La fonction idéologique du concept de polycrise

par | Nov 2, 2025 | Écologie, Économie, Lutte des classes, Marxisme, Politique, Théorie

À première vue, le concept de « polycrise » explique tout. Décrivant « la situation où des crises disparates interagissent de telle sorte que l’impact global dépasse de loin la somme de chacune d’elles » [1]. Il articule le schéma des crises qui se multiplient et se renforcent mutuellement, observables dans tous les domaines. Cependant, cette puissance communicative occulte une série de présupposés théoriques spécifiques qui ont des implications politiques importantes. Cet article utilise la méthode de lecture symptomatique pour identifier ces présupposés, posant ainsi les bases d’une critique du concept.

La lecture symptomatique est une méthode d’analyse littéraire qui consiste à examiner un texte pour y détecter des tensions, des contradictions ou des éléments implicites qui révèlent quelque chose de l’époque, de l’auteur ou de la société [NDT]

Cette lecture montre que le concept de polycrise remplace l’explication structurelle par une profusion de données empiriques ; elle ne perçoit que des données du point de vue implicite de l’État bourgeois ; imagine cet État comme une objectivité universelle dépourvue de fondement de classe ; et, par conséquent, implique un programme politique fondé sur la stabilisation des rapports sociaux de production existants.

La toile d’araignée

Bien qu’il ne l’ait pas inventé, l’historien prolifique de tendance libérale de gauche, Adam Tooze, a été l’un des défenseurs les plus éloquents du concept de polycrise [2]. Il entretient une relation contradictoire avec ce concept. C’est sa contribution la plus influente au vocabulaire théorique du moment, et celle-ci a joué un rôle significatif dans la formation de la politique de figures clés, y compris de nombreux acteurs liés à l’administration Biden aux États‑Unis, à la fin de son mandat. Malgré cet attrait, Tooze le présente comme « conceptuellement manifestement un peu simpliste » [3]. Mais même les idées simplistes ont des effets.

Dans un éditorial du Financial Times de 2022, intitulé « Bienvenue dans le monde de la polycrise », Tooze commence sa présentation du concept en en définissant l’élément le plus simple : une crise singulière. « Un problème devient une crise lorsqu’il remet en cause notre capacité à y faire face et menace ainsi notre identité » [4]. Cette définition implique un sujet sans le décrire explicitement. Le seuil entre problème et crise est défini par rapport à ce sujet. Ce n’est que lorsque le sujet implicite voit son identité menacée que cette limite est franchie.

Ce qui fait de la polycrise une polycrise, c’est que le sujet en question est confronté à de multiples menaces de ce type et doit donc réagir à plusieurs crises simultanément : « Dans la polycrise, les chocs sont disparates, mais ils interagissent de sorte que l’ensemble est encore plus accablant que la somme des parties ».

Ces deux affirmations, prises ensemble, permettent de comprendre le type de relations internes entre les crises implicites dans le concept. Des phénomènes disparates se développent au fil du temps pour devenir des crises, puis établissent entre eux une certaine relation qui amplifie leur effet et menace de dépasser la capacité du sujet à y faire face et, par conséquent, son identité. Ces différents problèmes n’ont pas de source ou d’origine commune ; ils ne peuvent être reliés à une structure ou un système sous-jacent. Pour transformer ce concept en une topographie, on pourrait le voir comme quelque chose de semblable à une toile d’araignée.

Les relations déterminantes dans cette topographie sont celles qui existent entre les crises distinctes et le sujet central. Les relations entre les crises elles‑mêmes sont secondaires et décrites en termes d’amplification plutôt que de causalité ou d’autres formes d’interaction. Cette topographie conceptuelle suggère donc un certain type de tâche théorique. Pour comprendre la polycrise, il suffit d’adopter le point de vue du sujet et d’identifier toutes les relations qu’il entretient avec les crises qui l’entourent. La tâche consiste alors en une sorte de cartographie, dont l’objectif est de produire un compte rendu complet de toutes les relations dans lesquelles se trouve le sujet.

Si l’on examine les recherches menées en utilisant le concept de polycrise, on constate que c’est exactement ce type de tâche qui est entrepris. Le rapport sur les risques mondiaux du Forum économique mondial comporte une discussion approfondie du concept de polycrise, et sa représentation des risques cartographiés correspond exactement à ce à quoi on pourrait s’attendre (Figure 1).

Cette carte n’est inexacte que dans la mesure où le sujet n’est pas représenté — à la place, le spectateur est placé dans ce rôle. Nous sommes l’araignée au centre de la toile, et les connexions déterminantes qui structurent le concept s’étendent de manière invisible à partir de l’écran vers nous. Les relations entre les différentes crises sur la carte ne sont que secondaires. Le développement de nœuds et de grappes sert uniquement à ajouter un peu de complexité aux connexions de la toile, mais les origines distinctes des crises elles‑mêmes sont protégées contre toute interprétation structurelle. La toile d’araignée est une manifestation des injonctions latouriennes [du sociologue Bruno Latour, NDT] à « maintenir le social à plat ! » [5]

Dans la sociologie classique (Durkheim, Bourdieu, Giddens, etc.), le “social” est souvent conçu comme une réalité supérieure, un niveau explicatif ou un arrière-plan structurel qui détermine les comportements individuels.

Latour rejette cette conception : pour lui, le « social » n’est pas une substance, ni un domaine spécifique de la réalité. Il ne faut donc pas s’élever vers une entité abstraite (« la société », « le social ») censée expliquer les faits, mais rester au ras du terrain, à la surface des interactions (NDT).

Perry Anderson a critiqué Tooze pour sa tendance à rejeter les explications structurelles et à s’appuyer avant tout sur un vaste éventail de détails empiriques [6]. Anderson soutient que, dans la trilogie de livres de Tooze consacrée à la fin de la Première Guerre mondiale, à l’économie nazie et à la crise financière de 2008 [7], celui-ci adopte une perspective spécifiquement keynésienne qui se limite à une « conscience situationnelle et tactique » et occulte l’investigation structurelle de ses objets d’étude (qu’il s’agisse de l’impérialisme, de la crise économique ou du capital financier). 

La conscience situationnelle (situation awarness) envisage la capacité d’un acteur de comprendre son environnement afin de prendre des décisions adaptées (NDT).

 

Lorsque des caractéristiques structurelles apparaissent dans cette trilogie, affirme Anderson, c’est « seulement du point de vue des acteurs tentant de les gérer ». Tooze a répondu à cette critique en revendiquant son analyse anti‑structurelle [8]. Plutôt que de chercher à interroger comment les nombreuses crises qui composent la polycrise sont déterminées, le concept vise plutôt à identifier comment les fragments se combinent pour former un ensemble. Il va et vient à travers la toile, offrant au lecteur un accès à la complexité du monde social, un réseau ouvert de connexions.

La polycrise est un concept bien adapté pour décrire de nombreuses crises et saisir un vaste éventail de détails empiriques — mais il le fait en refusant de rendre compte de l’origine de ces crises ou de la manière dont elles interagissent entre elles. Le seul point d’unité qui traverse toutes ces crises est l’acteur central de la toile, mais l’identité de cet acteur reste encore incertaine.

Hegel et Keynes

Une fois cet aperçu de la toile d’araignée de la polycrise établi, nous pouvons nous pencher sur le problème le plus urgent posé par l’énoncé initial de Tooze : « Un problème devient une crise lorsqu’il remet en cause notre capacité à y faire face et menace ainsi notre identité ». « Notre capacité », « notre identité » — qui sommes‑nous ? L’identité de ce sujet doit être établie afin de comprendre le point de vue du concept de polycrise. Ce point de vue est celui à partir duquel la profusion de données empiriques qui l’entourent est comprise ; c’est le point à travers lequel tout doit être interprété.

Quels indices Tooze nous donne‑t‑il pour procéder à cette identification ? Premièrement, ce sujet est agentif : il a la capacité d’agir en réponse aux crises. Deuxièmement, il possède également une identité, c’est-à-dire une existence objective cohérente. Et enfin, il s’agit d’un sujet collectif avec lequel nous avons tous et toutes une relation. En fait, cette relation est si évidente qu’il est possible d’utiliser le pronom « notre » pour désigner ce sujet sans explication et de supposer que son identité peut être assez naturellement adoptée par le lecteur·trice. Ce dernier point suggère que l’identification des individus à ce sujet collectif universel, capable d’agir en leur nom, est une hypothèse profondément enracinée dans l’idéologie dominante (c’est-à-dire les idées de la classe dirigeante).

Ce sujet implicite prend la forme d’une universalité objective, et plus précisément, de l’universalité objective telle qu’elle se réalise dans une organisation sociale concrète. Le sujet implicite de Tooze est presque identique à la conception de l’État chez Hegel.

En face des sphères du droit privé et de l’intérêt particulier, de la famille et de la société civile, l’État est, d’une part, une nécessité externe et une puissance plus élevée : à sa nature sont subordonnés leurs lois et leurs intérêts, qui en dépendent, mais d’autre part, il est leur but immanent et a sa force dans l’unité de son but final universel et des intérêts particuliers de l’individu, unité qui s’exprime dans le fait qu’ils ont des devoirs envers lui dans la mesure où ils ont en même temps des droits [9].

L’État chez Hegel, dans Principes de la philosophie du droit, est le résultat logique de multiples intérêts concurrents : l’existence de différents droits (par exemple, le droit à la propriété privée) ancrés dans les institutions de la famille et de la société civile crée le devoir de soutenir un arbitre capable de résoudre les conflits entre ces droits. Cette combinaison de droit et de devoir crée l’État en tant qu’universalité objective, et, ce faisant, unit les intérêts particuliers d’un large éventail de sujets. Il existe une similitude évidente entre les conceptions de l’État présentées ici et celles exprimées par Tooze, mais, pour approfondir cette connexion, nous devons établir une filiation entre les réflexions sur l’État et la crise via un troisième terme. Le chemin qui mène de Hegel à Tooze passe par Keynes.

Dans son analyse perspicace de Keynes, Geoff Mann considère que ses idées sont représentatives d’une tendance beaucoup plus large de la pensée libérale, qui préexistait à la figure historique de Keynes et qui reviennent régulièrement au premier plan en périodes de crise [10]. Mann soutient que le keynésianisme peut être mieux compris non pas comme un ensemble spécifique d’arguments économiques ou de propositions politiques, mais comme l’expression la plus forte de ce courant plus large de la pensée libérale sur la crise et la stabilisation.

L’objectif ultime de ce courant keynésien plus large est de sauver la civilisation de l’effondrement. Dans les circonstances historiques du début du XXe siècle, cela prend la forme spécifique de la préservation du capitalisme libéral. La menace d’effondrement résulte du fait que Keynes voit la société civile comme une sphère de particularités égoïstes, générant des contradictions entre les intérêts individuels et collectifs. Si ces contradictions ne sont pas adéquatement régulées par un acteur externe, elles peuvent provoquer des conflits violents menaçant de plonger la civilisation dans un déclin final [11]. Ce déclin n’est pas une possibilité lointaine, mais une menace imminente.

Le keynésianisme tente de fournir une réponse à cette menace en défendant la liberté individuelle et en maintenant les institutions existantes. Comme le note Mann : « Lorsque Robespierre indigné demanda à la Convention bourgeoise de 1792 : « Citoyens ! Voudriez‑vous une révolution sans révolution ? » les keynésiens pensaient en eux‑mêmes : « Oui, exactement. C’est précisément ce que nous voulons » [12].

La méthode du keynésianisme consiste à utiliser des changements institutionnels graduels, mis en œuvre par des technocrates, pour harmoniser la société civile et neutraliser la possibilité d’un effondrement violent. Ces changements opèrent principalement au niveau économique, mais peuvent également s’étendre au terrain socioculturel. Ce programme de réforme antirévolutionnaire repose fondamentalement sur la fonction politique de l’État, en tant qu’institution universelle qui légitime la bureaucratie technocratique et lui fournit les leviers nécessaires à la mise en œuvre de son programme. L’État est perçu comme une organisation sociale opérant au‑dessus et indépendamment des classes, en tant que « grand “réconciliateur” des intérêts individuels et collectifs… capable d’harmoniser le particulier et l’universel, matériellement et idéologiquement, sans sacrifier aucun des deux » [13]. Pour Keynes, la civilisation sera sauvée grâce à la capacité de l’État à se stabiliser et à stabiliser la société civile qui le produit et qui en dépend [14].

Mais Mann identifie également des racines bien plus profondes à cette idée. Il soutient que « Hegel fut le premier keynésien » (Mann, 2016 : 128), et qu’il existe une homologie fondamentale entre les conceptualisations hégélienne et keynésienne de l’État et de la société civile. La réaction de Hegel à la Révolution française, et en particulier à la figure de Robespierre, constitue la première manifestation d’une tendance qui s’est reproduite encore et encore au cours des deux siècles suivants (Mann, 2017).

Si l’État est une organisation sociale concrète fondée sur les intérêts contradictoires et concurrents existant dans la société qui le produit, alors la survie de l’État dépend du maintien de ces relations. Dans le modèle hégélien, le développement rationnel de l’État doit donc réformer cette organisation sans en détruire les fondements.

La lignée de pensée sur l’État qui va de Hegel à Keynes, puis à Tooze, permet de revenir à cette définition énigmatique de la crise qui constituait le point de départ de cette discussion, mais cette fois, en gardant à l’esprit l’identité du sujet. Tooze affirme : « Un problème devient une crise lorsqu’il remet en cause notre capacité à y faire face et menace ainsi notre identité. » Ce qu’il entend par « identité » n’est pas discuté en détail. Le terme semble comporter une ambiguïté importante : un lecteur pourrait tout à fait supposer qu’il fait référence à l’identité culturelle.

Mais, à la lumière de notre identification du désir hégéliano-keynésien d’une révolution sans révolution, nous pouvons réinterpréter cette déclaration : elle apparaît désormais comme l’expression d’un désir de résoudre les effets déstabilisateurs de la polycrise sans céder, d’un côté, aux tentatives prolétariennes de détruire l’État, ni, de l’autre, aux tentatives fascistes de libérer totalement la capacité de violence de l’État.

Parce que l’État est construit sur la base des intérêts privés multiples et contradictoires existant dans la société civile, maintenir cette identité signifie mobiliser la capacité de l’État et son rôle de grand conciliateur pour stabiliser l’instable. Inévitablement, une telle réconciliation implique une modification des formes précises que prennent les rapports sociaux de production dans une formation sociale donnée. Mais cette modification ne se produit que dans la mesure où elle peut rester strictement compatible avec l’identité fondamentale de l’État, et, donc, avec celle de ces rapports, de cette base, qui le soutiennent.

Une stabilité keynésiano-latourienne

Nous avons désormais établi que la polycrise est un concept pouvant être représenté topographiquement comme une toile d’araignée avec un sujet en son centre. L’identité de ce sujet est l’État, conçu comme une universalité objective qui « nous » représente et exerce une capacité d’action en notre nom. Confronté à une crise, l’État doit agir comme un conciliateur et désamorcer les tensions déstabilisatrices issues de la société civile, sans remettre en cause ni l’identité de l’État ni les rapports sociaux de production.

Mais qu’est-ce qui change lorsqu’une crise devient une polycrise ? Autrement dit, quelle est la tâche politique spécifiquement impliquée par les effets mutuellement amplificateurs de multiples crises ?

Tooze identifie d’abord ce qui ne change pas dans cette nouvelle tâche : l’État continue de faire face aux défis posés par chaque crise distincte qui le touche et de maintenir son identité face aux perturbations. Mais il complexifie ensuite ce tableau. Les effets d’amplification horizontale entre les crises qui composent la polycrise signifient que l’État est confronté à un nouveau type de défi.

Dans les conjonctures précédentes — Tooze cite l’exemple des années 1970 — « nous », les sujets particuliers réunis sous le signe de l’universel objectif, pouvions délibérer entre différentes réponses à la crise singulière de notre époque. Il soutient qu’il était alors possible de choisir une solution unique à un problème unique et de la mener à terme, alors qu’aujourd’hui, la diversité des crises amplificatrices pose des défis d’une tout autre ampleur. La polycrise met à l’épreuve les limites de la capacité de l’État à faciliter « notre » délibération et « notre » action.

La réconciliation est désormais plus techniquement complexe qu’auparavant. Le programme politique impliqué par ce modèle et par son sujet central est celui d’une stabilisation par tous les moyens nécessaires, même si ces moyens diffèrent radicalement de ceux que l’État a historiquement mobilisés.

Cette volonté d’innover face à une complexité inédite trouve en partie sa source chez Bruno Latour, l’un des principaux penseurs qui influencent Tooze. Le paradigme politique de Latour a été décrit par Tooze comme une « renaissance de l’agora » et une défense des « institutions qui nous permettent de garder prise sur la réalité », telles que l’université [15]. Latour lui-même le caractérisait comme le fait de «la composition progressive d’un monde commun» ou de trouver des formes d’assemblage correspondant à la complexité du monde social [16]. La réconciliation obtenue par ce processus constant de réforme n’est jamais définitive. Elle doit, au contraire, répondre en permanence à de nouvelles crises distinctes par de nouvelles solutions elles aussi distinctes. Tooze conclut son éditorial en qualifiant l’avenir de « marche sur un fil sans fin ».

Ce qui était implicite dans la politique de l’éditorial a été rendu plus explicite dans une interview de 2023 avec le Forum économique mondial, dans laquelle Tooze affirme que Keynes est un métathéoricien de la complexité qui a innové en établissant une approche politique visant à éliminer les principaux facteurs de tension (le chômage élevé) grâce à l’instrument de la politique économique appliquée par les technocrates. Une fois ces facteurs de tension traités, le capital politique limité qui reste peut alors être orienté vers la construction d’un consensus et d’une démocratie fonctionnelle fondée sur l’accord politique.

Cette construction du consensus doit, dans le modèle latourien, répondre aux façons dont le social est assemblé : elle ne peut pas se contenter d’une simple reprise des anciens modèles de démocratie libérale, mais doit impliquer une modification contemporaine de l’agora. Peut-être, en ce moment, pourrait-on voir les interprétations les plus radicales de la polycrise s’ouvrir à une politique plus transformative. Mais le sujet placé au centre de la crise semble destiné à limiter ces aspirations. Les nouveaux types d’agora ne signifieront pas un défi à la domination de classe.

Cette ligne politique n’est pas seulement une interprétation des implications de la polycrise, elle est inscrite dans le concept à un niveau plus profond : elle est implicite dans sa topographie. Le concept est, en profondeur, hégéliano-keynésiano-latourien. La polycrise sert un seul projet : raviver l’agora, réconcilier les intérêts divergents et tenir les remparts de l’État bourgeois.

 

Conclusion

Penser selon le modèle conceptuel de la polycrise réprime les explications structurelles et les remplace par une description fondée sur une profusion de données. Ces données sont appréhendées depuis le point de vue implicite de l’État bourgeois — imaginé comme véritablement universel et rationnel ; et, de ce fait, le caractère de classe de cet État, ainsi que l’existence de la lutte des classes en tant que conflit dynamique à la base des formations sociales capitalistes sont écartés.

Enfin, le concept implique un programme politique fondé sur la stabilisation constante du mode de production capitaliste, dans lequel la politique fiscale et monétaire est utilisée pour gagner du temps, relâcher la pression et créer un espace pour des formes limitées de reconfiguration « démocratique ». Il n’est guère surprenant qu’une idée qui s’insère aussi parfaitement dans les contraintes de l’idéologie dominante soit devenue si populaire auprès des classes dominantes.

La polycrise est un mirage. Au premier abord, elle semble offrir un moyen de saisir la nature spécifique de notre conjoncture. Mais ses descriptions empiriques initiales ne se développent jamais davantage. Elles ne débouchent sur aucune théorie de la formation sociale. Pour les lecteurs·trices qui n’ont pas accès aux leviers de l’État ou du capital, cela a un effet désorientant. En courant vers le mirage, celles et ceux qui le poursuivent finissent par penser comme l’État dont ils sont, en réalité, exclus. La lutte des classes s’éloigne, et à sa place, ils se trouvent confrontés à une exigence étrangère et inefficace : celle de trouver des idées sur la manière dont le système qui les domine et les exploite pourrait être stabilisé.

Au lieu de la polycrise, nous avons besoin de quelque chose d’autre : une manière de penser qui analyse comment les formations sociales se transforment à travers la reproduction antagonique (ou la non-reproduction) de leurs rapports sociaux de production, de leur base économique, au cours de conjonctures marquées par la crise. Après tout, les mirages sont les plus séduisants lorsque le soleil est au zénith et que l’eau se fait rare.

Dans sa réponse à la critique d’Anderson, Tooze présente le marxisme d’Anderson comme une doctrine fermée, volontairement aveugle à son isolement dans sa tour d’ivoire, enchaînée à des concepts dérivés du XIXe siècle et refusant de se confronter au changement historique [17]. Sa réponse exclut la possibilité d’une pensée marxiste enracinée dans la conjoncture et articulée du point de vue de la classe travailleuse. Mais c’est précisément cette possibilité qu’il faut continuer à poursuivre [18].

La tâche de développer une approche conceptuelle qui dépasse la polycrise déborde le cadre de cet article. Il suffira de noter que le processus de développement nécessaire pour atteindre ce point ne commencera pas à partir de zéro. Marx a laissé de nombreuses indications énigmatiques sur la direction que ce développement pourrait prendre, mais la plus frappante provient peut-être du troisième volume inachevé du Capital :

La forme économique spéciale sous laquelle le surtravail non payé est extorqué au producteur immédiat détermine le rapport de souveraineté et de dépendance, qui a sa source immédiate dans la production et qui à son tour réagit sur elle. Sur ce rapport se base toute la structure économique de la communauté, résultant des conditions mêmes de la production, et par cela, même sa structure politique. C’est dans le rapport direct entre le propriétaire des moyens de production et le producteur immédiat — rapport qui, dans chaque cas correspond naturellement à un stade déterminé du développement du procédé de travail et de sa productivité sociale — que nous trouvons chaque fois le secret intime, la base cachée de toute la construction sociale et, par conséquent de la forme politique du rapport de souveraineté et de dépendance, en un mot de la forme de l’État. Ce qui n’empêche que la même base économique, du moins dans ses lignes essentielles, ne puisse présenter dans la réalité des variations allant à l’infini, dues à des circonstances empiriques innombrables, aux conditions naturelles, rapports de races, influences historiques, etc., variations qui ne peuvent être comprises que par l’analyse de ces circonstances empiriques.

* Cet article est tiré du numéro spécial de la revue Capital & Class, consacré aux Études critiques du travail (2025). Son titre original est : « The mirage of polycrisis : A symptomatic reading of Tooze ».

Callum Cant enseigne le management à Essex University. Il est l’un des éditeurs de Notes from Below, journal d’enquêtes ouvrières.

Notes

[1] World Economic Forum, Global Risks Report 2023, Suisse, World Economic Forum. Le terme a été inventé pour la première fois en 1999 (voir E. Morin et A.B. Kern, Homeland Earth : A Manifesto for the New Millennium. New York, Hampton Press.1999), mais il est revenu sur le devant de la scène publique grâce à l’ancien président de la Commission européenne, Jean‑Claude Juncker, en 2015, et il a depuis été utilisé dans des travaux académiques de plusieurs domaines, notamment la cliodynamique (D. Hoyer et al., “Navigating Polycrisis : Long-Run Socio-Cultural Factors Shape Response to Changing Climate,” Philosophical Transactions of the Royal Society B : Biological Sciences, 2023) et le développement durable (M. Lawrence et al., « Polycrise mondiale : les mécanismes causaux de l’enchevêtrement des crises », Global Sustainability, 2024).
[3] Adam Tooze A, «On Thinking in Nedias Res: An interview with Ding Xiongfei from the Shanghai review of books», Chartbook, 24 décembre 2024.
[4] Adam Tooze, «Welcome to the World of the Polycrisis»,Financial Times, 28 octobre 2022.
[5] Bruno Latour, Changer de société, refaire de la sociologie, Paris, La Découverte, 2007.
[6] Perry Anderson, « Situationism à L’Envers? », New Left Review, n°119, septembre-0ctobre 2019.
[7] Adam Tooze, The Wages of Destruction : The Making and Breaking of the Nazi Economy, Londres, Penguin, 2007 (trad. française : Le Salaire de la destruction : Formation et ruine de l’économie nazie, Paris, Belles Lettres, 2012). ; Adam Tooze, The Deluge : The Great War and the Remaking of Global Order 1916–1931, Londres : Penguin, 2015 (trad. française : Le déluge 1916-1931. Un nouvel ordre mondial, Paris, Les Belles Lettres, 2017) ; Adam Tooze, Crashed : How a Decade of Financial Crises Changed the World, Londres, Penguin, 2019 (trad. française : Crashed. Comment une décennie de crise financière a changé le monde, Paris, Belles Lettres, 2019).
[8] Adam Tooze A, «On thinking in medias res: An interview with Ding Xiongfei from the Shanghai review of books», Chartbook, 24 décembre 2024.
[9] Hegel, Principes de la philosophie du droit [1820], Paris, NRF, 1940, p. 278.
[10] G. Mann, « Keynes Resurrected ? Saving Civilization, Again and Again », Dialogues in Human
Geography, n°6, 2016, p. 119–134. G. Mann, In the Long Run We Are All Dead: Keynesianism, Political Economy, and Revolution, London, New York: Verso, 2017.
[11] G. Mann, « Keynes Resurrected ? Saving Civilization, Again and Again », Dialogues in Human Geography, n°6, 2016.
[12] Ibid., p. 122.
[13] Ibid., p. 124.
[14] Tooze n’ignore pas du tout la critique de Mann : il a rédigé une recension enthousiaste du livre de Mann sur Keynes dans la London Review of Books («Tempestuous Seasons», London Review of Books, 13 septembre 2028). Il s’agit d’un texte intéressant, dans la mesure où il semble approuver la lecture que fait Mann du keynésianisme avant de s’écarter progressivement de ses conclusions politiques (« il y a de bonnes raisons », nous dit-il, « de défendre un gouvernement technocratique contre les passions irrationnelles de la démocratie de masse »). Au moment où il arrive à sa conclusion (compte tenu du changement climatique, les mesures visant à stabiliser l’État seront plus efficaces et moins coûteuses si elles sont prises maintenant plutôt que plus tard), Tooze semble s’être finalement rallié au paradigme keynésien que Mann combat pourtant avec tant d’éloquence.
[15] Adam Tooze, « In memoriam : Bruno Latour », Chartbook, 17 octobre 2022.
[16] Bruno Latour, « De la société au collectif— peut-on réassembler le monde social ? », in Changer de société, refaire de la sociologie, Paris, La Découverte, 2007.
[17] Adam Tooze A, «On Thinking in Medias Res: An interview with Ding Xiongfei from the Shanghai review of books», Chartbook, 24 décembre 2024.
[18] Certaines des voies les plus utiles pour aborder ces questions peuvent se trouver dans ce que Balibar a appelé la « contre-transformation léniniste » (voir E. Balibar, « A Point of Heresy in Western Marxism: Althusser’s and Tronti’s Antithetic Readings of Capital in the Early 1960s », in N. Nesbitt N, The Concept in Crisis: Reading Capital Today, Durham, NC: Duke University Press, 2017, p. 93112 des années 1970. En particulier, de nouvelles pistes pourraient s’ouvrir en reliant le concept de conjoncture d’Althusser et l’articulation de la centralité de la lutte des classes aux théorisations de la composition de classe et à la méthode de l’enquête ouvrière (voir Louis Althusser, Machiavel et nous, Paris, Tallendier, 2009 ; Louis Althusser, Sur la reproduction, Paris, PUF, 2011 ; P. Sotiris, A Philosophy for Communism, Buckinghamshire, Brill, 2020; M. Tronti, Ouvriers et capital, Genève, Entremonde, 2016.

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