Jorge Bergoglio, contre l’idôlatrie du capital

par | Avr 29, 2025 | International, Italie, Théorie

Michael Löwy tend la main au pape François

 

Avec la mort de Jorge Bergoglio, le pape François, disparaît une figure peu commune, qui se distinguait, dans une Italie gouvernée par les néofascistes, et une Europe de plus en plus réactionnaire, par un engagement éthique, social et écologique surprenant.

Depuis que Pie XII a excommunié les communistes, la gauche ne pouvait s’attendre qu’à des anathèmes du Vatican. Jean-Paul II et Ratzinger n’ont-ils pas persécuté les théologiens de la libération, accusés d’utiliser des concepts marxistes ? N’ont-ils pas tenté d’imposer à Leonardo Boff un « silence obéissant » ? Certes, depuis le XIXe siècle, il y a toujours eu des courants de gauche dans le catholicisme, mais ils n’ont rencontré que l’hostilité des autorités romaines. D’autre part, les courants cléricaux critiques à l’égard du capitalisme étaient généralement assez réactionnaires. Critiquant le socialisme féodal ou clérical dans Le Manifeste communiste, Marx et Engels constataient « son incapacité absolue à comprendre le cours de l’histoire » ; mais ils reconnaissaient dans ce mélange « d’échos du passé et de grondements du futur » une « critique mordante et spirituelle » qui pouvait parfois « frapper la bourgeoisie en plein cœur ».

Max Weber propose une analyse plus générale de la relation entre l’Église et le capital : dans ses travaux sur la sociologie des religions, il constate la « profonde aversion » (tiefe Abneigung) de l’éthique catholique envers l’esprit du capitalisme, malgré les adaptations et les compromis. C’est une hypothèse à prendre en compte pour comprendre ce qui s’est passé à Rome avec l’élection du pape argentin.

1. Jorge Bergoglio, le pape François

Que pouvions-nous attendre du cardinal Jorge Bergoglio, élu Pontifex Maximus en mars 2013 ? Certes, il était latino-américain, ce qui restait un signe de changement. Mais il avait été élu par le même conclave qui avait intronisé le conservateur Ratzinger, et il venait d’Argentine, un pays où l’Église n’est pas réputée pour son progressisme, plusieurs de ses dignitaires ayant activement collaboré avec la dictature militaire sanglante. Ce n’était pas le cas de Bergoglio : selon certains témoignages, il aurait même aidé des personnes persécutées par la junte à se cacher ou à quitter le pays. Mais il ne s’est pas non plus opposé au régime : un « péché d’omission », pourrait-on dire. Alors que certains chrétiens de gauche, comme Adolfo Pérez Esquivel (prix Nobel de la paix), l’ont toujours soutenu, d’autres le considéraient comme un opposant de droite au gouvernement des « péronistes de gauche » Néstor et Cristina Kirchner.

Quoi qu’il en soit, une fois élu, François – nom qu’il a choisi en référence à saint François, l’ami des pauvres et des oiseaux – s’est immédiatement distingué par sa position courageuse et engagée. D’une certaine manière, il rappelle le pape Roncalli, Jean XXIII : élu « pape de transition » pour garantir la continuité et la tradition, il a initié le changement le plus profond de l’Église depuis des siècles : le concile Vatican II (1962-65). Bergoglio avait d’ailleurs initialement pensé prendre le nom de « Jean XXIV » pour honorer son prédécesseur des années 1960.

Le premier voyage du nouveau pontife hors de Rome a eu lieu en juillet 2013 dans le port italien de Lampedusa, où des centaines de migrants clandestins arrivaient, tandis que beaucoup d’autres se noyaient en Méditerranée. Dans son homélie, il n’a pas hésité à s’opposer au gouvernement italien – et à une grande partie de l’opinion publique – en dénonçant la « mondialisation de l’indifférence » qui nous rend « insensibles aux cris des autres », c’est-à-dire au sort des « immigrants morts en mer, dans ces embarcations qui, au lieu d’être un chemin d’espoir, étaient un chemin de mort ». Il reviendra à plusieurs reprises sur cette critique de l’inhumanité de la politique européenne envers les migrants.

En ce qui concerne l’Amérique latine, un changement notable s’est également produit. En septembre 2013, François a rencontré Gustavo Gutiérrez, fondateur de la théologie de la libération, et le quotidien du Vatican Osservatore Romano a publié pour la première fois un article favorable à ce penseur. Un autre geste symbolique a été la béatification, puis la canonisation, de l’archevêque Romero du Salvador, assassiné en 1980 par les militaires pour avoir dénoncé la répression anti-populaire, un héros célébré par la gauche catholique latino-américaine mais ignoré par les pontifes précédents. Lors de sa visite en Bolivie en juillet 2015, Bergoglio a rendu un hommage intense et vibrant à la mémoire de son compagnon jésuite Luis Espinal Camps, prêtre missionnaire, poète et cinéaste espagnol assassiné sous la dictature de Luis García Meza le 21 mars 1980 pour son engagement dans les luttes sociales. Lors de sa rencontre avec Evo Morales, le président socialiste bolivien lui a offert une sculpture réalisée par le martyr jésuite : une croix appuyée sur une faucille et un marteau en bois…

Lors de sa visite en Bolivie, François s’est rendu à une rencontre mondiale des mouvements sociaux dans la ville de Santa Cruz. Son discours à cette occasion illustre la « profonde aversion » pour le capitalisme dont parlait Max Weber, mais à un degré jamais atteint par aucun de ses prédécesseurs. Voici un passage désormais célèbre de son discours :

« Nous punissons la terre, les peuples et les individus d’une manière presque sauvage. Et derrière tant de douleur, tant de mort et de destruction, il y a l’odeur de ce que Basile de Césarée appelait « le fumier du diable » ; l’ambition effrénée de l’argent qui gouverne. Le service du bien commun passe au second plan. Lorsque le capital s’érige en idole et domine toutes les options humaines, lorsque la cupidité de l’argent guide tout le système socio-économique, il ruine la société, condamne l’homme, le transforme en esclave, détruit la fraternité entre les hommes, oppose les peuples entre eux et, comme nous le voyons, met même en danger notre maison commune ».

Comme on pouvait s’y attendre, l’approche de François a rencontré une résistance considérable dans les secteurs les plus conservateurs de l’Église. L’un des opposants les plus actifs est le cardinal américain Raymond Burke, fervent partisan de Donald Trump, qui a également pris contact, lors d’un voyage en Italie, avec Matteo Salvini, le leader de la Ligue du Nord… Certains de ces opposants accusent le nouveau pontife d’être un hérétique, voire un… marxiste déguisé.

Lorsque Rush Linebaugh, un journaliste catholique réactionnaire (américain), l’a qualifié de « pape marxiste », François a répondu en réfutant poliment cet adjectif, tout en ajoutant qu’il ne se sentait pas offensé car « il connaissait beaucoup de marxistes qui étaient de bonnes personnes ». En effet, en 2014, le pape a reçu en audience deux éminents représentants de la gauche européenne : Alexis Tsipras, alors chef de l’opposition au gouvernement de droite d’Athènes, et Walter Baier, coordinateur du réseau Transform, formé par des fondations culturelles liées au Parti de la gauche européenne (comme la Fondation Rosa Luxemburg en Allemagne). À cette occasion, il a été décidé d’entamer un processus de dialogue entre marxistes et chrétiens, qui s’est concrétisé par plusieurs rencontres, dont une université d’été commune en 2018 sur l’île de Syros, en Grèce.  En 2024  le pape a reçu une délégation des participants (chrétiens et marxistes) à ce dialogue (dont l’auteur de la présente note).

Il est vrai que lorsqu’il s’agit du droit des femmes à disposer de leur propre corps et de la morale sexuelle en général – contraception, avortement, divorce, homosexualité – François s’en tient aux positions conservatrices de la doctrine de l’Église. Mais il y a quelques signes d’ouverture, dont le violent conflit de 2017 avec la direction de l’Ordre de Malte, une institution riche et aristocratique de l’Église catholique, est un symptôme frappant. Le Grand Maître ultra-conservateur de l’Ordre, le prince ( ?!) Matthew Festing, a exigé la démission du chancelier de l’Ordre, le baron de Boeselager, pour le terrible péché d’avoir distribué des préservatifs aux populations pauvres menacées par l’épidémie de sida en Afrique. Le chancelier a fait appel au Vatican, qui a statué en sa faveur contre Festing ; ce dernier, soutenu par le cardinal Burke, a refusé d’obéir et a été démis de ses fonctions par le Vatican. Ce n’est pas encore l’adoption de la contraception par la doctrine morale de l’Église, mais c’est un changement…

Bien sûr, il n’y a rien de marxiste chez le pape François, et sa théologie est très éloignée de la forme marxiste de la théologie de la libération. Sa formation intellectuelle, spirituelle et politique doit beaucoup à la théologie du peuple, une variante argentine non marxiste de la théologie de la libération, dont les principaux inspirateurs sont Lucio Gera et le théologien jésuite Juan Carlos Scannone. La théologie du peuple ne prétend pas se fonder sur la lutte des classes, mais elle reconnaît le conflit entre le peuple et l’« anti-peuple » et soutient l’option préférentielle pour les pauvres. Elle s’intéresse moins aux questions socio-économiques que d’autres formes de théologie de la libération et accorde une plus grande attention à la culture, en particulier à la religion populaire.

Dans un article de 2014, « Le pape François et la théologie du peuple », Juan Carlos Scannone souligne à juste titre combien les premières  décriées par ses détracteurs de gauche comme « populistes » (au sens argentin, péroniste, et non européen, du terme), doivent à cette théologie populaire. Cependant, il me semble que Bergoglio, dans sa critique de « l’idole du capital » et de tout le « système socio-économique » actuel, va plus loin que ses inspirateurs argentins. Surtout dans sa dernière encyclique, Laudato si’ (2015), qui mérite une réflexion marxiste.

2. Laudato si’

L’« encyclique écologique » du pape François est un événement d’importance planétaire, d’un point de vue religieux, éthique, social et politique. Compte tenu de l’énorme influence de l’Église catholique, il s’agit d’une contribution cruciale au développement d’une conscience écologique critique. Si elle a été accueillie avec enthousiasme par les véritables écologistes, elle a suscité l’inquiétude et le rejet des conservateurs religieux, des représentants du capital et des idéologues de l’« écologie de marché ». Il s’agit d’un document d’une grande richesse et d’une grande complexité, qui propose une nouvelle interprétation de la tradition judéo-chrétienne – rompant avec le « rêve prométhéen de domination du monde » – et une réflexion critique sur les causes de la crise écologique. Sur certains aspects, comme l’association indissociable entre le « cri de la terre » et le « cri des pauvres », il est évident que la théologie de la libération – en particulier celle de l’éco-théologien Leonardo Boff – a été l’une de ses sources d’inspiration.

Dans les brèves notes qui suivent, je voudrais souligner un aspect de l’encyclique qui explique la résistance qu’elle a rencontrée dans les milieux économiques et médiatiques : son caractère antisystémique.

Pour le pape François, les catastrophes écologiques et le changement climatique ne sont pas uniquement le résultat de comportements individuels – même s’ils jouent un rôle –, mais des « modèles actuels de production et de consommation ». Bergoglio n’est pas marxiste, et le mot « capitalisme » n’apparaît pas dans l’encyclique… Mais il est très clair que pour lui, les problèmes écologiques dramatiques de notre époque sont le résultat des rouages de l’économie mondialisée actuelle – rouages constitués par un système global, « un système structurellement pervers de relations commerciales et de propriété » (section 52 du document. Souligné par l’auteur).

Quelles sont, pour François, ces caractéristiques « structurellement perverses » ? Tout d’abord, un système dans lequel prédominent « les intérêts limités des entreprises » et « une rationalité économique discutable », une rationalité instrumentale dont le seul objectif est de maximiser les profits. En conséquence, « le principe de maximisation du profit, qui tend à s’isoler de toute autre considération, est une distorsion conceptuelle de l’économie : si la production augmente, peu importe de produire au détriment des ressources futures ou du bien-être de l’environnement ». (195) Cette distorsion, cette perversité éthique et sociale, n’est pas propre à un pays plutôt qu’à un autre, mais à un « système global, où prédominent la spéculation et la recherche de rendements financiers, qui tendent à ignorer tout contexte et tout effet sur la dignité humaine et l’environnement ». Il semble donc que la dégradation de l’environnement et la dégradation humaine et éthique soient intimement liées ». (56)

L’obsession de la croissance illimitée, le consumérisme, la technocratie, la domination absolue de la finance et la déification du marché sont des caractéristiques perverses du système. Dans une logique destructrice, tout se réduit au marché et au « calcul financier des coûts et des bénéfices ». Cependant, il faut comprendre que « l’environnement est l’un de ces biens que les mécanismes du marché sont incapables de défendre ou de promouvoir de manière adéquate ». (190) Le marché est incapable de prendre en compte les valeurs qualitatives, éthiques, sociales, humaines ou naturelles, c’est-à-dire « des valeurs qui dépassent tout calcul » (36).

Le pouvoir « absolu » du capital financier spéculatif est un aspect essentiel du système, comme l’a mis en évidence la récente crise bancaire. Le commentaire de l’encyclique est démystificateur : « Sauver à tout prix les banques, en faisant payer le prix aux citoyens, sans une décision ferme de revoir et de réformer l’ensemble du système, réaffirme une domination absolue de la finance qui n’a pas d’avenir et qui ne peut que générer de nouvelles crises après une longue et coûteuse reprise apparente. La crise financière de 2007-2008 était une occasion de développer une nouvelle économie plus attentive aux principes éthiques et favorable à une nouvelle réglementation de l’activité financière spéculative et de la richesse fictive. Mais il n’y a eu aucune réaction conduisant à une remise en question des critères obsolètes qui continuent de régir le monde » (189).

Cette dynamique perverse du système mondial qui « continue de régir le monde » est la raison de l’échec des sommets mondiaux sur l’environnement : « les intérêts personnels sont trop nombreux et il est trop facile pour les intérêts économiques de prévaloir sur le bien commun et de manipuler l’information pour éviter que leurs projets ne soient affectés ». Tant que les impératifs des puissants groupes économiques prédominent, « on ne peut s’attendre qu’à quelques déclarations superficielles, à des actions philanthropiques isolées et même à quelques efforts pour montrer une certaine sensibilité à l’environnement, alors qu’en réalité, toute tentative des organisations sociales pour changer les choses sera considérée comme une nuisance causée par des utopistes romantiques ou comme un obstacle à contourner » (54).

Dans ce contexte, l’encyclique dénonce l’irresponsabilité des « responsables », c’est-à-dire des élites dominantes, des oligarchies intéressées à préserver le système, face à la crise écologique : « Beaucoup de ceux qui détiennent la majeure partie des ressources et du pouvoir économique ou politique semblent surtout faire tout leur possible pour masquer les problèmes ou dissimuler les symptômes, en essayant seulement de réduire certains impacts négatifs du changement climatique. Mais de nombreux symptômes indiquent que ces effets continueront à s’aggraver si nous maintenons nos modèles actuels de production et de consommation ». (26)

Face à la destruction dramatique de l’équilibre écologique de la planète et à la menace sans précédent que représente le changement climatique, que proposent les gouvernements ou les représentants internationaux du système (Banque mondiale, FMI, etc.) ? Leur réponse est ce qu’on appelle le « développement durable », un concept dont le contenu est de plus en plus vide, un véritable flatus vocis comme le disaient les scolastiques du Moyen Âge. François ne se fait aucune illusion sur cette mystification technocratique : « Le discours de la croissance durable a l’habitude de devenir un moyen de distraction et de réduction de la culpabilité qui absorbe les valeurs du discours écologique au sein de la finance et de la technocratie, et la responsabilité sociale et environnementale des entreprises a l’habitude de se réduire à une série d’actions de marketing et d’image » (194).

Les mesures concrètes proposées par l’oligarchie techno-financière dominante sont totalement inefficaces, comme les « marchés du carbone ». La critique du pape à l’égard de cette fausse solution est l’un des arguments les plus importants de l’encyclique. Se référant à une résolution de la Conférence épiscopale bolivienne, Bergoglio écrit : « La stratégie d’achat et de vente de « crédits carbone » peut donner lieu à une nouvelle forme de spéculation et nuire au processus de réduction des émissions mondiales de gaz polluants. Ce système semble être une solution rapide et facile, qui donne l’apparence d’un certain engagement en faveur de l’environnement, mais qui, en tout état de cause, ne constituerait pas un changement radical à la hauteur des circonstances. Pire encore, il pourrait devenir un remède qui encourage la consommation excessive dans certains pays et certains secteurs » (171).

Des passages comme celui-ci expliquent le manque d’enthousiasme des milieux « officiels » et des partisans de l’« écologie de marché » (ou du « capitalisme vert ») pour Laudato si’...

En liant la question écologique à la question sociale, François insiste sur la nécessité de mesures drastiques, c’est-à-dire de changements profonds pour relever ce double défi. Le principal obstacle à cela est la nature « perverse » du système : « la même logique qui nous empêche de prendre des décisions drastiques pour inverser la tendance au réchauffement climatique est celle qui nous empêche d’atteindre l’objectif d’éradication de la pauvreté » (175).

Si le diagnostic de Laudato si’ sur la crise écologique est d’une clarté et d’une cohérence impressionnantes, les actions qu’elle propose sont plus limitées. Certes, nombre de ses suggestions sont utiles et nécessaires, par exemple : « proposer des formes de coopération ou d’organisation communautaire qui défendent les intérêts des petits producteurs et préservent les écosystèmes locaux de la prédation ». (180) Il est également très significatif que l’encyclique reconnaisse la nécessité, pour les sociétés les plus développées, de « se contenir un peu, de fixer certaines limites raisonnables et même de faire marche arrière avant qu’il ne soit trop tard », c’est-à-dire « le moment est venu d’accepter une certaine décroissance dans certaines parties du monde, tout en mettant en œuvre les remèdes pour que d’autres puissent croître sainement ». (193)

Mais ce sont précisément des « mesures drastiques » qui font défaut, comme celles proposées par Naomi Klein dans son livre This changes everything : rompre avec les combustibles fossiles (charbon, pétrole) avant qu’il ne soit trop tard, en les laissant sous terre. Nous ne pouvons pas changer les structures perverses du mode de production et de consommation actuel sans un ensemble d’initiatives antisystémiques qui remettent en cause la propriété privée, par exemple celle des grandes multinationales des combustibles fossiles (BP, Shell, Total, etc.). Certes, le pape évoque l’utilité de « grandes stratégies qui freinent efficacement la dégradation de l’environnement et inculquent une culture du respect qui imprègne toute la société », mais cet aspect stratégique est peu développé dans l’encyclique.

Reconnaissant que « le système mondial actuel est insoutenable », Bergoglio recherche une alternative globale, qu’il appelle « culture écologique », un changement qui « ne peut se limiter à une série de réponses urgentes et partielles aux problèmes croissants de dégradation de l’environnement, d’épuisement des ressources naturelles et de pollution. Il doit s’agir d’une perspective différente, d’une façon de penser, d’une politique, d’un programme éducatif, d’un style de vie et d’une spiritualité qui acceptent la résistance à l’avancée du paradigme technocratique ». (111) Mais il y a peu d’indices d’une nouvelle économie et d’une nouvelle société correspondant à cette culture écologique. Il ne s’agit pas de demander au pape d’adopter l’écosocialisme, mais l’alternative pour l’avenir reste quelque peu abstraite.

Le pape François fait sienne « l’option préférentielle pour les pauvres » des Églises latino-américaines. L’encyclique l’expose clairement comme un impératif planétaire : « Dans les conditions actuelles de la société mondiale, où il existe tant d’inégalités et où les personnes sont de plus en plus marginalisées et privées des droits humains les plus élémentaires, le principe du bien commun se transforme immédiatement, comme une conséquence logique et inéluctable, en un appel à la solidarité et en une option prioritaire pour les plus pauvres ».

Mais dans l’encyclique, les pauvres n’apparaissent pas comme les acteurs de leur propre émancipation, le projet le plus important de la théologie de la libération. Les luttes des pauvres, des paysans et des peuples autochtones pour défendre les forêts, l’eau et la terre contre les multinationales et le commerce agricole, ainsi que le rôle des mouvements sociaux, qui sont précisément les principaux acteurs de la lutte contre le changement climatique – Via Campesina, Justice climatique, Forum social mondial – sont une réalité sociale qui n’apparaît pas beaucoup dans Laudato si’.

Ce sera toutefois un thème central des rencontres du pape avec les mouvements populaires, les premières de l’histoire de l’Église. Lors de la rencontre de Santa Cruz (Bolivie, juillet 2015), François a déclaré :

« Vous, les plus humbles, les exploités, les pauvres et les exclus, vous pouvez et vous faites beaucoup. J’ose vous dire que l’avenir de l’humanité est, en grande partie, entre vos mains, dans votre capacité à vous organiser et à promouvoir des alternatives créatives, dans la recherche quotidienne des 3 T (travail, toit, terre) et aussi dans votre participation en tant que protagonistes aux grands processus de changement, nationaux, régionaux et mondiaux. Ne vous sous-estimez pas ! Vous êtes les semeurs du changement. »

Bien sûr, comme le souligne Bergoglio dans l’encyclique, la tâche de l’Église n’est pas de se substituer aux partis politiques en proposant un programme de changement social. Avec son diagnostic antisystémique de la crise, qui lie indissociablement la question sociale et la protection de l’environnement, « le cri des pauvres » et « le cri de la terre », Laudato si’ est une contribution précieuse et inestimable à la réflexion et à l’action pour sauver la nature et l’humanité de la catastrophe.

Il appartient aux marxistes, communistes et écosocialistes de compléter ce diagnostic par des propositions radicales visant à changer non seulement le système économique dominant, mais aussi le modèle pervers de civilisation imposé à l’échelle mondiale par le capitalisme. Des propositions qui incluent non seulement un programme concret de transition écologique, mais aussi une vision d’une autre forme de société, au-delà du règne de l’argent et des marchandises, fondée sur les valeurs de liberté, de solidarité, de justice sociale et de respect de la nature.

Il est difficile de prévoir quel sera l’avenir de l’Église après la mort du pape François : qui sera élu par le prochain conclave ? Suivra-t-il l’orientation critique et humaniste de Bergoglio, ou reviendra-t-il à la tradition conservatrice des pontifes précédents ? De nombreux nouveaux cardinaux ont été nommés par François, mais quelle est leur conviction intime ?

Les prochaines semaines décideront si Bergoglio n’était qu’une parenthèse ou s’il a ouvert un nouveau chapitre dans la longue histoire du catholicisme.

* Michael Löwy est un sociologue et philosophe marxiste écosocialiste, auteur de nombreux livres, notamment sur la théologie de la libération. Cet article date du 22 avril. Il est paru en anglais dans la revue en ligne Jacobin. Il sera publié en français dans le numéro de mai de la revue papier Contretemps, que nous remercions de nous l’avoir communiqué.

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