vivre la famille.

Au début du travail salarié, les femmes avaient tendance à travailler à l’extérieur lorsque leurs enfants étaient petits, puis à se retirer du marché du travail lorsque ceux-ci étaient en âge de travailler, c’est-à-dire dès l’âge de huit, neuf ou dix ans, car quelqu’un devait rester à la maison pour transformer les produits en biens utiles à la famille. C’était un travail extrêmement dur, mais le fait d’avoir quelqu’un à la maison pour laver les vêtements et préparer les repas améliorait le niveau de vie de la famille.

 

Meagan Day—Ainsi, au lieu que le ménage fonctionne comme une unité symbiotique dans une économie de troc et d’échange, fabricant la plupart des choses à partir de rien, on voit désormais les hommes quitter la maison pour travailler en échange d’un salaire, et le foyer utiliser cet argent pour acheter des marchandises semi-transformées que les femmes doivent ensuite apprêter à la maison.

C’est une façon complètement différente de gérer un foyer, et la nouvelle division du travail entre les sexes génère dès lors de nouvelles idées sur ce que sont les hommes et les femmes. Quelles nouvelles attentes et quels nouveaux fantasmes liés au genre ont émergé en conséquence ?

Stephanie Coontz— L’argent devient très important, et il est associé aux hommes. C’est une question de fierté masculine, de réussite sociale pour un homme d’être capable de subvenir aux besoins de sa femme et pour une femme d’être capable d’organiser le foyer de manière à en faire un lieu de repos, et non de travail — même si, bien sûr, cette idée n’a fait que décupler le travail non rémunéré des femmes pour que le foyer paraisse reposant pour ceux qui y reviennent.

Si le mari gagnait suffisamment pour le permettre, ou si le mari et les enfants gagnaient suffisamment ensemble, le fait que la femme reste à la maison pour s’occuper du foyer permettait d’améliorer considérablement la qualité de vie. Elle pouvait rendre la maison plus accueillante, préparer des lits plus confortables, installer des tables où l’on pouvait s’asseoir et boire dans des verres au lieu de se passer une cruche. Toute la famille en profitait. Ainsi, même si tout le monde ne pouvait pas réaliser cet objectif et que de nombreuses femmes devaient travailler à l’extérieur, le modèle du mari soutien de famille et de la femme au foyer est devenu l’idéal de la classe ouvrière.

Dans le même temps, ironiquement, les femmes de la classe moyenne qui avaient réalisé cet idéal et pouvaient de plus en plus acheter des produits finis nécessitant moins de travail de transformation… ces femmes se sont mises à s’agiter. Elles ont commencé à penser qu’elles devraient peut-être être autorisées à exercer un emploi en dehors de la maison, non pas comme domestiques chez d’autres personnes, mais en bénéficiant du même type d’éducation que les hommes de leur classe, ainsi que de la possibilité de participer à la société et d’être reconnues pour leurs talents individuels.

 

Meagan Day—Ainsi, très tôt dans l’histoire du capitalisme industriel, nous avons un aperçu du paradoxe de la femme au foyer/travailleuse : si vous êtes contrainte d’effectuer un travail salarié dans des conditions désagréables, l’idée d’être femme au foyer, d’avoir un homme qui subvient à vos besoins et qui veut vous protéger peut paraître très séduisante. Mais, si vous vivez cette condition et que les progrès technologiques permettent la production de biens de consommation de plus en plus finis qui ne nécessitent que très peu de travail à domicile, vous commencez à rêver d’une vie qui vous permette de vous épanouir davantage.

Stephanie Coontz—Oui, et c’est une dynamique qui perdure. Les influenceuses traditionnelles d’aujourd’hui vendent essentiellement le même fantasme qui séduisait les femmes actives au milieu du XIXe siècle : celui d’avoir un homme qui travaille à l’extérieur et subvient à vos besoins afin que vous puissiez rester à la maison et vous adonner à des tâches ménagères légères, comme la cuisine et le crochet, divertir votre mari et vos enfants, et peut-être lire un peu ou vous adonner à d’autres loisirs.

 

Meagan Day—Qu’y a-t-il de mal à cela ? Pourquoi n’est-ce pas quelque chose qui mérite d’être désiré ? Cela semble avoir été une avancée pour beaucoup de femmes.

Stephanie Coontz—Eh bien, si vous étiez une femme sans aspirations professionnelles, qui pouvait se divertir avec les tâches ménagères, la cuisine et la télévision, et que vous aviez un père, puis un mari, qui appréciaient vraiment ce que vous faisiez à la maison, qui n’étaient jamais violents et qui ne s’attendaient pas à ce que vous leur obéissiez simplement parce qu’ils subvenaient à vos besoins, cela pouvait effectivement se présenter comme un progrès, je suppose. Mais en réalité, les femmes ont souvent trouvé cela étouffant, et beaucoup de celles qui ont apprécié cela pendant un certain temps ont fini par le détester. C’est pourquoi tant de femmes de la classe moyenne qui étaient femmes au foyer ont décidé à un moment donné qu’elles ne pouvaient plus le supporter.

« L’argent devient très important, et l’argent est associé aux hommes. C’est une question de fierté masculine, de réussite sociale pour un homme d’être capable de subvenir aux besoins de sa femme. »

En même temps, si vous étiez une femme dont le mari était infidèle, vous battait ou vous commandait et vous traitait comme une domestique, vous n’aviez aucun recours juridique ou social. L’idéologie et la structure reposaient sur l’hypothèse que vous étiez protégée à la maison, vous n’aviez donc aucune source de protection ailleurs. Vous étiez piégée.

 

Meagan Day—Comment cet idéal du mari soutien de famille et de la femme au foyer a-t-il atteint son apogée dans les années 1950 aux États-Unis ?

Stephanie Coontz—Cela restait un idéal pour la plupart des femmes pendant la majeure partie du XIXe siècle, mais beaucoup avaient également d’autres aspirations. À partir de la seconde moitié du XIXe siècle, les femmes de la classe moyenne ont de plus en plus souhaité trouver un emploi ou suivre des études. Parallèlement, les femmes de la classe ouvrière ont toujours eu besoin de travailler à l’extérieur pour survivre et ont donc de plus en plus revendiqué de meilleures conditions de travail et de rémunération. Au début du XXe siècle, nous avons assisté à l’émergence d’un grand mouvement féministe. Il y a également eu une révolution des mœurs en matière de genre et de sexualité qui a été tout aussi difficile à accepter pour beaucoup de contemporains que celle du début du XXIe siècle, et qui a déclenché une guerre culturelle qui présente des parallèles frappants avec celle que nous connaissons depuis une vingtaine d’années.

Puis la Grande Dépression a frappé. Pour de nombreuses femmes, cela signifiait qu’elles n’étaient plus autorisées à travailler, au motif que les emplois devaient être réservés aux hommes. Lorsqu’elles pouvaient travailler, c’était dans des conditions très difficiles. Cependant, lorsque la Seconde Guerre mondiale a éclaté, les femmes ont été appelées à rejoindre la population active et ont pu exercer des métiers et acquérir des compétences auxquels elles n’avaient jamais eu accès auparavant. Les conditions étaient meilleures, les salaires plus élevés, et beaucoup de femmes appréciaient cette situation. Des sondages réalisés à la fin de la guerre ont révélé que la plupart d’entre elles ne voulaient pas quitter leur emploi. Cependant, beaucoup d’entre elles souhaitaient avoir des enfants, ce qui rendait plus facile de les pousser hors du marché du travail pour faire place aux hommes qui revenaient de la guerre.

 

Meagan Day— C’était plus facile parce que l’idéal de la famille avec un homme pour subvenir aux besoins du foyer et une femme au foyer était encore bien vivant et prêt à être réactivé ?

Stephanie Coontz—Oui, et beaucoup de femmes ont décidé de tenter l’expérience parce que les conditions économiques y étaient très favorables. Ma mère en est un bon exemple. Elle avait travaillé comme charpentière navale pendant la Seconde Guerre mondiale et aimait beaucoup ce métier. Mais, lorsque les hommes sont rentrés, elle a été licenciée. Elle en a beaucoup souffert, mais mon père a pu aller à l’université grâce au GI Bill [loi adoptée en 1944 pour favoriser la réinsertion des anciens combattants, NDT] et gagnait suffisamment pour qu’elle puisse me mettre au monde et rester à la maison pour m’élever. Cela a bien fonctionné pendant plusieurs années, puis cela a commencé à se dégrader. C’est ce qui est arrivé à de nombreuses femmes.

 

Meagan Day— En gros, les conditions économiques se sont alignées pour permettre à un large groupe de femmes de réaliser en chœur ce rêve qui germait depuis le milieu du XIXe siècle. Et elles ont passé une dizaine ou une vingtaine d’années à l’expérimenter avant de se rendre compte que ce n’était pas aussi génial qu’elles l’avaient imaginé. N’est-ce pas ?

Stephanie Coontz—Exactement. Bien sûr, j’ai recueilli les témoignages de nombreuses femmes qui ont pleinement apprécié leur vie de femme au foyer et ne l’ont jamais regrettée. Mais beaucoup d’autres femmes voulaient quelque chose de différent pour elles-mêmes, et surtout, pour leurs filles. À maintes reprises, lorsque j’ai interviewé des femmes pour mon livre A Strange Stirring (Une étrange agitation) sur l’impact de The Feminine Mystique (La femme mystifiée) de Betty Friedan, elles m’ont raconté à quel point elles avaient désespéré de se libérer. Ou leurs filles m’ont dit que leur mère leur avait dit : « Je ne veux pas que tu sois une femme au foyer comme moi. »

Certaines étaient profondément malheureuses. J’ai interviewé Constance Ahrons, qui a fini par divorcer, reprendre ses études et devenir une sociologue renommée. Elle m’a raconté qu’avant cela, elle se tenait debout dans la cuisine, en train de faire la vaisselle, ses joues couvertes de larmes. Elle se disait : « Qu’est-ce qui ne va pas chez moi ? Je suis tellement ingrate. J’ai une vie meilleure que celle de ma mère ». Mais, elle se sentait terriblement mal dans une économie et une culture où il y avait tant de nouvelles choses à faire et à penser, auxquelles elle n’avait pas accès. Elle se sentait complètement exclue de la vie publique. Elle a consulté un thérapeute, qui lui a prescrit des tranquillisants. Mais lorsqu’elle a enfin lu La femme mystifiée, elle a compris une chose : « le problème venait de ma situation, pas de moi ». Elle a donc jeté ses tranquillisants dans les toilettes et elle a fini par divorcer de son mari qui ne la soutenait pas.

Lorsque j’ai interviewé des femmes qui avaient lu La femme mystifiée, elles m’ont toutes raconté la même histoire, en disant : « Qu’est-ce qui ne va pas chez moi ? Pourquoi ne suis-je pas reconnaissante ? Ma mère aurait tout donné pour avoir une vie comme celle-ci ». Bien sûr, toutes les femmes ne pouvaient pas être des femmes au foyer, mais elles étaient plus nombreuses que jamais à pouvoir le faire. Et beaucoup d’entre elles trouvaient cela intolérable pour diverses raisons, ce qui a conduit à la prochaine grande vague du féminisme.

 

Meagan Day— Et les hommes ? Ils vivaient aussi le même rêve des années 1950. Est-ce qu’ils en profitaient ?

Stephanie Coontz— Ce n’était pas un âge d’or. Les préjugés raciaux et religieux étaient encore très présents, les travailleurs étaient toujours exploités, maltraités et surchargés de travail. Mais la différence résidait dans le sentiment de progrès qui régnait à l’époque, par opposition au sentiment de régression de ces dernières décennies.

Dans les années 1950, les personnes qui avaient vécu la Grande Dépression et qui avaient combattu pendant la Seconde Guerre mondiale en étaient sorties très fières de leur pays. Elles avaient combattu le fascisme et gagné, et, comme il s’agissait d’une armée de conscrits, tout le monde avait le sentiment d’avoir fait des sacrifices comparables. Parallèlement, les améliorations apportées à la société par le New Deal et l’augmentation des dépenses publiques, même sous des présidents républicains comme Dwight D. Eisenhower, ont créé de nouveaux emplois, le programme autoroutier, des investissements dans l’éducation et des avantages sociaux pour les anciens combattants afin de leur permettre de reprendre leurs études. C’était une époque où l’on pouvait supporter les difficultés, car elles étaient bien moindres que celles que vos parents avaient connues auparavant. C’était une trajectoire ascendante. À cette époque, chaque génération de jeunes hommes entrant sur le marché du travail gagnait trois fois plus en dollars constants que leurs pères au même âge. En 1960, le prix médian d’une maison aux États-Unis était à peine plus de deux fois supérieur au revenu annuel médian, contre près de six fois aujourd’hui.

Ainsi, même si les hommes travaillaient très dur dans les années 50, ils avaient le sentiment d’être récompensés. Si vous étiez un travailleur masculin, votre salaire augmentait, votre pouvoir d’achat augmentait, vous commenciez à toucher une retraite. Vous faisiez cela au prix d’un sacrifice physique considérable. Mais vous vous disiez : « C’est le rôle d’un homme ». 

« Toutes les femmes ne pouvaient pas être femmes au foyer, bien sûr, mais elles étaient plus nombreuses que jamais à pouvoir le faire. Et beaucoup d’entre elles trouvaient cela intolérable pour diverses raisons, ce qui a conduit à la prochaine grande vague de féminisme. »

J’ai interviewé de nombreux hommes issus de la classe ouvrière qui, si je les avais vus interagir avec leurs filles et leurs femmes à la maison, m’auraient peut-être irritée par le sentiment de droit acquis qu’ils avaient à cause du travail qu’ils avaient accompli. Mais quand je les ai écoutés décrire leur fierté d’avoir réussi et les obstacles qu’ils avaient rencontrés — sans pouvoir exprimer leurs difficultés émotionnelles, car cela ne cadrait plus avec la masculinité à cette époque — et qu’ils mettaient donc l’accent sur la pénibilité physique —, j’ai compris qu’il y avait quelque chose de plus profond. Un sentiment d’optimisme, de dignité et de juste récompense.

Depuis le milieu ou la fin des années 70, à quelques exceptions près, beaucoup de gens ont le sentiment qu’ils ne s’en sortent pas aussi bien que la génération précédente et qu’ils ne se sentent ni en sécurité ni optimistes quant à l’avenir. Les récompenses ne sont pas au rendez-vous. Cela est particulièrement vrai pour les hommes : l’idéal masculin repose sur la capacité de gagner de l’argent, de subvenir aux besoins d’une famille, de le faire mieux que son propre père, et d’y parvenir grâce à un travail acharné. C’est ainsi que se construit le respect de soi. (Et c’est aussi une manière d’obtenir le respect de nombreuses femmes : même si ce n’est pas littéralement exact, les « incels » [1] pointent un phénomène réel lorsqu’ils affirment que 80 % des femmes recherchent 20 % des hommes.) Or, si ce type de respect de soi — et celui des autres — devient hors de portée, on en vient soit à se blâmer soi-même, soit à accuser les autres, soit à chercher d’autres façons de se sentir « viril », dont certaines peuvent être profondément antisociales. »

Meagan Day—Comment devons-nous nous positionner par rapport à cet idéal masculin battu en brèche ? Quelle déférence devons-nous lui accorder si nous comprenons qu’il n’est pas naturel et qu’il s’accompagne de toutes sortes de problèmes, mais que nous comprenons également que les hommes ont véritablement été privés de quelque chose de précieux ?

Stephanie Coontz— C’est une question vraiment difficile. Mais en tant que femmes, et en tant que personnes critiques des hiérarchies de genre et de classe, nous devons trouver des moyens de reconnaître les messages que les hommes ont reçus sur ce que signifie être un homme, ainsi que les actions altruistes ou simplement utiles qu’ils accomplissent souvent pour essayer de se conformer à ces messages, tout en expliquant en même temps qu’ils n’ont pas besoin de s’infliger toutes les souffrances qu’on leur a dit faire partie de la masculinité, ni de les infliger aux autres.

Pour revenir aux sondages sur le genre que vous avez cités, nous devons être plus conscientes du fait que, dans la plupart des sociétés, le genre est traditionnellement la première chose que les gens remarquent chez un individu, quel que soit le contexte. Dès la naissance, nous sommes presque tous submergés d’attentes sur la façon dont nous devons nous comporter envers les autres et dont ils se comporteront envers nous en fonction du genre auquel nous ressemblons le plus. Expérimentalement, lorsque l’on montre aux gens une vidéo d’un bébé et qu’on leur demande de décrire son comportement, ils sont souvent incapables ou refusent de le faire tant qu’on ne leur a pas indiqué son sexe. Si on leur dit qu’il s’agit d’un garçon, ils décrivent ses larmes comme de la colère ; si on leur dit qu’il s’agit d’une fille, ils décrivent le même bébé qui pleure comme effrayé.

Dès l’âge de dix mois, les nourrissons associent les visages stéréotypés féminins à des objets considérés comme typiques de ce genre. 70 % des tout-petits utilisent des labels de genre avant l’âge de deux ans. L’une des premières choses que les tout-petits apprennent est comment distinguer une femme d’un homme, de savoir lequel des deux ils vont devenir et quels outils et vêtements sont censés correspondre à leur sexe. L’éducation parentale n’a ici que peu d’importance : mon fils, dont la mère est féministe et qui a eu une femme médecin, m’a un jour affirmé avec conviction que les femmes ne pouvaient pas être médecins. C’est d’une puissance incroyable. Plus ils apprennent ce que leur genre est censé savoir faire ou ne pas savoir faire, ce qu’il aime ou n’aime pas, plus ils ont tendance à adapter leur comportement en conséquence — ou, dans d’autres cas, à le défier ou à le rejeter, parce qu’ils ne peuvent pas ou ne veulent pas suivre ces instructions liées au genre.

« Si ce type de respect de soi et de respect des autres est inaccessible, soit on se blâme soi-même, soit on blâme quelqu’un d’autre, soit on cherche d’autres moyens de se sentir “viril”, dont certains peuvent être très asociaux. »

La primauté du genre dans l’identification d’une personne existe dans toutes les cultures, à quelques exceptions près : les Yorubas d’Afrique de l’Ouest, par exemple, privilégient l’âge plutôt que le genre, au point qu’ils diront souvent « j’ai emmené mon aîné au magasin » plutôt que « mon fils » ou « ma fille ». Mais dans la plupart des sociétés que nous connaissons, le genre a toujours été le moyen le plus simple, le plus précoce et le plus universel de classer les personnes.

Tout cela pour dire que nous abordons la question de manière erronée si nous ne commençons pas par comprendre à quel point le genre est important et à quel point il est menaçant de se sentir incapable de répondre aux attentes que l’on a envers soi-même et les autres depuis l’âge de huit ou neuf mois. Nous devons commencer par comprendre la peur et la désorientation que ressentent les gens.

Sur ces questions et bien d’autres, la droite comprend bien mieux que la plupart des libéraux et des gens de gauche qu’il existe toujours une bonne partie de la population qu’il faut, pour ainsi dire, « convaincre ». Il y a un groupe intermédiaire important entre la minorité d’Américains qui soutiennent l’égalité des droits pour toutes et tous et la minorité qui s’y oppose sans équivoque. Les défis et les inquiétudes liées à la vie professionnelle et familiale ou au sein des communautés peuvent engendrer de l’ambivalence ou de la peur, des insécurités qui peuvent être déclenchées et exploitées politiquement. Nous devons offrir des expériences et des arguments qui aident les gens à surmonter leur ambivalence et ne pas les accuser prématurément d’être racistes, sexistes ou fascistes, ce qui ne fait que les rendre plus susceptibles de le devenir. Comme l’a dit Loretta Ross, ancienne directrice du National Anti-Violence Network : « Nous avons trois types d’alliés : les alliés potentiels, les alliés problématiques et les alliés confirmés. Nous devons unir les trois. Nous avons des stratégies différentes pour les alliés potentiels, les alliés problématiques et les alliés confirmés, mais, si nous rejetons les gens parce qu’ils sont problématiques ou non confirmés, nous affaiblissons notre capacité à changer les choses. »

Les rôles stéréotypés attribués aux hommes et aux femmes à l’époque moderne, qui ont atteint leur apogée dans les années 1950, continuent d’exercer une influence profonde. Il y a des raisons à cela. Plutôt que de condamner la nostalgie des gens, notre travail consiste à expliquer qu’elle reflète un sentiment de perte légitime et ancré dans la réalité, mais qu’elle repose sur une incompréhension des causes de la stabilité des familles des années 1950 : premièrement, l’autorité légale des hommes sur les femmes et l’incapacité des femmes à faire d’autres choix, ce que la plupart des gens n’acceptent plus aujourd’hui, et deuxièmement, une économie dans laquelle une seule personne pouvait subvenir aux besoins d’une famille avec un seul salaire, ce qui n’est plus le cas depuis longtemps.

« Plutôt que de condamner la nostalgie des gens, notre travail consiste à leur expliquer qu’elle reflète un sentiment de perte légitime et ancré dans la réalité, mais qu’elle repose sur une mauvaise compréhension des facteurs qui ont contribué à la stabilité des familles dans les années 1950. »

Beaucoup de choses ont changé depuis lors, et nous n’avons pas toujours expliqué ces changements et les solutions que nous souhaitons de la manière la plus sage ou la plus sensible aux doutes des gens. Cela laisse une brèche à la droite, qui en profite pleinement. Elle a construit une alliance consciente et très cynique entre les partisans du libre marché, qui veulent supprimer toutes les restrictions d’après-guerre imposées à Wall Street et aux riches, et les conservateurs sociaux qui veulent réimposer toutes les restrictions d’après-guerre en matière de genre et de sexualité.

Néanmoins, même si je ne veux pas minimiser les dangers réels liés à la résurgence des préjugés et des privilèges sexistes, il est important de reconnaître que l’opinion publique n’est pas revenue à ce qu’elle était dans les années 1990, et encore moins à ce qu’elle était dans les années 1950. Il y a une régression alarmante, mais je ne serais pas surprise qu’elle touche principalement des personnes qui étaient déjà conservatrices, renforcées dans leurs convictions par la radicalisation du conservatisme en général. Il y a probablement une base assez stable d’environ 20 % de personnes qui s’opposent à l’égalité raciale, de genre et sexuelle et de 20 % qui sont absolument favorables à l’égalité sous toutes ses formes, et un groupe majoritaire qui oscille entre les deux. Le premier groupe durcit ses positions et devient plus militant. Nous devons redoubler d’efforts pour atteindre le groupe intermédiaire sur les questions en partant des questions sur lesquelles nous sommes d’accord et nous expliquer patiemment à propos des questions sur lesquelles nous ne sommes pas d’accord, mais qui doivent continuer à être débattues.

 

Meagan Day—Êtes-vous optimiste en matière d’égalité des sexes ?

Stephanie Coontz— Je ne suis certainement pas pessimiste. Il convient de rappeler que, malgré l’insécurité et les revers dont nous avons parlé et l’incapacité des élites libérales à y remédier, même si la défense de l’égalité des sexes est moins importante à certains égards qu’il y a cinq ou dix ans, elle reste plus élevée qu’à n’importe quel moment au cours des 250 années précédentes. Il en va de même pour le mariage homosexuel. En 2025, le soutien n’était « que » de 68 %, contre 29 % d’opposition. Mais dans les années 1990, l’opposition au mariage homosexuel n’est jamais descendue en dessous de 62 % et le soutien n’a pas même atteint 35 % avant 1999.

De plus, les reculs ne sont pas uniformes. L’enquête nationale sur la victimisation criminelle, qui recense plus d’incidents que les rapports de police, a montré une baisse spectaculaire des viols et des agressions sexuelles avec violence depuis les années 1970. Les taux de violence domestique ont également diminué de manière presque constante. Les hommes hétérosexuels en couple ont continué à accroître leur contribution aux tâches ménagères essentielles pour lesquelles les hommes étaient autrefois ridiculisés, et l’approbation d’une plus grande implication des hommes dans les soins aux nourrissons et aux enfants continue de croître. Après avoir baissé de manière quasi continue entre le début des années 1990 et 2014, puis augmenté pendant la pandémie, les taux de crimes violents et de meurtres, dont les jeunes hommes sont généralement les principaux auteurs, ont chuté en 2024 et au cours du premier semestre 2025.

« Nous devons également reconnaître et traiter les messages très contradictoires que les hommes reçoivent de nombreuses femmes hétérosexuelles sur ce qui est approprié et attirant. »

Nous savons donc que nous avons progressé dans de nombreux domaines, et nous devons trouver le moyen d’expliquer aux gens que nous comprenons leur sentiment de perte, mais qu’ils sont nostalgiques des mauvais aspects de l’après-guerre. Pour ce faire, nous devons trouver de meilleurs moyens de distinguer les hommes qui adoptent consciemment des pratiques misogynes et abusives de ceux qui se comportent d’une manière qui peut être offensante pour les femmes attachées à l’égalité, mais qui est acceptée, voire récompensée, par de nombreuses autres femmes. Nous devons également reconnaître et traiter les messages très contradictoires que les hommes reçoivent de nombreuses femmes hétérosexuelles sur ce qui est approprié et attirant.

Il y a des hommes et des femmes qui sont inaccessibles sur ces questions. Mais pour la plupart des gens, je pense que nous avons plus de chances de changer les mentalités et les comportements inégalitaires si nous pouvons aider les gens à comprendre comment le conditionnement historique et les contraintes structurelles actuelles, et non des intentions consciemment malveillantes, font qu’il est difficile pour les hommes comme pour les femmes d’agir selon nos meilleures impulsions et d’identifier nos propres angles morts ou mauvaises habitudes.

Tout dépend donc de la façon dont vous définissez l’optimisme. Je comprends pourquoi les gens s’impatientent face à la lenteur du changement, et je ne nie pas les dangers très réels inhérents à nos récents revers. Mais je rejette l’idée qu’il y ait quoi que ce soit d’intrinsèquement anti-égalitaire chez les hommes — ou d’intrinsèquement égalitaire chez les femmes. L’énorme diversité des comportements et des valeurs liées au genre que nous avons observée tout au long de l’histoire montre clairement que nous avons plus de marge de manœuvre qu’on ne le dit souvent pour organiser nos relations entre les genres et nos relations sexuelles. Mais nous avons également accumulé une multitude d’idées et d’institutions qui renforcent les inégalités, de sorte que le type d’égalité auquel nous aspirons ne se réalisera pas du jour au lendemain. Et plus nous parviendrons à historiciser — plutôt qu’à pathologiser — les difficultés que nous rencontrons dans nos relations personnelles, plus nous aurons de chances de développer des relations qui nous soutiendront dans nos efforts pour construire une société plus solidaire.

* La version originale de cette interview est parue dans Jacobin sous le titre The Trump-Era Gender Wars, Brought to you by Neoliberalism, le 15 août 2025.

Stephanie Coontz est directrice de la recherche et de l’éducation publique au Council on Contemporary Families et professeure émérite à l’Evergreen State College d’Olympia, dans l’État de Washington. Son prochain livre s’intitule For Better and Worse : The Problematic Past and Challenging Future of Marriage (Pour le meilleur et pour le pire : le passé problématique et l’avenir difficile du mariage).

Meagan Day est rédactrice en chef adjointe de Jacobin. Elle est coauteure de Bigger than Bernie : How We Go from the Sanders Campaign to Democratic Socialism (Plus grand que Bernie : comment passer de la campagne Sanders au socialisme démocratique).

Note :

[1] Les « incels » involuntary celibates » (« célibataires involontaires ») sont des hommes qui voudraient avoir des relations sexuelles ou amoureuses mais n’y parviennent pas, et qui considèrent souvent que cette situation est injuste ou due à la société ou aux femmes. Il s’agit essentiellement d’une communauté en ligne. Ses membres affichent souvent une posture misogyne. Ils sont souvent dépressifs, ont une faible estime d’eux-mêmes et peuvent exprimer leur frustration par la violence.

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