Trump préfère parler au luxe et au trading genevois qu’au Conseil fédéral suisse

par | Nov 17, 2025 | Économie, États-Unis, Non classé, Politique, Suisse

Faisant suite au voyage de six grands patrons helvétiques, principalement genevois, aux États-Unis, où ils ont été reçus par Donald Trump, dans le bureau ovale de la Maison Blanche, le 5 novembre dernier, la Suisse s’est entendue sur un projet d’accord avec les États-Unis. Celui-ci réduirait ses droits de douane à l’exportation de 39% à 15%, contre d’importantes contreparties de la part de la Suisse.

La diplomatie patronale genevoise

Parmi les grands patrons reçus par Trump, le dirigeant de Rolex, Jean-Frédéric DUFOUR avait ouvert la voie… Cinq autres tycoons de l’industrie du luxe et de la finance s’y sont engouffrés : Johann RUPERT du groupe d’horlogerie de luxe Richemond (Cartier, Jaeger LeCoultre, etc.) ; Alfred GANTNER de Partners Group, une société d’investissement qui gère 170 milliards de dollars d’actifs ; Diego APONTE, le patron de MSC, la plus puissante compagnie de transport maritime au monde ; Marwan SHARKARCHI, de l’entreprise de raffinage de métaux précieux MKS Pamp et Daniel JAEGGI, cofondateur de la société de trading Mercuria, spécialisée dans le commerce du pétrole.

Parmi les six sociétés citées, à l’exception de Partners Group, toutes ont leur siège à Genève et sont très liées aux secteurs du capitalisme états-unien proches de Trump. C’est une démonstration emblématique que les leaders actuels de l’économie genevoise, tournée vers la finance et le luxe, regardent en direction de l’Amérique MAGA.

« Le fabricant de montres genevois Rolex […] et son dirigeant, Jean-Frédéric Dufour, n’a pas lésiné sur les moyens pour se rapprocher de Donald Trump. En septembre, il l’a invité dans la très select loge Rolex pour assister à la finale des internationaux de tennis des États-Unis à New York. […] Il est vrai que le président états-unien est un fondu de montres suisses de luxe et il en possède au moins trois (quatre, donc, à présent). […] Lors d’un point de presse, le 11 novembre, Donald Trump a fait l’éloge de Rolex qui “a toujours été très gentil”. Clairement, le groupe de montres a joué un rôle clé dans cette affaire. » (Romaric Godin, Mediapart, 13 novembr 2025)

Les deux principales industries d’exportation helvétiques, la pharmacie bâloise et l’industrie des machines zurichoise, brillaient en revanche par leur absence. Mais cela s’explique. La Big Pharma helvétique est encore exemptée des droits de douane de 39% imposée aux autres exportations suisses, sans doute parce que les États-Unis ne peuvent  pas facilement se passer de certains de ses produits de pointe. Par ailleurs, elle a engagé des négociations pour son propre compte afin d’y échapper. Roche et Novartis ont ainsi déjà annoncé des plans d’investissement, respectivement de 50 milliards et de 23 milliards de dollars sur 5 ans aux États-Unis, qui auront probablement un impact négatif sur l’emploi en Suisse.

En revanche, l’industrie des machines, à l’exception d’ABB et de Stadler Rail, intéressés par d’importants marchés ferroviaires aux USA, se montre moins intéressée à investir dans de telles proportions aux États-Unis, qui représentent pourtant 14 à 15% de ses débouchés. Elle compte sur la diplomatie helvétique pour obtenir une baisse des droits de douane, proclame sa volonté de réduire ses coûts salariaux, menace de délocaliser une partie de sa production dans les pays de l’UE  et s’efforce de diversifier ses marchés d’exportation.

Trump impose ses conditions au Conseil fédéral

Au lendemain de son entrevue avec les ambassadeurs de la banque, du luxe et du trading, essentiellement genevois, Trump a soudainement décidé de rouvrir les négociations avec les autorités suisses qui ont abouti à un projet d’accord qui fixerait les droits de douane maximaux à 15%. Le parlement n’aura pas son mot à dire sur les dispositions finales, sauf à vouloir annuler l’ensemble des mesures prévues et revenir à des tarifs douaniers de 39%.

Que contient ce projet d’accord ? Une réduction des tarifs à l’importation de 39% à 15% pour les produits suisses, y compris pour la pharmacie et les semi-conducteurs, soit le même niveau que pour l’UE ou le Japon. En contrepartie, la Suisse supprimera tous droits de douanes sur des produits agricoles et des spiritueux, ainsi que sur un contingent de produits d’élevage. Elle lèvera aussi les obstacles sanitaires à l’importation de poulets traités au chlore et de viande bovine, ainsi que les contrôles de sécurité visant l’homologation des automobiles américaines, en particulier des pickups.

La Suisse a aussi accepté de renoncer à prélever des impôts sur les services numériques US (Google, Meta, Amazon, etc.). Elle se serait aussi engagée à investir 200 milliards de dollars aux Etats-Unis dans les cinq années à venir, dont le tiers, d’ici fin 2026. Les États-Unis évoquent les engagements pris à ce propos par Roche, Novartis, ABB et Stadler Rail. Mais de tels investissements représenteraient les deux tiers des IDE suisses, année moyenne, ce qui paraît difficilement jouable. Il y a donc une part de bluff dans ces chiffres.

La neutraélité suisse, un enjeu?

Dans un récent article du 11 novembre dernier, publié par Mediapart, Romaric Godin affirme que Donald « Trump aurait posé deux conditions supplémentaires à l’accord : l’adoption par la Confédération des sanctions états-uniennes envers la Chine et la mise en place de restrictions pour les investissements chinois ».

Il estime donc que « Trump attaque de front la neutralité suisse ». Il ajoute même que « la Confédération se trouve face à un choix historique. L’abandon de sa neutralité proclamée depuis le XVIe siècle ou l’abandon d’une partie de sa prospérité ». En réalité, il est victime du discours officiel de la Suisse sur la portée de sa neutralité. La nature précise des mesures envisagées n’a pas été rendue publique et fait sans doute partie des négociations à venir, même si cela n’a pas empêché Christoph Blocher de critiquer le Conseil fédéral pour avoir cédé devant les pressions de l’UE et se trouver aujourd’hui dans l’obligation de céder devant celles des États-Unis (Tages Anzeiger, 16 nov. 2025). 

Pourtant, la Suisse a refusé récemment de prendre des sanctions contre deux banques chinoises, comme le lui demandait l’Union européenne (Le Temps, 11 octobre 2015). Rappelons que la Suisse a été le premier pays occidental à reconnaître la Chine populaire, en 1950. Elle a été aussi le premier pays occidental à signer un accord commercial bilatéral avec la Chine (en 1953, étendu en 1972). Elle a également conclu un accord de coopération technologique et scientifique (en 1980) et un accord sur les investissements (en 1985) avec elle. Enfin, elle a été le premier pays européen à négocier un accord de libre-échange avec Pékin (en 2013).

En 2023, 11% de ses exportations étaient destinées au marché chinois (contre 15% au marché US). Il est donc très peu probable qu’elle renonce à ces positions acquises, au prix d’un effort diplomatique de 75 ans, pour céder aux sirènes de Donald Trump. Pour les cercles dirigeants de la bourgeoisie suisse, l’enjeu n’a en effet jamais été une question de neutralité — un principe à géométrie variable — mais de gros sous !

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