La configuration culturelle dominante aux États-Unis est illustrée par deux articles récents du New York Times, dont le contexte commun mérite d’être exploré. Le premier, publié le 28 août, s’intitule « Disney et le déclin de la classe moyenne américaine ». Il retrace l’érosion de l’expérience homogène proposée par Disney sous la pression des inégalités croissantes, en racontant les visites de deux familles dans son complexe de Floride.
Scarlett Cressel, conductrice de bus, et sa famille sont censées représenter la « classe moyenne » américaine ; leur revenu familial correspond presque exactement à la médiane nationale. La famille est condamnée à faire la queue pendant des heures parce qu’elle ne peut se permettre ni les passes express ni l’hébergement dans les hôtels du parc. Shawn Conahan, cadre dans la tech, et sa fille vivent une expérience entièrement différente, passant devant les longues files d’attente grâce à leur « Lightning Lane Premier Pass » à 900 $. Résultat : alors que la famille Cressel a commencé sa journée à 5 h du matin et a réussi à visiter neuf attractions, les Conahan sont arrivés au parc à 10 h et en ont visité seize. Comme le souligne l’auteur de l’article, Daniel Currel, ce contraste ridiculise le slogan historique du parc d’attractions : « Tout le monde est un VIP ».
Jimmy Kimmel et l’autre Amérique
La chronique de Ross Douthat du 20 septembre, « Le principe conservateur derrière la suspension de Kimmel », traite d’un sujet apparemment sans rapport, mais offre un autre aperçu du même phénomène. Cet article met également en cause Disney, qui possède le réseau ABC. Il réagit à l’éviction (temporaire, comme il s’est avéré) de Jimmy Kimmel de son talk-show de fin de soirée, pour avoir peut-être mal identifié l’orientation politique de l’assassin de Kirk. Le journaliste défend mollement la mise à l’écart de Kimmel, tout en déplorant « l’étrangeté de voir une zone culturelle autrefois assez apolitique » — la « zone » de l’animateur de talk-show de fin de soirée — « soudainement envahie par une série de comiques de plus en plus partisans… chacun proposant une variante différente d’un progressisme moralisateur ».
Fidèle à son style, Douthat mêle ici perspicacité et distorsion profonde. Qui pourrait raisonnablement croire qu’« un échec de gouvernance de la part des dirigeants » aurait conduit à « l’émergence d’une orthodoxie de gauche », défendue « par une série d’institutions, du monde universitaire à Hollywood en passant par la Silicon Valley » dans les années 2010 ? Cette prétendue « orthodoxie » a-t-elle d’ailleurs jamais inclus une critique sérieuse du capitalisme ? La réponse est évidente. Néanmoins, l’auteur de l’article saisit un point crucial : la disparition d’un public de masse (même manipulé), condition préalable à la production culturelle des talk-shows de fin de soirée.

La note nostalgique commune aux deux articles est frappante. Tous deux déplorent la disparition d’une culture de consommation et de loisirs de masse, certes vulgaire, fade et ennuyeuse, mais au moins rhétoriquement attachée à une expérience commune mythique de la « middle-class » et à l’Öffentliche Meinung (l’opinion publique), désormais fragmentée en éclats déterminés par la classe sociale. On peut noter la passivité de Disney dans ce processus : un exemple d’un titan de l’industrie culturelle confronté à un marché de plus en plus fragmenté, alors que la force centripète du goût de masse est sapée par l’accroissement des inégalités de revenus et de patrimoine.
Fait significatif, le démantèlement du phénomène particulièrement américain de loisirs et consommation de masse ne constitue pas un retour à la culture ouvertement stratifiée de l’Europe du XIXᵉ siècle, avec sa fracture nette entre culture élitiste et culture populaire. Ce qui se produit est plutôt la transformation d’une culture de masse préexistante en autre chose. Le fait que ce qui émerge se situe « après » est crucial.
Creusement des inégalités et privilèges
De manière symptomatique, le cadre supérieur de la tech ne renonce pas à Disneyland pour un lieu de loisirs plus raffiné ; il exige plutôt une version de la même expérience adaptée à sa position sociale. Ce phénomène est général dans les États-Unis contemporains. Dans les restaurants haut de gamme, il est courant de trouver des plats qui « rehaussent » un produit de la culture de masse : un cookie Oreo réinterprété en sandwich glacé de luxe, un Twinkie présenté sous forme de Bundt cake, ou les innombrables plagiats plus ou moins gastronomiques du Big Mac. Le consommateur à haut revenu convoite toujours l’original de la culture de masse, mais en version appropriée à son standing. Toutes sortes d’autres phénomènes suivent cette logique : événements sportifs, bowling, cinémas sont de plus en plus vendus comme des expériences haut de gamme, avec restauration raffinée, sièges de luxe réservés, et ainsi de suite.

En somme, ce qui émerge est une configuration culturelle distinctement « post-masse », ni haute ni basse, mais qui vient après les deux. Cela explique aussi pourquoi ce qui semblait autrefois la musique d’ascenseur fade de la vie contemporaine — comme les talk-shows de fin de soirée, par exemple — est soudain devenu un terrain de contestation politique incandescent : la culture est de plus en plus traversée par une lutte des classes déplacée et déformée sur le terrain de la consommation.
Dans un troisième article récent du Times, « La rétribution a commencé », consacré aux suites du meurtre de Kirk, le chroniqueur Peter Beinart déplore l’absence de la formule présidentielle obligée après des épisodes de « violence politique » (catégorie nécessitant une déconstruction minutieuse ; qu’est-ce qui est « politique » et qu’est-ce qui est « violence » ?). Mais il pourrait avoir tort, comme tant d’autres à l’heure actuelle, d’attribuer ce manque exclusivement à la vulgarité de Trump.
L’habitus personnel de l’ancienne star de The Apprentice reflète la fragmentation de la culture de masse, de l’opinion, du « sens commun » tel que le définissait Gramsci.
L’enveloppe culturelle se distend et se déchire sous la pression de l’angulosité, de la brutalité terrible du néolibéralisme tardif (ou d’un stade précoce de ce que j’ai appelé le capitalisme politique https://marx21.ch/le-capitalisme-politique-et-ses-consequences-aux-etats-unis/), avec sa promesse d’une vie dorée pour une poignée de privilégiés et d’insécurité et de misère pour les autres. Reste à voir si cette dissolution du ciment culturel qui a consolidé le capitalisme américain à son âge d’or créera un espace pour une nouvelle avant-garde.
* Cet article est paru dans Sidecar, le 26 septembre 2025. Notre traduction de l’anglais.
Dylan Riley est professeur de sociologie à l’Université de Californie à Berkeley.






