Cet article analyse les analogies entre les mobilisations monstres pour Gaza partout dans le monde aujourd’hui et celles qui ont eu lieu après l’invasion de l’Éthiopie par l’Italie fasciste. Une occasion d’informer nos lectrices et lecteurs que notre site va prochainement s’enrichir de centaines de documents d’archives sur les activités de la gauche combative tout au long du 20e siècle.
Le 3 octobre 1935, des manifestations spontanées ont eu lieu dans le monde entier contre l’agression de l’Italie fasciste envers l’Éthiopie. Une coïncidence historique qui révèle l’indignation populaire contre les violations de la dignité des peuples.
Une guerre d’agression menée au mépris du droit international. Des crimes de guerre pouvant déboucher sur un génocide. Comme aujourd’hui à Gaza, il y a 90 ans, le 3 octobre 1935, le monde était secoué par une vague d’indignation et d’inquiétude. À l’époque, l’agresseur était l’Italie fasciste et la victime, l’Éthiopie. Alors, comme aujourd’hui, bien que l’agresseur eût piétiné la légalité et des conventions — y compris celle de Genève, qui interdisait l’utilisation d’armes chimiques —, la communauté internationale n’avait pas pris position avec fermeté. Certes, des condamnations avaient été prononcées, certes, certaines sanctions économiques avaient été infligées, « iniques » selon Mussolini qui avait su habilement les retourner à son avantage en en faisant un outil de propagande. Pourtant, en réalité, elles étaient modérées et inefficaces. La guerre n’avait pas été arrêtée, l’invasion menée à son terme, les massacres qui ont suivi ont coûté la vie à des dizaines de milliers de civils.
Des peuples en marche contre l’injustice
Au-delà des parallèles trop simplistes, un élément ressort toutefois avec une force extraordinaire, aujourd’hui comme hier : la mobilisation populaire. Il y a quatre-vingt-dix ans, l’invasion italienne — d’abord menacée, puis mise à exécution — a touché les cœurs et les esprits comme jamais auparavant, à l’exception de la Grande Guerre. Les nouvelles en provenance d’Éthiopie ont occupé en permanence, pendant presque toute l’année, les pages des journaux du monde entier. Elles ont capté l’attention de l’opinion publique et suscité un débat intense. L’émotion et la participation sont attestées par les milliers de lettres que des femmes et des hommes de tous horizons ont adressées à la Société des Nations, surtout à l’occasion des sommets les plus importants, pour exprimer leur inquiétude face à ces événements et à l’indécision des gouvernements européens. Ils protestaient contre l’inaction de leurs dirigeants respectifs et réclamaient une prise de position qui conduirait à une résolution pacifique de la crise, dans les plus brefs délais.

L’antifascisme international — une galaxie hétéroclite et pas toujours capable de concilier antifascisme et anticolonialisme — fit entendre sa condamnation. Ces prises de position, principalement communistes, se sont rapidement coordonnées (non sans contradictions) avec celles des intellectuels et des associations afro-américaines et afro-caribéennes, aboutissant à une condamnation commune de l’agression impérialiste et, souvent, à des initiatives coordonnées. Ces revendications ont réussi à mobiliser des milliers de personnes, des foules absolument mélangées en termes d’identité, d’origine et de convictions, qui tout au long de l’année, mais surtout à partir du mois d’août, sont descendues dans la rue pour faire entendre leur voix, bouleversées et impuissantes face à ce qui se passait.
De la France au Brésil, des mobilisations sans précédent
Paris a été le théâtre de rassemblements et de manifestations ; à Londres, le 25 août, Trafalgar Square a été pacifiquement envahi par les manifestant·es ; dans diverses villes des États-Unis, tout au long de l’année, des milliers de personnes sont descendues dans la rue et se sont affrontées durement avec la police envoyée pour les réprimer. Vingt mille personnes ont défilé à New York, le 3 août ; à Chicago, le 1er septembre, trois cents manifestants environ ont été arrêtés. Dans la même ville, en juin, une jeune fille de 19 ans, Lillian Rabin, et Eloise Robinson, 24 ans, l’une blanche, l’autre afro-américaine, ont été arrêtées pour s’être enchaînées devant le consulat italien en portant des t-shirts sur lesquels était écrit « Hands off Ethiopia » (« Bas les pattes devant l’Éthiopie »). Ce slogan était l’un des principaux mots d’ordre du mouvement et résonnait dans les rues avec « À bas Mussolini » et « Des écoles, pas des navires de guerre ». Des défilés non autorisés, des rassemblements improvisés et des formes innovantes de protestation, telles que les flashs actions (en quelque sorte les précurseurs des flash mobs contemporains) ont contourné les interdictions de manifester et ont conduit à des arrestations et à des coups de matraque.

Manifestation à Harlem
Le reste du monde n’est pas resté les bras croisés. En Afrique, des initiatives populaires et des manifestations contre l’agression italienne ont été organisées d’Accra à Lagos, en passant par Nairobi et Johannesburg. Dans les Caraïbes, à Trinidad, un drapeau portugais pris pour un drapeau italien a été abattu ; en Jamaïque, le 4 octobre, une foule de 4 000 personnes s’est rassemblée pour protester ; à Georgetown, des rumeurs ont commencé à circuler selon lesquelles des agents italiens auraient distribué des bonbons empoisonnés dans les écoles et un inspecteur scolaire blanc, pris pour un Italien, a failli être lynché ; tandis qu’à Sainte-Lucie, les protestations ont été si violentes que le gouverneur de l’île a dû déclarer l’état d’urgence. Des manifestations de rue massives ont également eu lieu au Mexique, en Indochine, en Inde, en Syrie, au Liban, puis au Japon, en Égypte, en Tunisie, à Cuba et au Brésil. En Afrique du Sud, les manifestants ont brûlé une photo de Mussolini. À Toulouse, la gare a été envahie et à Rio de Janeiro, les portes du consulat italien ont été prises pour cible avec de la peinture et des pierres.
Bloquons tout, 90 ans plus tôt
L’appel actuel à « tout bloquer » trouve également un précédent dans ces manifestations, et les travailleurs maritimes et portuaires ont été parmi les protagonistes de ce réseau transnational de solidarité. En 1935, l’équipage du S.S. Holmlea, originaire de Sierra Leone, a contraint le capitaine à signer un document stipulant qu’ils arrêteraient le navire s’il transportait des munitions avant de quitter l’Angleterre. En Afrique du Sud, les dockers blancs et noirs, soutenus par le syndicat, ont refusé de charger les marchandises sur les navires italiens, et la même chose s’est produite dans les ports de San Francisco, Bône en Algérie, et Port of Spain, dans les Caraïbes. À Seattle, les dockers ont non seulement refusé de charger les navires italiens, mais ils ont également empêché le navire Cellini d’accoster. À Marseille, les dockers et l’équipage du Vildemetz ont protesté ensemble lorsque le capitaine a ordonné d’embarquer trois tonnes d’explosifs destinés aux troupes italiennes. En Méditerranée orientale, une dizaine d’équipages grecs désertèrent les navires en refusant d’embarquer du matériel de guerre, et en mer Noire, les marins grecs et roumains d’un pétrolier italien se mutinèrent. On pourrait les qualifier de sanctions économiques venues d’en bas, peu efficaces, mais puissamment symboliques si on les compare à l’indécision et au manque de détermination qui animaient les gouvernants et les diplomates.

Partout dans le monde, des foules de femmes et d’hommes, de syndicalistes, de croyant·es, d’étudiant·es et d’enfants se sont mobilisés au cours de ces mêmes semaines, donnant lieu à un ensemble hétérogène de manifestations spontanées. Ils n’ont pas arrêté l’horreur, mais ils ont pris position en faisant entendre leur voix, dont l’écho résonne encore aujourd’hui, comme c’est le cas actuellement à Gaza, insufflant ainsi un espoir. Quatre-vingt-dix ans plus tard, face à une horreur différente, d’autres places publiques et de nouvelles voix tentent de se faire entendre.
* Notre traduction de l’article original paru en italien, le 3 octobre 2025 sur le site Jacobinitalia.
Emanuele Ertola est un chercheur et un professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Sienne. Parmi ses publications, citons In terra d’Africa. Gli italiani che colonizzarono l’impero, Laterza, 2017 et Il colonialismo degli italiani. Storia di un’ideologia, Carocci, 2022.






