Théoriser le capitalisme racial : critique, contingence et contexte

par | Nov 20, 2025 | Antiracisme, Théorie

L’utilisation grandissante de l’expression « capitalisme racial » dans le monde universitaire anglophone s’est accompagnée de l’apparition de nombreuses critiques. [1] Les critiques soutiennent que le concept de « capitalisme racial » est trompeur, obscur, peu clair, opaque ou tout simplement erroné́.

Certain·es dénoncent le fait qu’il est trop spécifique, se référant de façon trop étroite au rôle de l’esclavage moderne dans le capitalisme transatlantique (Wacquant 2023b). D’autres suggèrent que le terme est trop large, ne parvenant pas à appréhender la variété́ des relations économiques et des formes de différences engendrées par le capitalisme (Ralph et Singhal 2019 ; Wacquant 2023b). Certain·es suggèrent même que nous devrions rejeter complètement le concept. Michael Walzer, professeur émérite à l’Institute for Advanced Study de l’université́ de Princeton et ex-rédacteur en chef des importantes revues de gauche Dissent et The New Republic, conclut sa critique en déclarant : « il pourrait être logique, alors, de bannir l’expression des pages des journaux et magazines de gauche » (Walzer 2020). Loïc Wacquant (2023 b, 161) émet des critiques similaires, concluant que la littérature sur le capitalisme racial conduit à une « bulle spéculative conceptuelle » : un verbiage surdimensionné sans réelle valeur. [2]

Dans cet essai, je défends la littérature sur le capitalisme racial tout en y apportant quelques modifications critiques. D’une part, dans cette première partie de l’essai, j’affirme que les critiques existantes sont déplacées et souffrent de deux erreurs : l’erreur de caractérisation sélective par laquelle les critiques négligent la variété́ des arguments développés dans la littérature et l’erreur de caractérisation erronée par laquelle certaines compréhensions de la théorie du capitalisme racial sont imputées à tort aux textes.

D’autre part, je suggère aussi que, si ces critiques sont déplacées, elles ne sont pas totalement injustifiées, car la littérature sur le capitalisme racial est incomplète. La littérature ne propose pas une « théorie » unique, mais plutôt une série d’affirmations variées. Il manque un cadre conceptuel cohérent qui synthétiserait la diversité́ des perspectives, ainsi que leurs points communs, au sein de la littérature existante.

En conséquence, dans la deuxième partie de cet essai, je propose les prémices d’un tel cadre théorique. Il s’agira d’une théorie certes rudimentaire du capitalisme racial — donc plus d’une approche théorique que d’une théorie définitive — capable d’absorber les critiques de la littérature et d’offrir un ensemble de concepts logiquement connectés pour penser, théoriser et explorer empiriquement les liens entre racialisation et accumulation du capital.

En bref, la théorie est une approche « contingente-contextuelle » qui propose de penser le capitalisme racial comme une forme existante de capitalisme dans laquelle les éléments clés des circuits du capital — la production, le marché et la finance — sont racialisés. Il s’agit d’un système dans lequel les significations raciales donnent un sens, structurent et légitiment la hiérarchie du travail dans la production, l’évaluation différentielle résultante des marchandises sur le marché et la centralisation financière. La race sert donc de construction contingente par laquelle les inégalités du capitalisme sont structurées et légitimées.

 

 

La race sert de constructioncontingente par laquelleles inégalités du capitalisme sont structurées et légitimées

I. Le capitalisme racial et ses critiques

Les travaux de langue anglaise sur le capitalisme racial ont des origines diverses, allant du travail militant sud-africain (Legassick et Hemson 1976) aux travaux universitaires de Cedric Robinson (2000) [3]. Ils contiennent également un ensemble varié d’affirmations. En fait, il n’existe pas de « théorie » singulière du capitalisme racial ni de « définition » unique sur laquelle tous les chercheur·ses s’accorderaient. Le philosophe Táíwò (2023) affirme même que le terme ne caractérise pas un concept, mais forme plutôt une problématique. Comme il le formule, « il vaut peut-être mieux considérer le capitalisme racial comme un ensemble de questions sur le fonctionnement du racisme et du capitalisme plutôt que comme une théorie distincte de ce qu’est notre système social ». Cependant, malgré́ son hétérogénéité interne, la littérature partage tout de même l’idée que le « capitalisme racial » se réfère largement aux relations mutuellement constitutives entre, d’une part, l’inégalité́ raciale, le racisme et/ou la racialisation, et d’autre part, le capitalisme ou l’accumulation de capital.

Les premier·ères théoricien·nes sud-africain·es ont utilisé́ ce terme pour décrire la manière dont l’apartheid s’articulait avec le capitalisme, postulant ainsi une « relation entre le racisme et le capitalisme » (Levenson et Paret 2023a, 3405). Pour Robinson (2000), le capitalisme racial désigne la manière dont « le développement, l’organisation et l’expansion de la société́ capitaliste ont suivi des orientations essentiellement raciales » et dont le « racialisme » — comme il le formule — imprègne « les structures sociales issues du capitalisme ».

Les historiens Jenkins et LeRoy (2021, 3) qualifient le capitalisme racial de « processus par lequel les dynamiques clés du capitalisme… s’articulent autour de la race ». La sociologue Matlon (2022, 29) utilise le terme pour désigner le fait que « la racialisation et le racisme sont intrinsèques au développement et à la reproduction du capitalisme ». Le politologue Michael Dawson (2018) résume que l’idée primordiale derrière le concept est que « les hiérarchies raciales peuvent être fonctionnelles pour les ordres sociaux capitalistes » et vice-versa (Dawson 2018).

 

 

L’une d’entre elles est la critique de la généralisabilité,selon laquelle le concept de capitalisme racialne peut résister aux cas où le capitalismen’a pas été entremêlé́ avec le racisme

 

Toutefois, même ces formulations de base ont fait l’objet d’une série de critiques. L’une d’entre elles est la critique de la généralisabilité, selon laquelle le concept de capitalisme racial ne peut résister aux cas où le capitalisme n’a pas été entremêlé́ avec le racisme. Walzer (2020) a été l’un des premiers à formuler cette critique, estimant que le capitalisme en Chine et en Russie est « non racial ». De même, Wacquant (2023a, 156) insiste sur le fait qu’il existe des « variantes du capitalisme » qui ne dépendent pas de l’inégalité́ raciale, ce qui rend la théorie du capitalisme racial « fragile ». Subramanyan (2023, 179) affirme que ce n’est qu’après le développement du capitalisme en Asie que le racisme s’est développé́ dans la région. Cela invalide l’idée selon laquelle la race et le capitalisme seraient connectés.

Une autre critique est celle de la variation ou d’une perspective centrée sur les États-Unis. Selon cette critique, la littérature sur le capitalisme racial tend à universaliser des contextes spécifiques, comme les relations entre noir·es et blanc·hes issues de l’esclavage dans l’Atlantique, et ne parvient donc pas à rendre compte de la diversité́ des processus de racialisation. Subramanyam (2023, p. 178) affirme que, même là où la racialisation et le capitalisme sont liés, « il existe des variations temporelles et spatiales significatives dans ces processus ». Par conséquent, « la tentative de réduire cette diversité́ à de tels “théorèmes rigides” de la littérature sur le capitalisme racial ne rend pas justice à cette expérience historique complexe » (Subramanyam 2023, 178).

Wacquant (2023 b) conteste également la notion selon laquelle « toutes les sociétés capitalistes sont entièrement racialisées et toutes les sociétés entièrement racialisées sont capitalistes », insistant sur le fait que la littérature sur le capitalisme racial ignore « toutes les variantes qui sont historiquement et politiquement pertinentes ». Le supposé américanocentrisme de la théorie du capitalisme racial ne tient pas compte des « variétés de capitalisme » dans le monde et « a du mal à s’adapter aux diverses bases historiques de la race » (Wacquant 2023 b, 190 ; 2023a, 158). L’« atlantico-centrisme » de la théorie du capitalisme racial est une autre version de ce que Bourdieu et Wacquant (1999) ont appelé́ ailleurs « la ruse de la raison impérialiste », par laquelle la fascination des universitaires états-unien·nes pour la race aux États-Unis est appliquée de manière problématique au reste du monde.

Une troisième objection est la critique de la primauté́. Elle affirme que la théorie du capitalisme racial néglige la manière dont le capitalisme s’articule avec des formes de différences non raciales, telles que le genre, la nation, l’ethnicité́ ou la religion et accorde une importance excessive à la race au détriment de ces autres axes de différence. Rejetant l’analyse historique de Robinson (2000) sur le développement du racisme et du capitalisme, Ralph et Singhal (2019, 157-158) affirment que le « monde décrit par Robinson n’est pas simplement une “structure basée sur la race”, mais une structure qui produit et inscrit des formes strictes de discipline basées sur le genre, la sexualité́, la race, l’origine nationale, la validité́, le caractère et l’intelligence ».

 

La théorie du capitalisme racial ne peut pas saisir
les « divers genres de différences sociales » qui
s’articulent avec le capitalisme
en même temps qu’avec la race

 

La théorie du capitalisme racial ne peut pas saisir les « divers genres de différences sociales » qui s’articulent avec le capitalisme en même temps qu’avec la race (ibid.). Dans une ligne de critique connexe, Wacquant (2023a) souligne que divers « ismes » et identités se sont articulés avec le capitalisme, cela incluant le nationalisme, l’ethnicité́, la langue et le genre, tout comme le crédentialisme et la différenciation spatiale. « L’utilisation des distinctions nationales, primordiales dans l’Europe du XXsiècle comme en témoignent les deux guerres mondiales, produit-elle un capitalisme national ? La division genrée du travail engendre-t-elle un capitalisme de genre ? » (Wacquant 2023a, 156-157).

La dernière critique est celle de l’incomplétude. Cette critique souligne que la littérature sur le capitalisme racial n’a pas encore théorisé́ les relations précises entre la race et le capitalisme qui justifient l’expression « capitalisme racial ». Si les chercheur·ses s’accordent à dire que l’expression fait vaguement référence aux relations entre le capitalisme et la racialisation, elles-ils ne s’accordent pas sur la nature ou le caractère de ces relations, et n’ont pas fourni de théorie systématique ou complète à leur sujet.

Nicholas Lemann écrit dans le magazine New Yorker : « L’idée que le racisme pourrait être lié au capitalisme existe depuis longtemps ; la question est de savoir comment fonctionne ce lien ». La critique de Wacquant, publiée trois ans après le commentaire de Lemann, est la même. Alors que le capitalisme racial fait référence à l’« articulation » de la race et du capitalisme, « c’est précisément la nature de cette “articulation” », écrit Wacquant (2023a, 156), « qui a besoin d’être expliquée ».

Certaines de ces critiques pourraient être rapidement écartées. La critique de la variation, par exemple, est injustement méprisante. Le fait qu’il peut exister des variations dans les significations raciales ou la différenciation au-delà̀ de la distinction « noir·e-blanc·he » états-unienne ne justifie pas plus de rejeter l’ensemble du concept de capitalisme racial que le fait que le capitalisme puisse varier en fonction du contexte ne justifie de rejeter le concept de « capitalisme ». Wacquant adhère à l’idée qu’il existe des « variétés de capitalisme », alors pourquoi ne pas admettre des « variétés de capitalisme racial » plutôt que de rejeter complètement le concept ?

Quant à la critique de l’incomplétude, elle est plus pertinente. Il est vrai qu’il n’existe pas d’énoncé́ unique et clair qui théoriserait de façon claire la relation exacte entre race et capitalisme, mais la conclusion selon laquelle le concept devrait être rejeté́ ou qu’il s’agirait simplement d’une « bulle » conceptuelle ne découle pas de cette critique. Affirmer qu’un concept ne constitue pas une théorie n’est pas une raison suffisante pour rejeter entièrement ledit concept. C’est pourquoi Conroy (2023, 46) se joint aux critiques mentionnées ci-dessus en suggérant que la littérature manque d’un « compte rendu complet de la manière dont nous devrions théoriser cette relation [entre la race et le capitalisme] », mais n’est pas favorable à l’abandon du concept (voir également Go 2021).

 

Il est vrai qu’il n’existe pas d’énoncé́ unique
 et clair qui théoriserait de façon claire la relation
exacte entre race et capitalisme

 

Comme nous le verrons plus loin, la littérature sur le capitalisme racial aborde les relations entre la racialisation et le capitalisme. Le problème est que les critiques susmentionnées les ignorent. L’autre problème est qu’il existe une grande variété́ d’affirmations sur la manière dont la racialisation et le capitalisme sont liés (Paret et Levenson, 2024). C’est à cette diversité́ que je vais maintenant m’intéresser, car l’un des problèmes des critiques actuelles de la littérature sur le capitalisme racial est la tendance à lire de manière sélective la littérature existante sur le capitalisme racial pour appuyer leurs objections.

Les critiques traitent la littérature sur le capitalisme racial comme si elle consistait en une thèse unique, alors que cette littérature est en réalité́ hétérogène dans ses affirmations. Pour critiquer correctement la théorie du capitalisme racial et la rejeter ou la faire progresser, nous devons reconnaître cette hétérogénéité et prendre en compte la diversité́ des affirmations contenues dans la littérature. [4]

 

II. Les variantes de la théorie du capitalisme racial

Une variation dans la littérature concerne l’échelle des relations sociales capitalistes couvertes par la théorie. D’une part, la thèse sud-africaine du capitalisme racial a été appliquée à l’Afrique du Sud uniquement : les théoricien·nes sud-africain·es ont débattu de la relation entre la race et le capitalisme en Afrique du Sud. Il s’agit d’une variante de la théorie du capitalisme racial centrée sur la nation et délimitée dans l’espace. Les relations entre la race et le capitalisme proposées par la théorie sont limitées par des échelles nationales. D’autre part, Cedric Robinson et d’autres personnes travaillant sur ses concepts précurseurs ont proposé une théorie qui n’était pas liée à des États-nations particuliers. Elles et ils ont traité le capitalisme racial comme un système international, transnational, voire mondial, qui a commencé en Europe et dans l’Atlantique avant de se répandre dans le monde entier. Il s’agit d’une version plus mondiale de la théorie du capitalisme racial.

La critique de la généralisabilité se concentre sélectivement sur la variante centrée sur la nation de la théorie du capitalisme racial et suppose elle-même un nationalisme méthodologique problématique. Cette critique part du principe que différents pays ont différentes variétés de capitalisme (tels que la Chine, la Corée du Sud ou la Russie) et que, si l’inégalité raciale n’existe pas dans l’un de ces pays, le capitalisme racial n’existe pas non plus. Mais qu’en est-il si nous prenons la version plus mondiale de la thèse du capitalisme racial, et reconnaissons ainsi que la Chine, la Corée du Sud ou la Russie d’aujourd’hui font en réalité partie d’un système capitaliste transnational et transrégional dans lequel l’oppression raciale est cruciale pour l’ensemble du système, mais est localisée dans d’autres pays ? Pouvons-nous réellement affirmer que les conditions d’accumulation du capital en Chine ou en Corée du Sud sont déconnectées du capitalisme racial aux États-Unis, même si leurs économies sont profondément imbriquées ?

D’autres exemples pourraient inclure les pays européens où, historiquement, le capitalisme ne semble pas avoir été articulé avec la race, comme la France. Un examen de l’économie française des XVIIIe et XIXe siècles ne révélera peut-être pas que l’inégalité raciale était liée au développement du capitalisme. Mais, si nous examinons l’économie impériale française et les colonies d’outre-mer de la France — d’Haïti à l’Algérie —, il serait difficile d’affirmer que le développement du capitalisme français n’aurait pas été racialisé. Les richesses extraites d’Haïti et de sa main-d’œuvre esclavagisée ont permis l’essor de la bourgeoisie blanche en France (James 1989 [1963], 31-61).

Même après l’indépendance d’Haïti et la fin de l’esclavage, les sujets racialisés de l’empire français ont continué à jouer un rôle crucial dans l’économie française. Juste avant la Seconde Guerre mondiale, les colonies françaises absorbaient jusqu’à un tiers des exportations de la France, tandis que les importations coloniales en France constituaient jusqu’à 28 % du total des importations (Fitzgerald 1988, 373-374). Il existait une division du travail coloniale et postcoloniale racialisée plus large, cruciale pour le développement de l’économie impériale française, qui serait négligée par les présomptions méthodologiquement nationalistes d’une forme non racialisée de « capitalisme français ».

La dimension de l’échelle n’est pas la seule dimension par laquelle la littérature sur le capitalisme racial peut être différenciée. Il en existe deux autres (voir tableau 1). La première différenciation concerne la théorie du capitalisme racial en tant que théorie des origines historiques et du développement capitaliste, d’une part, et le capitalisme racial en tant que théorie socio-structurelle d’autre part. En tant que théorie des origines historiques, la théorie du capitalisme racial postule que le capitalisme tel qu’il est apparu et s’est développé — et principalement tel qu’il s’est développé dans les mondes européen et transatlantique — dépendait des distinctions raciales. Bright et al. (2022, 1) résument ainsi cette théorie : « la théorie du capitalisme racial propose une histoire des origines pour expliquer comment l’économie mondiale en est venue à être stratifiée sur le plan racial et (dans l’ensemble), organisée selon les principes du capitalisme ».

 

 

Pour les lecteurs qui connaissent le livre de Cedric Robinson, Black Marxism, c’est la thèse qu’il propose lorsqu’il utilise le terme « capitalisme racial ». Historiquement, affirme-t-il, le capitalisme n’est pas apparu et ne s’est pas développé sans tenir compte des distinctions sociales, il s’en est plutôt emparé et a opéré à travers elles, de sorte que le « racialisme » en est venu à « imprégner les structures sociales issues du capitalisme » (Robinson, 2000, p. 2). L’une des principales affirmations de cette version de la théorie du capitalisme racial est que le capitalisme est apparu grâce à des processus d’accumulation primitive racialisée, c’est-à-dire grâce au colonialisme et à l’esclavage, impliquant une dépossession violente, l’extraction de matières premières et l’appropriation de surplus par le biais du travail forcé.

 

 

En tant que théorie des origines historiques,
la théorie du capitalisme racial postule que

le capitalisme tel qu’il est apparu et s’est développé
— et principalement tel qu’il s’est développé
dans les mondes européen et transatlantique —
dépendait des distinctions raciales

 

La théorie veut que l’accumulation primitive, l’appropriation coloniale et l’esclavage aient tous joué un rôle crucial dans la formation initiale du capitalisme, et que ces processus aient été racialisés. C’est ce qu’affirme Nancy Fraser (2016 ; 2022) dans l’échange qu’elle a publié avec Michael Dawson (2016) au sujet du capitalisme racial. Fraser affirme que le capitalisme est né et s’est développé au travers de ce qu’elle appelle l’« expropriation », qui diffère de la notion de simple exploitation de Marx. « Se passant de la relation contractuelle par laquelle le capital achète la “force de travail” en échange d’un salaire », Fraser (2016, 166) affirme que « l’expropriation fonctionne par la confiscation des capacités et des ressources et leur enrôlement dans les circuits d’auto-expansion du capital. »

Ces circuits étaient vitaux pour « les débuts du capitalisme » — une histoire, dit-elle, de « conquête territoriale, d’annexion de terres, d’asservissement [et] de travail forcé » (167). Elle insiste en outre sur le fait que ce processus d’expropriation reposait sur la racialisation. Celles et ceux qui ont été exproprié·es, et donc dont la valeur volée a contribué à la naissance du capitalisme étaient presque invariablement des sujets racialisés. « La “race” », dit Fraser (2016, 172), « émerge (…) comme la marque qui distingue les sujets libres de l’exploitation des sujets dépendants de l’expropriation. »

L’autre variante de la théorie du capitalisme racial se concentre sur les structures sociales, ce qui équivaut à une théorie du fonctionnement de la société capitaliste en général plutôt que sous sa forme historiquement émergente. Il s’agit de considérer, que non seulement le capitalisme a émergé et s’est historiquement développé dans une relation constitutive avec la distinction raciale, mais qu’il continue aussi à le faire dans les sociétés capitalistes. Cette dernière théorie est la version « socio-structurelle » de la thèse du capitalisme racial, et elle est évidente dans différents textes.

Fraser (2021, 3) insiste sur le fait que sa théorie de l’expropriation ne se réfère pas seulement au début du capitalisme, mais à un processus continu vital pour l’accumulation du capital. De même, les historiens Jenkins et LeRoy (2021, 3) se réfèrent au capitalisme racial non pas comme à un moment historique, mais comme à un « processus [continu] par lequel les dynamiques clés du capitalisme (…) s’articulent à travers la race ». Les sociologues Andy Clarno (2017, 9), Jordanna Matlon (2022) et d’autres conceptualisent également le capitalisme racial comme un processus continu qui façonne les sociétés d’aujourd’hui (voir également Burden-Stelly 2020).

 

La seconde différenciation consiste à se demandersi la thèse de la théorie du capitalisme racial postule une relation logiquement nécessaire entre la race et le capitalisme ou seulement une relation nécessaire contingente

 

La seconde différenciation consiste à se demander si la thèse de la théorie du capitalisme racial postule une relation logiquement nécessaire entre la race et le capitalisme ou seulement une relation nécessaire contingente (Go 2021 ; voir aussi Conroy 2023). En d’autres termes, le capitalisme peut-il théoriquement exister sans inégalité raciale ou y a-t-il quelque chose dans la logique interne même du capitalisme qui l’exige ? Affirmer que l’articulation de la race et du capitalisme est logiquement nécessaire revient à affirmer qu’il ne peut y avoir de capitalisme sans inégalité raciale.

Les deux concepts sont nécessairement associés. Il s’agirait d’une version « forte » de la théorie du capitalisme racial. En revanche, affirmer que la relation entre la race et le capitalisme ne serait nécessaire que de manière contingente revient à faire une affirmation « faible ». Cette version affirme que le lien entre la race et le capitalisme n’est qu’un accident de l’histoire et qu’une autre forme de différence — telle que la religion ou l’ethnicité, par exemple — pourrait théoriquement fonctionner pour le capitalisme de la même manière que la race le fait actuellement.

Chacune de ces positions a des implications distinctes, qui peuvent être caractérisées en termes d’universalisme opposé au contextualisme (voir tableau 1). Si nous prenons la version forte de la thèse du capitalisme racial pour dire que la race et le capitalisme sont liés par nécessité logique, cela implique une position universaliste. Partout où il y a du capitalisme, il doit y avoir aussi de l’inégalité raciale. En d’autres termes, le capitalisme en tant que système exige nécessairement des différences raciales, de sorte que, partout où il y a du capitalisme, il y a aussi de l’inégalité raciale. D’autre part, si nous considérons que la thèse du capitalisme racial signifie que la race et le capitalisme sont liés de manière contingente, cela revient à dire que le capitalisme racial est à la fois contingent et contextuel.

En d’autres termes, nous pourrions dire qu’historiquement, le capitalisme et la race ont été liés, mais que ce lien a été limité à certaines époques ou à certains lieux, comme le capitalisme dans la sphère atlantique, parce qu’ailleurs, le capitalisme n’a pas besoin de la différence raciale — il s’appuie peut-être sur d’autres formes de différence sociale, comme le genre. Nous pourrions également dire qu’historiquement, le capitalisme et la race ont été liés et sont liés partout où l’on trouve du capitalisme, mais, étant donné que cette relation est contingente, différentes formations sociales présenteront différents degrés de connexion entre la race et le capitalisme, ou différentes formes ou types de connexion, en fonction des particularités du contexte.

Dans un premier exposé explicite du concept de « capitalisme racial », Melamed (2015) propose la version universaliste de la thèse. Elle écrit qu’une version de la thèse du capitalisme racial suppose que les « procédures de racialisation et de capitalisme ne sont en fin de compte jamais séparables l’une de l’autre » et insiste sur le fait que « le capitalisme est un capitalisme racial » (77). Jenkins et LeRoy (2021, 3) s’orientent également vers un point de vue universaliste lorsqu’ils affirment qu’« historiquement, le capital ne s’est pas accumulé sans des relations préexistantes d’inégalité́ raciale ».

Mais la version contingente de la thèse se trouve également dans la littérature. La formulation originale de Robinson (2000) ne se réfère au capitalisme racial que dans le cadre de son émergence, et il affirme que les différences raciales existaient avant le capitalisme (2000, 2). Cela implique qu’il pense qu’il n’y a qu’un lien contingent entre la racialisation et le capitalisme. Les discussions sud-africaines sur le capitalisme racial suggèrent également que les liens entre la racialisation et le capitalisme ne sont nécessaires que de manière contingente.

Les partisan·nes de la thèse du capitalisme racial ont théorisé́ la relation entre la race et le capitalisme uniquement dans le cadre de son apparition en Afrique du Sud, conditions que certain·es qualifient d’« exceptionnelles » (Levenson et Paret, 2023). Comme le notent les chercheur·ses (Clarno et Vally 2023, 3430 ; Hudson 2019), cela suggère que les théoricien·nes sud-africain·nes pensaient que la racialisation et le capitalisme n’étaient pas liés dans d’autres pays ; par conséquent, le capitalisme racial n’est pas logiquement nécessaire.

Stuart Hall ([2019]1980) fait exactement la même remarque. Comme le soulignent Levenson et Paret (2023a, 3406), Hall reconnaît l’articulation de la race et du capitalisme en Afrique du Sud, mais il affirme que : « [l]e racisme n’est pas présent, sous la même forme ou au même degré́, dans toutes les formations capitalistes ; il n’est pas nécessaire au fonctionnement concret de tous les capitalismes ».

 

 

« [L]e racisme n’est pas présent, sous la même
forme ou au même degré́, dans toutes les formations capitalistes ; il n’est pas nécessaire au fonctionnement concret de tous les capitalismes » (Stuart Hall)

 

Le problème de la plupart des critiques existantes de la littérature sur le capitalisme racial est qu’elles ne ciblent sélectivement qu’une seule variante de la théorie du capitalisme racial : la variante universaliste forte qui postule des liens logiquement nécessaires entre la racialisation et le capitalisme. La critique de la généralisation, par exemple, affirme que le concept de capitalisme racial est erroné́ parce qu’il peut y avoir des situations ou des contextes (comme en Chine ou en Russie) où l’inégalité́ raciale et le capitalisme ne sont pas entrelacés. Mais cela ne remet en question que la version universaliste de la théorie du capitalisme racial.

Si nous adoptons la version contextuelle plus faible de la théorie du capitalisme racial, le fait que le racisme et le capitalisme sont entrelacés dans certains pays, lieux ou contextes et pas dans d’autres ne disqualifie pas la théorie du capitalisme racial — cela signifie seulement que la théorie a certaines limites ou conditions de portée. Et ces conditions de portée seraient larges : les endroits actuels ou historiques où l’inégalité́ raciale et le capitalisme ne sont pas entrelacés seraient des exceptions. Même Subramanyam (2023, 180) l’admet lorsqu’il écrit : « il est impossible de nier que les histoires du capitalisme et de la race ont été entremêlées dans de nombreuses parties du monde au cours des deux derniers siècles ».

La critique de la variation perd également de sa pertinence lorsque nous admettons qu’il y a différentes versions de la théorie du capitalisme racial. Cette critique insiste sur le fait que la théorie du capitalisme racial est problématique parce qu’« il existe des variations temporelles et spatiales significatives dans ces processus [par lesquels l’inégalité́ raciale et le capitalisme sont liés] » (Subramanyam 2023, 178) ou qu’il existe des variations dans les significations de la race (Wacquant 2023b, 190). Mais il ne s’agit là que d’une critique de la théorie universaliste du capitalisme racial qui prétend qu’il existerait un lien logiquement nécessaire entre la racialisation et le capitalisme.

 

 

« Il est impossible de nier que les histoires du capitalisme et de la race ont été entremêlées dans de nombreuses parties du monde au cours des deux derniers siècles » (Subramanyam)

 

La version contingente et contextuelle de la théorie du capitalisme racial (la version « faible ») admettrait volontiers que, dans d’autres contextes que, par exemple, l’Afrique du Sud de l’apartheid ou les États-Unis, la race revêt effectivement des significations différentes ou peut avoir différents types de relations avec l’accumulation du capital. Le fait qu’il existe de telles variations ne contredit pas la théorie du capitalisme racial.

La critique de la primauté́ perd également son pouvoir face à la version contingente et contextuelle de la théorie du capitalisme racial. Si le lien entre la racialisation et le capitalisme est historiquement contingent et non logiquement nécessaire, alors le capitalisme pourrait aussi bien fonctionner avec d’autres formes de différences qu’avec la différence raciale. Rien dans la théorie n’empêche l’inégalité́ raciale de croiser l’inégalité́ ethnique, l’inégalité́ de genre, l’inégalité́ nationale ou religieuse pour s’articuler à son tour avec le capitalisme. Comme l’écrit Burden-Stelly (2020), la théorie du capitalisme racial ne requiert pas « la présomption […] qu’en mettant l’accent sur la race, d’autres catégories attribuées soient nécessairement mises de côté́ ».

De même, les travaux de Matlon (2022) sur le capitalisme racial en Côte d’Ivoire montrent que l’inégalité́ raciale et l’inégalité́ entre les genres se recoupent. « La race, en tant que principal mode de différenciation et en intersection avec le genre, organise la division du travail productif et reproductif et distribue inégalement les coûts et les bénéfices du capitalisme » (Matlon 51 ; je souligne). Cela confirme une version contingente et contextuelle de la théorie du capitalisme racial.

L’autre critique est celle de l’incomplétude : la littérature sur le capitalisme racial n’a pas encore théorisé́ les relations précises entre la race et le capitalisme qui justifieraient l’expression « capitalisme racial ». Cette critique est également non justifiée. La littérature existante a proposé quelques idées sur l’articulation de la racialisation et du capitalisme. Comme nous venons de le voir, la littérature propose différents types de relations : historiques, structurelles, nécessaires ou contingentes. En outre, la littérature contient une variété d’autres affirmations sur les liens précis entre la racialisation et le capitalisme. Leong (2013) suggère que le capitalisme racial consisterait à « tirer une valeur sociale et économique de l’identité raciale d’une autre personne ». Il s’agit ici d’une articulation de l’évaluation. Les théoricien·nes de la tradition sud-africaine considèrent que l’articulation entre la racialisation et le capitalisme est une articulation entre la race et la position de classe : la race et la classe sont « entrelacées » (cité dans Levenson et Paret, 2023a,3403).

 

La littérature existante a proposé quelques idées sur l’articulation de la racialisation et du capitalisme. Comme nous venons de le voir, la littérature propose différents types de relations : historiques, structurelles, nécessaires ou contingentes

 

Comme nous l’avons déjà évoqué, Fraser (2016 ; 2019) affirme que le capitalisme racial implique l’expropriation des classes racialisées : ici aussi, l’articulation entre racialisation et capitalisme est précisée (voir aussi Conroy 2023). L’affirmation de Wacquant (2023a, 156) selon laquelle « la nature de cette “articulation” » entre la racialisation et le capitalisme « nécessite une explication » dans la littérature sur le capitalisme racial ne tient pas compte de cet important corps de recherche.

Bien entendu, les critiques peuvent ne pas être d’accord sur les modalités d’articulation qui importent. Mais il s’agit là d’une critique différente de celle qui consiste à dire que la littérature sur le capitalisme racial n’accorde pas d’attension à l’articulation ou ne parvient pas à spécifier les relations entre la racialisation et l’accumulation de capital. Que devons-nous alors faire de la série de critiques qui ont été formulées à l’encontre des discussions existantes sur le capitalisme racial ? La principale leçon n’est pas que le concept de capitalisme racial devrait être oublié. La leçon est plutôt que l’approche universaliste du capitalisme racial devrait être remplacée par une approche contingente et contextuelle. Mais une telle approche nécessite encore d’être développée.

Les critiques ont raison de remarquer que la littérature sur le capitalisme racial n’offre pas une théorie unique partagée qui spécifie les relations entre la racialisation et le capitalisme. « Ce qui reste sans réponse », écrit Conroy (2023, 46), « c’est la manière dont nous devrions poursuivre la tâche d’intégrer de manière cohérente la race et le racisme dans une théorie de la société capitaliste, en tenant compte de la distinction entre nécessité et contingence au plus haut niveau d’abstraction ». En d’autres termes, nous avons besoin d’un cadre conceptuel logiquement cohérent — une théorie — capable d’absorber les critiques de généralisation, de variation, de primauté et d’incomplétude tout en spécifiant systématiquement les relations entre l’inégalité raciale et le capitalisme. Plutôt que de les rejeter, cela implique de travailler avec les revendications existantes pour parvenir à une synthèse critique.

Dans la suite de cet essai, je m’appuie sur les travaux existants sur le capitalisme racial ainsi que sur des travaux connexes pour proposer une théorie contingente et contextuelle du capitalisme racial. Une théorie complète et approfondie est à venir. Dans ce court essai, je ne peux qu’esquisser les contours d’une telle théorie pour en donner une idée approximative.

 

III. Théoriser le capitalisme racial

Ralph et Singhal (2019, 854) déplorent que la littérature sur le capitalisme racial « clarifie rarement ce que les chercheur·ses entendent par “race” ou “capitalisme” ». Pour éviter cela, quelques clarifications préliminaires sont nécessaires. Tout d’abord, je conceptualise la « race » non pas comme une réalité biologique, mais comme l’objectivation de la division subjective des humains en groupes organisés par des marqueurs somatiques supposés véhiculer des divisions biologiques plus profondes. Pour développer la conceptualisation séminale d’Omi et Winant (1986), la racialisation est l’objectivation de cette subjectivité raciale ; le processus par lequel les humains sont transformés en groupes biologiquement différenciés.

 

Le capitalisme racial fait référence à
des formations sociohistoriques dans lesquelles
les significations raciales servent à donner un sens
et donc à structurer ou légitimer les différenciations sociales que le capitalisme engendre nécessairement

 

Je conceptualise le « capitalisme », en suivant Marx (1977) dans le volume I du Capital, comme un système socio-économique orienté et structuré par l’accumulation de la plus-value et donc par l’échange de main-d’œuvre salariée, la mesure de la valeur par le temps et l’accumulation et la perpétuation du capital détenu par des particuliers. Ce système contient donc certaines contradictions inhérentes, une dynamique de différenciation des classes, ainsi qu’un développement sociétal et son effondrement, autant d’éléments que Marx (1977) esquisse dans Le Capital.

Le capitalisme racial fait par conséquent référence à des formations sociohistoriques, éventuellement à l’échelle mondiale, dans lesquelles les significations raciales servent à donner un sens et donc à structurer ou légitimer les différenciations sociales hiérarchiques que le capitalisme engendre nécessairement. Plus précisément, il s’agit d’un système dans lequel les significations raciales donnent un sens, structurent et légitiment la différenciation en trois points du circuit du capital : la production (où le travail est racialisé), le marché (où la valeur d’échange est racialisée) et la finance (où le contrôle du capital financier est racialisé). Je commencerai par la racialisation dans la production avant d’aborder la racialisation du marché et de la finance.

 

1. La racialisation de la production

La racialisation dans la production fait référence à la racialisation des travailleur·ses et à la façon dont la hiérarchie du travail dans le capitalisme est racialisée d’une manière qui reflète et favorise les processus historiques d’accumulation du capital. Il s’agit de l’une des principales conclusions de la notion séminale de capitalisme racial telle qu’elle a été formulée par Cédric Robinson (2000). L’exemple prototypique est l’utilisation de la main-d’œuvre africaine comme main-d’œuvre esclave dans l’économie atlantique : dans le même temps que les Africain·es étaient réduit·es en esclavage, ils-elles étaient parallèlement classifié·es comme sauvages, inférieur·es et sous-humain·es (Johnson, 2018).

Mais, comme le suggèrent les critiques, nous ne pouvons pas nous concentrer uniquement sur le travail des esclaves dans la sphère atlantique, de peur de tomber dans le piège de l’atlantico-centrisme ou de l’américano-centrisme. La théorie du capitalisme racial doit prendre en compte la racialisation d’autres travailleur·ses également, et à différents moments de l’histoire. Comme l’a fait remarquer W.E.B. DuBois (2005), la « ligne de couleur » (color line) n’a pas été uniquement tracée aux États-Unis, mais elle faisait plutôt partie d’une « ligne de couleur mondiale ». La question est de savoir comment conceptualiser et théoriser la racialisation de la production d’une manière qui reconnaisse à la fois la diversité des contextes locaux et les grandes tendances.

Je suggère que nous reconnaissions la hiérarchie du travail dans le capitalisme et la division entre le prolétariat traditionnel ou prolétariat supérieur d’une part, et ce que j’appellerai le prolétariat inférieur, d’autre part. Il s’agit de la division entre, d’une part, les travailleur·ses plus qualifié·es et mieux rémunéré·es qui obtiennent des emplois comparativement meilleurs, plus stables, et des privilèges politiques et, d’autre part, les couches de la classe ouvrière contraintes, mal rémunérées ou sous-employées.

Ce prolétariat inférieur est chargé d’effectuer le « sale boulot » le moins désirable, capital ; il est moins bien payé, ou selon des modalités différentes, que le prolétariat supérieur (Oppenheimer, 1974). Il s’agit de la classe des chômeur·ses, des exproprié·es, des travailleur·ses hyper-exploité·es et surexploité·es qui se situent structurellement en dessous des travailleur·ses privilégié·es aux salaires plus élevés. Historiquement, ce groupe a été racialisé comme inférieur, tandis que le prolétariat supérieur a été racialisé comme supérieur — et généralement comme blanc.

En proposant cette division, je m’écarte des théoricien·nes qui considèrent que les divisions au sein de la classe ouvrière sont essentiellement idéologiques. Oliver Cromwell Cox (1948) affirme que les « préjugés raciaux » du capitalisme moderne sont un moyen pour les capitalistes de creuser un fossé au sein de la classe ouvrière, qui a par ailleurs des intérêts économiques communs et dont les « positions et problèmes réels » sont les mêmes (Cox 1948, xxxii, 577).

 

 

La division au sein de la classe ouvrière
entre le prolétariat traditionnel et
le prolétariat inférieur n’est pas seulement
idéologique, mais elle constitue une
différenciation structurelle réelle

 

Par opposition, la division au sein de la classe ouvrière entre le prolétariat traditionnel et le prolétariat inférieur n’est pas seulement idéologique, mais elle constitue une différenciation structurelle réelle. Le prolétariat inférieur occupe réellement une position différente — la position la plus basse — au sein de la hiérarchie du travail du capitalisme. Ses membres effectuent le travail non qualifié. Ils et elles sont soumis·es aux pires conditions de travail. Elles et ils sont moins bien payé·es et ne reçoivent pas ou moins d’avantages que le prolétariat supérieur. Et ils-elles sont généralement contraint·es de changer régulièrement d’emploi — occupant ainsi parfois la position d’armée de réserve de chômeur·ses.

Pour comprendre cela, nous devons d’abord clarifier deux manières selon lesquelles la production capitaliste sert à différencier et à hiérarchiser à deux niveaux principaux. La première est la différenciation des territoires et des populations étrangères qui y habitent. La production capitaliste nécessite de nouvelles terres et de nouveaux matériaux, et le capital s’étend donc par la force dans de nouvelles régions, tout en conquérant des territoires et en tuant ou en expulsant leurs habitants. Marx (1977) a nommé ce phénomène : « l’accumulation primitive ». Cela génère à son tour une différence entre le centre et la périphérie, ou ce qui a été historiquement appelé métropole et colonie, et des distinctions raciales s’ensuivent.

Les citoyen·nes du centre s’opposent aux peuples périphériques qui sont dépossédés et donc réduits en esclavage ou contraints au travail. C’est la classe des « exproprié·es » dont parle Dawson (2018) et Fraser (2016, 2019, 2022). Elle est différente de la classe « exploitée ». « Sans l’intermédiaire d’un contrat salarial », écrit Fraser (2019, 165-166), ce groupe comprend la main-d’œuvre esclave, diverses formes de travail servile ou le travail forcé (tel que la corvée, qui désigne des formes de travail commandées par les politiques fiscales) qui fournissent des « ressources confisquées ». La race devient le marqueur de cette différence : les peuples périphériques sont vus comme biologiquement inférieurs et sont donc considérés comme « méritant » leur statut périphérique. Les exproprié·es sont racialisé·es comme sous-humain·es par rapport aux habitant·es des centres capitalistes, qui sont des citoyen·nes-humain·es supérieur·es.

Les couches expropriées font donc partie du prolétariat inférieur. Mais la production capitaliste génère une seconde différenciation en plus des exproprié·es et des exploité·es. Il s’agit de la distinction au sein de la classe des exploité·es salarié·es. C’est la différence entre les travailleur·ses qui reçoivent un salaire décent, et les autres qui sont « hyper-exploité·es » ou « super-exploité·es ». Ces hyper ou super exploité·es sont les chômeur·ses qui souffrent du travail temporaire, les ancien·nes esclaves et migrant·es, ou les colonisé·es incorporé·es dans le lien salarial, mais payé·es moins que les strates du prolétariat racialisées comme blanches.

Elles et ils font généralement partie des groupes qui ont été précédemment expropriés (comme les ex-colonisé·es par exemple), mais cela n’est pas absolument nécessaire. C’est ce que la thèse de Dawson-Fraser néglige : des segments de la main-d’œuvre salariée « exploitée », et pas seulement les exproprié·es, ont également été racialisés. Pour prendre un exemple parmi tant d’autres, considérons les travailleur·ses dont Robinson (2000) parle dans son analyse de l’émergence du capitalisme racial : les Irlandais·es au XIXe siècle. Les Irlandais·es étaient une classe expropriée, mais, au XIXe siècle, ils-elles ont été incorporé·es dans le réseau salarial de l’économie industrielle naissante de l’Angleterre en tant qu’ouvrier·ères du textile. Elles et ils ont été contraint·es d’occuper les postes les plus bas de la hiérarchie, soumis·es aux conditions de travail les plus dures et n’ont reçu qu’un salaire de subsistance (Kay-Shuttleworth 1832 ; Frederich Engels 1887).

Ils-elles étaient également racialisé·es, perçu·es comme non seulement ethniquement et religieusement distinct·es, mais aussi comme biologiquement inférieur·es (Hickman 1995, 45 ; Nelson 2012, 30–54). Les employeurs anglais et les représentants de l’État ont justifié les bas salaires et le traitement des travailleur·ses irlandais·es par leur statut racisé perçu, affirmant qu’ils-elles étaient intrinsèquement plus violent·es, récalcitrant·es envers les patrons et physiquement prédisposé·es aux formes les plus pénibles de travail physique (MacRaild 1999, 58). Et lorsqu’elles-ils ont émigré aux États-Unis pour travailler dans le Sud en tant que membres du prolétariat inférieur états-unien, avec de faibles salaires et de mauvaises conditions de travail, les Irlandais·es ont encore été racialisé·es (Roediger et Esch 2012, 24-26).

C’est là que la catégorie de prolétariat inférieur est appropriée. Cette catégorie englobe toutes les personnes qui se trouvent au bas de la hiérarchie du travail du capitalisme, allant de l’armée de réserve industrielle des chômeur·ses aux exproprié·es de la terminologie de Fraser en passant par le précariat sous-payé et en surcharge de travail qui est encore soumis à l’exploitation salariale, comme les Irlandais·es au XIXe siècle. Cette catégorie n’inclut pas seulement les Irlandais·es d’un point de vue historique, mais aussi les travailleur·ses contemporain·es du Sud qui travaillent dans le Nord et souffrent d’emplois précaires ou sont contraint·es d’occuper les emplois les moins désirables.

Il s’agit des travailleur·ses agricoles occasionnel·les sous-payé·es travaillant sous le soleil dans des conditions difficiles, des travailleur·ses industriel·les non qualifié·es non syndiqué·es, des concierges et des travailleur·ses du secteur tertiaire ou des employé·es de maison sous-payés, ainsi que des travailleur·ses chinois·es des chemins de fer dans l’Ouest américain au XIXe siècle ou des populations anciennement asservies entrant dans les villes pour occuper des emplois subalternes sous-payés dans les métropoles en cours d’industrialisation. Tous·tes ces travailleur·ses appartiennent à la catégorie des exploité·es plutôt qu’à celle des exproprié·es ; ils-elles sont salarié·es. Mais contrairement au prolétariat blanc, ce sont des « hyper-exploité·es » ou « super-exploité·es », c’est-à-dire qu’elles-ils sont payé·es en dessous de la valeur de leur force de travail.

 

 

Tous·tes ces travailleur·ses appartiennent
à la catégorie des exploité·es plutôt qu’à celle des exproprié·es ; ils-elles sont salarié·es. Mais contrairement au prolétariat blanc,
ce sont des « hyper-exploité·es » ou « super-exploité·es », c’est-à-dire qu’elles-ils sont payé·es
en dessous de la valeur de leur force de travail

 

L’« armée de réserve industrielle » dont parle Marx (1974, 781-784) fait également partie de cette classe. En effet, les rangs des super-exploité·es et des exproprié·es proviennent généralement du segment chômeur de la population ou passent par cette position. Contraint·es dans les couches les plus basses de la hiérarchie de la production, les super-exploité·es et les exproprié·es sont également les plus vulnérables aux transformations économiques susceptibles de les « libérer » du moteur de la production. Et au fil de leurs passages par le chômage, leur statut racial reste un stigmate qui explique ou légitime leur statut de chômeur·euse. Pour reprendre la célèbre phrase de Fanon (1968), l’ensemble de ce prolétariat inférieur constitue « les damnés de la terre » (voir figure 1).

Théoriser la racialisation du prolétariat inférieur de cette manière permet de comprendre la racialisation dans une variété de contextes, au-delà des contextes historiques conventionnels d’expropriation. D’une part, diverses manifestations de « color-blindness » sont omniprésentes dans le discours contemporain à travers le monde. D’autant plus, des distinctions, précédemment racialisées dans des endroits comme l’Asie du Sud, l’Asie de l’Est ou le Moyen-Orient, ont assurément été exprimées par des distinctions religieuses ou ethno-racialisées (Ang, Ho et Yeoh 2022 ; Khan 2021 ; Zein 2021). Mais une grande partie du prolétariat inférieur dans le monde est racialisé ou, s’il n’est pas actuellement racialisé, il s’agit au moins de personnes qui ont été historiquement racialisées.

Par exemple, en France, le prolétariat inférieur d’aujourd’hui se compose en grande partie de migrant·es et d’immigré·es de deuxième génération venant des anciennes colonies françaises (Ware 2015). Ayant été racialisé·es dans le passé pour servir d’esclaves exproprié·es ou de sujets coloniaux, ces individus restent racialisés dans le présent (servant ainsi de lest à l’extrême droite en Europe).

 

Comme le montre la recherche, ces personnes font l’objet d’une discrimination raciale qui, à son tour, les contraint à occuper les échelons les plus bas de l’économie. Ils et elles souffrent de périodes de chômage entre deux emplois précaires dans le secteur tertiaire, recevant des salaires inférieurs à ceux des citoyen·nes français·es blanc·hes ou des migrant·es européen·nes généralement perçu·es comme blanc·hes (Beaman 2017 ; Castel 2007 ; Fleming 2017 ; Hargreaves 2007, 44–49 ; Meurs et al. 2006 ; Silverstein 2005). Les populations expropriées racialisées de la France du passé sont les super-exploitées du présent [5].

 

2. La racialisation sur les marchés

Alors que la racialisation de la production fait référence à la racialisation des travailleur·ses, la racialisation sur les marchés fait référence à la manière dont les valeurs marchandes sont marquées de manière différentielle par la race. Une littérature émergente montre déjà que les marchés capitalistes consistent en des valorisations différentielles de marchandises qui recoupent les hiérarchies raciales, créant ce que Hirshman et Garbes (2019) appellent des « marchés racialisés. » Dans de nombreux marchés, la race est une composante de la valorisation des marchandises ou des consommateur·rices, ou des deux.

Le marché de l’immobilier aux États-Unis en est un bon exemple. En raison de l’histoire du redlining et d’autres formes de discrimination raciale sur les marchés immobiliers, des parcelles entières de propriété ont été évaluées en fonction de leur affiliation raciale. Les biens immobiliers situés dans des quartiers considérés comme blancs sont évalués comme ayant une valeur beaucoup plus élevée que les biens immobiliers situés dans des quartiers codés comme non-Blancs, parfois plus de deux fois plus. Cela est vrai même lorsque l’on tient compte des niveaux de criminalité, de la taille de la propriété et du district scolaire (Howell et Korver-Glenn 2021).

D’autres exemples incluent les marchandises vendues sur des sites web comme Ebay. Les recherches menées par Doleac et Stein (2013) révèlent que les produits vendus ou prêtés sur ces sites web ont moins de valeur si le produit est « présenté avec une main blanche par rapport à une main noire » (Hirshman et Garbes 2019, 1192). La hiérarchie de la valeur de ces marchandises est donc façonnée par la hiérarchie de la différence raciale. Comme Johnson et al. (2019, 5) résument cette littérature, « la race a clairement joué un rôle central dans la conception et la croissance des marchés mondiaux modernes, y compris le secteur bancaire, le logement et le textile ». Cela met à mal l’hypothèse défendue par l’économie néoclassique selon laquelle le marché serait un espace non hiérarchique d’individus intéressés, exempts de distinctions raciales ou d’autres distinctions sociales (Johnson et al. 2019, 3).

La racialisation des valeurs sur le marché comprend également la racialisation des consommateur·rices. Comme l’explique Matlon (2022), dans le monde atlantique, la période de l’esclavage et celle qui l’a immédiatement suivie ont généré des imaginaires assimilant les Africain·es à des objets passifs à acheter et à consommer plutôt qu’à des agent·es consommateur·rices. À l’inverse, les populations blanches sont considérées comme les seul·es consommateur·rices qui comptent. L’ingénieur militaire et explorateur français Sylvain Meinrad Xavier de Golbéry donne un exemple historique exemplaire de cette construction raciale lorsqu’il écrit dans son carnet de voyage en 1802 : « Les sauvages ne sont pas des consommateurs, mais les civilisés le deviennent » (cité dans Matlon 2022, 56).

 

Aux États-Unis, les consommateur·rices
non blanc·hes ont longtemps été dévalorisé·es,
voire totalement ignoré·es

 

Même si les marchés de consommation se sont développés au cours du XIXe et au début du XXe siècle, cette racialisation des consommateur·rices a persisté. Aux États-Unis, les consommateur·rices non blanc·hes ont longtemps été dévalorisé·es, voire totalement ignoré·es. Le marché de la consommation de masse aux États-Unis, par exemple, a longtemps été conçu comme blanc (Rosa-Salas 2019). Dans le même temps, les populations noires sont associées à une faible capacité de consommation, ce qui explique qu’elles soient considérées comme indignes de crédits à la consommation et ainsi contraintes de faire appel à des créanciers prédateurs (Pager et Shepherd 2008 ; Wherry, Seefeldt et Alvarez 2019).[6]

C’est également la raison pour laquelle les personnes noires sont victimes de discrimination dans les magasins et les centres commerciaux (Pittman 2017). Les acheteur·ses noir·es aux États-Unis font régulièrement état de mauvais traitements lors de leurs achats (Gallup Polls 2024). Elles et ils sont également victimes de discrimination en ligne, comme l’indique par exemple leur taux de rejet lors de recherches de locations de vacances, plus élevé que pour les personnes blanches (Edelman et al. 2017).

La recherche montre une telle racialisation en Europe également. Comme le montre Alkayyali (2019), les femmes musulmanes en France sont racialisées par le voile. Le port du foulard est l’un des marqueurs de la différence ethnoraciale. Les acheteuses musulmanes voilées sont donc souvent victimes de discriminations sur les marchés. En réponse, elles doivent recourir à diverses stratégies pour obtenir un meilleur traitement. Certaines évitent complètement de faire leurs achats dans des magasins non musulmans pour ne pas être victimes d’objectivation et de discrimination.

De même, Johnson et Guillard (2017) montrent la racialisation des consommateur·rices sur le marché des chambres d’hôtes en France. Leur enquête auprès de 160 chambres d’hôtes a montré que le taux de réponse et le délai de réponse aux demandes de renseignements sur les disponibilités différaient selon que les demandes émanaient de personnes portant un nom chrétien ou musulman. Ces dernières personnes ont été moins bien traitées (voir également Bunel et al. 2021). Bien que les noms aient des connotations ethnoraciales, la recherche montre que la classification ethnoreligieuse correspond souvent à la classification raciale en France : les musulmans sont supposés avoir la peau plus foncée que les chrétiens ou d’autres groupes et sont associés à toute une série de traits négatifs (Galonnier 2015).

En mettant en évidence la racialisation du marché, la théorie du capitalisme racial fait donc ce que ses détracteur·rices disent qu’elle ne fait pas : spécifier le lien précis entre l’inégalité raciale et l’accumulation de capital. Dans ce cas, le lien est la valeur ; plus précisément, l’évaluation différentielle des marchandises et des consommateur·rices sur la base de la race. En mettant en évidence la racialisation de la production, cette théorie du capitalisme racial peut également expliquer pourquoi le marché est racialisé. La production racialisée est l’une des conditions des marchés racialisés. Le prolétariat inférieur racialisé étant surexploité, son pouvoir de consommation est inférieur à celui du prolétariat traditionnel.

 

La production racialisée est l’une des
conditions des marchés racialisés.
Le prolétariat inférieur racialisé étant surexploité,
son pouvoir de consommation est inférieur
à celui du prolétariat traditionnel

 

Lorsque les travailleur·ses afro-américain·nes du début du XXe siècle aux États-Unis ou les migrant·es algérien·nes des années 1950 en France ont dû occuper les postes les moins bien rémunérés de l’économie capitaliste, leurs revenus et donc leur pouvoir d’achat ont été limités. La segmentation raciale des valeurs et des marchés s’en est suivie. Le prolétariat inférieur racialisé s’est vu catégorisé comme consommateur inadéquat et considéré comme indigne de crédit en raison de ses faibles revenus [7]. En outre, dans le capitalisme, les travailleur·ses sont également des marchandises vendues sur le marché.

Par conséquent, l’évaluation différentielle du prolétariat inférieur racialisé est également un exemple de valeurs racialisées sur le marché. Tout comme les biens immobiliers codés comme non blancs sont moins valorisés que les biens immobiliers blancs, les travailleur·ses codé·es comme non blanc·hes sont également moins bien payé·es que les travailleur·ses blanc·hes. La racialisation de la production conduit à la racialisation des marchés, et la racialisation des marchés perpétue la racialisation de la production.

 

3. La racialisation de la finance

Dans l’analyse des circuits du capital de Marx (1977), la production et l’échange marchand ne constituent que deux parties ou moments de la production de la plus-value. Une troisième partie est la plus-value elle-même, qui prend la forme d’argent et sert donc de base au capital financier. La plus-value est convertie en investissements, et cette partie du circuit du capital peut également être racialisée. L’antisémitisme moderne en Europe à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle en est un excellent exemple. Des formes d’antisémitisme existaient avant le capitalisme, mais, comme le suggèrent Horkheimer (1990 [1939]), Postone (1980) et d’autres, le racisme antisémite a pris un caractère particulier à l’apogée du capitalisme industriel au XXe siècle.

Postone (1980) affirme qu’avec l’antisémitisme, dans l’Allemagne nazie, les Juifs en sont venus à représenter « une conspiration internationale immensément puissante et intangible » (Postone 1980, 106). Au-delà de leur représentation comme propriétaires d’argent, les Juifs étaient vus comme responsables de tous les maux de la société, y compris les crises économiques, le délabrement urbain, la dégénérescence sociale et l’inégalité. Postone utilise la théorie du fétichisme de la marchandise de Marx (1977) pour ancrer ce racisme dans la forme marchande. Dans le capitalisme, les gens donnent un sens aux relations sociales en termes d’opposition entre l’abstrait et le concret. L’argent est la représentation de la valeur abstraite tandis que les marchandises représentent les « choses » concrètes, ou les valeurs d’usage.

Avec l’industrialisation, l’opposition prend une nouvelle forme : le capital financier représente l’abstrait et le capital industriel le concret. Cette « opposition du matériel concret et de l’abstrait devient l’opposition raciale des Aryens et des Juifs » (Postone 1980, 112). Dans l’Allemagne nazie, les Aryens vertueux et travailleurs représentaient donc le travail concret, au service de la nation, tandis que les nuisibles Juifs travaillaient dans les coulisses en tant que financiers, contrôlant tout depuis le sommet. En tant que capitalistes financiers, les Juifs « sont devenus les personnifications de la domination intangible, destructrice, immensément puissante et internationale du capital en tant que forme sociale » (Postone 1980, 112).

Nous pourrions ajouter une spécificité historique à ce processus de racialisation. Hilferding (1981 [1901]) s’est illustré en affirmant qu’à la fin de périodes de profits élevés issus de la production, le capital financier se concentre de plus en plus et qu’un petit groupe de financiers tend à monopoliser l’argent. C’est ce qui s’est passé au début du XXe siècle. La richesse financière s’est de plus en plus concentrée entre les mains d’une minorité, tandis que les inégalités socio-économiques se sont accrues (Arrighi 1994). La race est devenue l’un des moyens par lesquels la société a donné un sens à cette monopolisation, faisant du peuple juif la personnification du pouvoir du capitalisme.

 

En tant que capitalistes financiers,
les Juifs « sont devenus les personnifications
de la domination intangible, destructrice,

immensément puissante et internationale du capital
en tant que forme sociale » (Postone 1980, 112)

 

Même si les capitalistes juifs n’ont pas réellement monopolisé la finance, ils en ont été blâmés et en sont venus à personnifier les maux du capital financier (Legge 1996 ; Postone 1980). Nous pourrions émettre l’hypothèse qu’aujourd’hui, alors que les inégalités ont à nouveau augmenté et que la richesse a été concentrée à des niveaux comparables à ceux des années 1920, les théories conspirationnistes qui accusent le milliardaire juif George Soros d’être responsable des maux du monde représentent un antisémitisme similaire (Masco et Wedeen 2024).

L’antisémitisme n’est qu’une des formes de racialisation de la finance. Nous pourrions également examiner le sentiment antichinois dans toute l’Asie du Sud-Est à la fin du XXe siècle. À l’époque du colonialisme moderne dans des pays comme l’Indonésie et les Philippines, les Chinois·es avaient été contraint·es d’occuper la position de petits marchands (voir Chirot et Reid 1997). L’indépendance nationale leur a permis d’accéder aux secteurs supérieurs de l’économie, y compris le secteur financier. Cette situation a contribué au racisme anti-chinois, les Chinois·es étant considéré·es comme en situation de monopole sur l’économie et manipulant le gouvernement (Setijadi 2019).

En Indonésie, même si la plupart des résident·es chinois·es sont des citoyen·nes de longue date, les dirigeants nationalistes les considèrent comme étrangers. En 2023, l’ancien vice-président indonésien Jusuf Kalla s’est plaint que les résident·es chinois·es d’Indonésie contrôlaient l’économie de manière disproportionnée alors qu’un plus grand nombre d’« Indonésiens » (warga Indonesia) devraient devenir entrepreneurs. Le terme « warga Indonesia » peut signifier « citoyens indonésiens » — c’est-à-dire citoyen·nes de l’État — ou « membres de la nation indonésienne » (Suryadinata 2023). En affirmant sur le mode du regret que plus d’« Indonésiens » devraient devenir entrepreneur·ses, comme le sont les Chinois·es, Kalla suggérait que les citoyen·nes chinois·es d’Indonésie n’étaient pas vraiment membres de la nation indonésienne. Il opérait une distinction ethnoraciale plutôt que nationale, racialisant ainsi le capital financier.

En bref, le capitalisme racial n’implique pas seulement la racialisation des travailleur·ses et des valeurs du marché. Il peut également impliquer la racialisation de la finance, où certains groupes racialisés en viennent à personnifier les maux de la finance. C’est pourquoi le capitalisme racial est un concept particulièrement utile, plutôt qu’utiliser les concepts de « capitalisme » ou « racialisation » par eux-mêmes. C’est également la raison pour laquelle la thèse du capitalisme racial ne concerne pas seulement l’intersection de la race et de la classe — dont les théoricien·nes discutent depuis longtemps. Le concept de « capitalisme racial » englobe une totalité : une formation sociale à grande échelle dans laquelle la race et la production capitaliste, les valeurs de marché et la finance sont articulées avec des significations raciales. Mais quels sont les liens précis entre la racialisation et le capitalisme dans cette théorie du capitalisme racial ?

 

4. L’articulation de la race et du capitalisme

Il existe au moins deux manières selon lesquelles la race et le capitalisme s’articulent. La première est celle selon laquelle les significations raciales servent en tant que forces structurantes de la production capitaliste, des valeurs marchandes ou de la finance. Par exemple, les capitalistes peuvent faire pression sur les États impériaux pour qu’ils colonisent des territoires étrangers parce qu’ils considèrent les peuples qui s’y trouvent comme inférieurs en raison de leur race. Ces populations sont alors incorporées comme prolétaires inférieurs. Les schémas raciaux agissent comme une force directrice, orientant le capital vers certains lieux et certains peuples, ce qui conduit à la racialisation de la production.

Pour prendre un autre exemple, la discrimination raciale à l’égard des Juif·ves en Europe ou des Chinois·es en Asie du Sud-Est contraint ces groupes à se tourner vers certains secteurs mercantiles de l’économie et, en raison d’accidents de l’histoire, ces groupes finissent par accéder à des positions plus élevées au sein de l’économie. Cela peut conduire à la racialisation de la finance [8]. Dans ces exemples, la différence raciale doit déjà exister pour qu’elle puisse façonner l’économie. Mais cela ne remet pas en cause la théorie. L’histoire de la racialisation du capitalisme aurait déjà généré un répertoire racial dans lequel le capital et ses alliés au sein de l’État peuvent puiser. En outre, une théorie contingente et contextuelle du capitalisme racial permettrait également à certains schémas raciaux d’exister avant le capitalisme, comme dans la formulation de Robinson (2000).

 

 

Les schémas raciaux agissent comme
une force directrice, orientant le capital
vers certains lieux et certains peuples,
ce qui conduit à la racialisation de la production

 

Alternativement, la racialisation peut être une caractéristique ou un résultat structuré de la production, de l’échange sur le marché ou de la financiarisation. Dans ce scénario, certaines conditions sociohistoriques facilitent l’insertion de certains groupes à un certain niveau de la hiérarchie économique, et la racialisation en découle. Par exemple, le capital fait face à des peuples colonisés à l’étranger ou à des migrant·es du Sud global cherchant désespérément du travail, car chassé·es de leur terre ou confronté·es à des taux de chômage élevés dans leur pays.

Exploitant cette opportunité, le capital embauche ces populations comme prolétaires inférieurs, en les payant moins et en les soumettant à des conditions de travail extrêmes, et la race fonctionne comme le moyen par lequel les gens légitiment la situation. La société justifie la hiérarchie du travail sur bases raciales en affirmant que les bas salaires et les mauvais traitements « correspondent » ou sont « appropriés » à la composition raciale des travailleur·ses. Pour reprendre la formulation de Melamed (2015, 277), le racisme dans ce cas « consacre » les inégalités de production. Ou bien, comme l’affirment Jenkins et LeRoy (2021) : « La race sert d’outil à la naturalisation des inégalités produites par le capitalisme » [9].

 

5. Contingence dans la théorie du capitalisme racial

Avant de conclure, nous devons clarifier la contingence et les dimensions contextuelles de cette théorie du capitalisme racial. La théorie esquissée ici postule que la coconstitution du capitalisme et de la racialisation est une nécessité contingente plutôt que logique. Cela signifie que la race et le capitalisme peuvent être articulés, mais qu’ils ne le sont pas nécessairement ou universellement. Par exemple, si le capitalisme exige la financiarisation, le capital financier n’est pas toujours ou partout racialisé.

Dans l’Allemagne du début du XXe siècle, les Juifs sont devenus la personnification du capital financier, mais des études montrent que, dans d’autres pays européens, l’antisémitisme n’était pas présent ou était beaucoup plus faible (Brustein et King 2004). En outre, peu d’éléments permettent de penser qu’en Chine, à la fin du XXe siècle, un seul groupe ait été racialisé en tant que « personnification de la domination intangible, destructrice, immensément puissante et internationale du capital en tant que forme sociale » (Postone 1980, 112).

La racialisation de la finance est plus susceptible de se produire dans certaines conditions, que les chercheur·ses devraient explorer. La racialisation de la production doit également être considérée comme une nécessité contingente plutôt que comme une nécessité logique. D’une part, l’existence d’un prolétariat inférieur est une nécessité logique. Comme l’ont suggéré Dawson (2016), Fraser (2016 ; 2019), Ince (2014) et Marx (1977, 873) lui-même, le capital ne peut s’étendre et se reconstituer que par l’expropriation. En conséquence, il lui faut une classe expropriée. En outre, le capitalisme requiert une hiérarchie du travail. La recherche compétitive de la plus-value génère des révolutions dans la production et l’automatisation qui engendrent des hiérarchies de tâches, de niveaux de compétences et de conditions de travail (Burns 2023 ; McCarthy 2016).

« La manufacture développe donc une hiérarchie des forces de travail, à laquelle correspond une échelle des salaires » (Marx 1977, 469). Ce processus génère également du chômage et du précariat. La production capitaliste moderne, selon Marx, transforme nécessairement « une partie de la population laborieuse en main-d’œuvre au chômage, ou à demi employée » (Marx 1977, 786). Enfin, le prolétariat inférieur a pour fonction de maintenir le prolétariat supérieur dans le droit chemin. En fournissant de la main-d’œuvre de réserve et de la main-d’œuvre bon marché à son coût le plus bas, le prolétariat inférieur a pour fonction de discipliner le haut prolétariat pour qu’il accepte sa situation, en le menaçant de le remplacer.

 

Dans le capitalisme racial, affirmer
que les individus au plus bas de la hiérarchie
sont d’une race différente, et inférieure,
remplit cette fonction de légitimation

 

Nous pourrions même affirmer que le capitalisme contient des contradictions inhérentes qui nécessitent une idéologie de la différence. Comme le souligne Marx (1977), la principale forme de travail dont le capital a besoin est le travail salarié qui, à son tour, génère en surface l’apparence d’une « égalité » entre les travailleur·ses. Mais, comme le capital implique également de l’expropriation et de l’exploitation qui différencient structurellement les travailleur·ses, la société capitaliste a besoin de donner un sens à cette différenciation, et de la rationaliser idéologiquement. Dans le capitalisme racial, affirmer que les individus au plus bas de la hiérarchie sont d’une race différente, et inférieure, remplit cette fonction de légitimation. D’autre part, le fait que la race en particulier sert à légitimer l’existence des exproprié·es et des surexploité·es n’est qu’une nécessité contingente.

Pour justifier les bas salaires, le statut inférieur et l’absence de privilèges politiques et sociaux qui y est peut-être liée, la société capitaliste génère une image du prolétariat inférieur comme différent et inférieur, et donc méritant sa situation, mais cette différence pourrait être classifiée de différentes manières. La hiérarchie du travail pourrait être légitimée par le recours au genre, à la nation, à l’ethnie, à la religion ou même au mérite individuel (« travailler dur »). On pourrait dire que c’est ainsi que le capitalisme fonctionne en Russie ou en Chine. Même si, à une échelle plus internationale, la Russie et la Chine sont liées à un système capitaliste racialisé plus large, au sein de la Russie et de la Chine, le capitalisme semble fonctionner sans dépendre de la différence raciale.

Cela suggère que l’articulation de la race et du capitalisme n’est pas universelle. En bref, il n’y a rien d’inhérent au capitalisme ou à ses idéologies légitimantes qui exige que la race soit le seul moyen par lequel les antinomies du capitalisme soient « entérinées » (enshrined), selon l’expression de Melamed (2015). Le fait que le racisme en particulier a été un élément si important du capitalisme moderne est probablement un accident de l’histoire : au même titre que, par exemple, les accidents historiques qui ont rendu l’esclavage moderne dépendant de la main-d’œuvre africaine, ce qui a sans doute facilité l’élaboration et le déploiement des théories de la différence biologique inhérente fondée sur des marqueurs somatiques. [10]

 

6. Le contexte dans la théorie du capitalisme racial

Nous pouvons maintenant aborder la partie contextuelle de la théorie du capitalisme racial, qui découle de sa composante contingente. Tout d’abord, une fois que nous reconnaissons que diverses formes de différences sociales pourraient, au niveau discursif, rationaliser les inégalités du capitalisme, d’autres formes de différences peuvent alors s’articuler avec le capitalisme, rendant la race non pertinente ou l’articulant avec d’autres identités. Par conséquent, la théorie contingente contextuelle du capitalisme racial n’empêche pas de comprendre comment d’autres identités, comme l’ethnicité ou le genre, structurent les marchés ou les processus de production.

De nombreuses études sur le capitalisme racial montrent déjà certaines des façons dont la racialisation se recoupe avec d’autres formes de différence (Davis 2022 ; James 2012 ; Matlon 2022). Il suffit de considérer les exemples évoqués plus haut. Les clientes du commerce de détail en France, qui sont racialisées par le voile, sont également marquées comme Autres en vertu de leurs identités, religieuse et de genre. Les migrant·es racisé·es qui finissent par faire les sales boulots de l’économie tertiaire, comme le nettoyage des bureaux, le travail domestique, et qui ont servi de « travailleur·ses essentiel·les » pendant le COVID, sont également genré·es : ce sont généralement des femmes (Edwards 2021 ; James 2012).

Enfin, une théorie contingente contextuelle du capitalisme racial permet de comprendre la reproduction et la transformation des schémas raciaux au fil du temps et leur éventuelle transposition, extension ou réarticulation. Parce que les schémas raciaux sont des formations sociales capitalistes qui ne sont reliées que de façon contingente, ils sont relativement autonomes par rapport à leur contexte d’origine (Sewell 1992 ; Ray 2019).

 

Enfin, une théorie contingente contextuelle
du capitalisme racial permet de comprendre
la reproduction et la transformation des
schémas raciaux au fil du temps

 

Une fois la différence raciale inventée, et une fois qu’elle est liée à la production capitaliste ou aux marchés dans des sociétés données, les catégories raciales initiales peuvent être transposées dans de nouveaux contextes. Précisément parce que le lien entre les schémas raciaux et l’accumulation de capital n’est que contingent, la pensée raciale peut « échapper » à ses connexions initiales, être développée puis rattachée à nouveau aux institutions capitalistes de manière éventuellement surprenante. Diverses théories raciales, inversions, subversions et réarticulations peuvent voir le jour.

Par exemple, lorsque l’Asie du Sud-Est a été lentement incorporée dans le capitalisme mondial au cœur duquel se sont placés les Britanniques, et donc lorsque les Asiatiques du Sud-Est ont été lentement incorporés en tant que prolétariat inférieur racialisé de la sphère asiatique, les discours raciaux à leur sujet ont proliféré, alimentés par les auteur·ices de récits de voyage, les fonctionnaires et les capitalistes qui ont construit des schémas classificatoires détaillant les caractéristiques raciales des différents groupes (Ince, 2023).

Retournons maintenant au contexte contemporain, où de nouvelles élaborations raciales ont eu lieu. Alors que l’État chinois exproprie la valeur de la région autonome ouïghoure du Xinjiang, les fonctionnaires chinois racialisent aujourd’hui les populations autochtones non-Han. Le prolétariat inférieur chinois, autrefois racialisé, racialise à son tour aujourd’hui le nouveau prolétariat inférieur de ses propres périphéries coloniales (Wong 2022).

 

Conclusion

Il existe un certain nombre de réserves importantes à cette théorie contingente et contextuelle du capitalisme racial proposée ci-dessus. Tout d’abord, elle n’a pas l’intention de saisir tous les mécanismes de racialisation. Les mécanismes qui racialisent le prolétariat inférieur, les valeurs marchandes, les consommateur·rices ou les financier·ères sont variés : il peut s’agir d’une discrimination raciale directe ou consciente de la part des employeur·ses, des capitalistes, des banquier·ères ou des commerçant·es ; ou cela peut être le résultat d’un racisme institutionnel qui produit une racialisation effective.

Des concepts intermédiaires sur la manière dont la racialisation se produit sont nécessaires. Il en va de même pour l’intersection entre la race et d’autres identités ou classifications. La théorie du capitalisme racial ne prétend pas prédire si la race va s’entrecouper avec le genre, la nation, le statut de citoyenneté, la religion ou l’ethnicité (ou d’autres identités) ; elle se contente de prévoir la possibilité d’une intersection.

Enfin, la théorie contingente contextuelle du capitalisme racial présentée ici se veut un cadre conceptuel de travail susceptible d’orienter des recherches ultérieures. Elle n’est pas censée être universaliste et saisir les relations partout. Cependant, elle se veut généralisable, offrant un ensemble transposable de concepts interdépendants que les chercheur·ses peuvent utiliser lorsqu’elles-ils explorent une variété de contextes empiriques. Si les chercheur·ses découvrent des systèmes capitalistes qui ne sont pas racialisés, cela montrera les limites de la théorie — et c’est tant mieux.

Cela soulèverait également de nouvelles questions génératrices, telles que : pourquoi, dans ce contexte, la race n’est-elle pas le principal axe de différence dont s’est emparé le capitalisme ? Quelles sont les conditions dans lesquelles la production, les marchés ou la finance sont racialisés ? Les réponses à ces questions et à d’autres peuvent faire avancer la recherche et la théorie. Ce qui ne fait pas avancer la théorie et la recherche, ce sont les rejets hâtifs de la littérature sur le capitalisme racial, rejets fondés sur des lectures sélectives ou sur l’ignorance de l’énorme quantité d’écrits et de réflexions sur le sujet.

 

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* Nous avons repris cet article de la revue Marronnages, Vol. 3, n° 1, 2024, pp. 32-55. Il a été traduit de l’anglais par Emma Fromont. La version originale de ce texte est disponible en ligne. Des versions préliminaires ont été présentées au département de sociologie de l’université Johns Hopkins et à l’université Paris-Dauphine. L’auteur remercie les participants à ces forums pour leurs commentaires enrichissants, et en particulier Guillaume Johnson, Madeline Woker, Lionel Zevounou, Simon Bittmann et Riccardo Fornasari à Paris, et Zophia Edwards, Sasha White, Christy Thornton, Stuart Schrader, Joel Andreas, Rina Agarwala et Andrew Perrin à l’Université John Hopkins. L’auteur remercie également Zachary Levenson et Onur Ulas Ince pour leurs remarques. Il n’a malheureusement pas pu intégrer toutes les suggestions utiles que reçues.

Julian Go est professeur au département de sociologie de l’Université de Chicago .

Notes

[1] Dans cet essai, je ferai référence à la « littérature » sur le capitalisme racial ; j’entends par là les ouvrages rédigés en anglais qui utilisent explicitement l’expression « capitalisme racial » et qui en discutent de manière approfondie. La littérature est immense et en constante expansion, mais pour ne citer que quelques ouvrages récents dans différents domaines disciplinaires, voir Hyoung-Song (2022) en études littéraires, Danewid (2024) en sciences politiques, Koshy et al. (2022) en études culturelles et études américaines, Matlon (2022) en sociologie et Burden-Stelly (2023) sur l’histoire coloniale des États-Unis.
[2] Il existe probablement aussi des raisons politiques de rejeter le concept de capitalisme racial, en particulier de la part de certains membres de la gauche marxiste qui craignent que l’accent mis sur la race ne détourne l’attention de la critique de classe (Edwards 2023).
[3] Des universitaires radicaux noirs, tels que W.E.B. Du Bois et Oliver Cromwell Cox, parmi beaucoup d’autres, avaient déjà̀ discuté du racisme et du capitalisme, mais n’avaient pas utilisé l’expression « capitalisme racial ». Dans cette section, je ne parle que des textes qui ont utilisé l’expression et qui ont été influents. Les discussions sur les origines du terme peuvent être trouvées ailleurs (Gilmore Wilson 2021; Hudson 2018; Kelley 2000; Levenson et Paret 2023a ; 2023 b ; Melamed 2015 ; Ralph et Singhal 2019 ; Taylor 2022).
[4] Wacquant (2023 b) concentre sa critique presque entièrement sur un livre, celui des historiens Jenkins et LeRoy (2021), et n’aborde même pas les chapitres du livre, mais seulement l’introduction.
[5] En suivant la racialisation du prolétariat inférieur, nous pouvons également identifier les transformations raciales au fil du temps et voir ce qui se passe lorsque des groupes quittent leurs positions antérieures. Lorsque les Irlandais·es ont lentement quitté les couches du prolétariat inférieur aux États-Unis à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, occupant des emplois mieux rémunérés et laissant les populations noires en dessous d’eux, ils-elles ont été de plus en plus « blanchi·es » (Ignatiev 1995). Leur statut racial a évolué au fur et à mesure que leur position structurelle passait du prolétariat inférieur au prolétariat traditionnel, du statut de super-exploité à celui d’exploité.
[6] Si être noir peut également être commodifié [marchandisé] de manière positive (voir Leong 2013), ce n’est pas la même chose que de catégoriser négativement les consommateur·rices noir·es.
[7] En outre, les capitalistes peuvent exploiter les exproprié·es ou les hyper exploité·es en les forçant à pénétrer certains marchés monopolisés. Les capitalistes peuvent, par exemple, créer des magasins dans les plantations de sucre avec les produits de base dont les travailleur·ses du sucre ont besoin, et facturer ces produits à des prix élevés. Il s’agit là d’un autre exemple de marchés racialisés découlant d’une production racialisée.
[8] En Asie du Sud-Est, pendant le colonialisme moderne, les Chinois·es ont été contraint·es d’occuper les secteurs intermédiaires des échanges commerciaux, les « indigènes » colonisés servant de prolétariat inférieur, et avec la décolonisation, ils-elles ont pu accéder à des postes plus élevés.
[9] La structuration du capitalisme par les significations raciales et la structuration des significations raciales par le capitalisme sont analytiquement séparables, mais elles pourraient se produire simultanément. Virdee (2019) suggère que les colons anglais en Amérique du Nord au XVIIe siècle ont racialisé les travailleur·ses anglais·es de classe inférieure et les travailleur·ses africain·es au moment même où ils ont créé une nouvelle division du travail. Ince (2023) constate un processus similaire en Asie du Sud-Est pendant le colonialisme britannique, par le biais d’un processus qu’il appelle « racialisation capitaliste ».
[10] C’est pourquoi je ne pense pas qu’une théorie universaliste du capitalisme racial qui insisterait sur la nécessité logique de la racialisation dans le capitalisme soit tenable. Pour démontrer qu’il y a une nécessité logique à la racialisation dans le capitalisme, il ne suffit pas de souligner le fait historique que le capitalisme et le racisme ont été articulés ensemble. Il faut plutôt montrer qu’il y a logiquement quelque chose dans le capitalisme qui nécessite le racisme. Je n’ai pas encore trouvé une telle théorie. Inversement, si l’on peut élaborer une théorie plausible du fonctionnement du capitalisme basée sur des catégories qui ne nécessitent pas de références à la race, on peut à juste titre affirmer que le capitalisme ne nécessite pas de racisme. Et je soutiens qu’une telle théorie existe : elle s’appelle Das Kapital de Karl Marx. Aucune des catégories fondamentales de Marx — marchandise, valeur, plus-value, valeur d’échange, capital, accumulation, etc. — ne requiert le racisme. Elles peuvent nécessiter des différences sociales, mais il existe de nombreuses autres formes de différences sociales que la race.

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