Les États capitalistes intensifient massivement leurs attaques contre les services publics. C’est l’une des manifestations de l’extrême droitisation de la vie politique dans un nombre croissant de pays. Cet article tente de répondre à trois questions essentielles : 1. Quel est l’objectif de cette grande offensive du point de vue du capital ? En quoi les services publics jouent-ils un rôle central dans le partage de la richesse créée entre le capital et le travail ? 2. À quoi servent les services publics ? Dans quelle mesure sont-ils indispensables à l’exploitation capitaliste ? 3. En quoi la défense des conditions de travail et des prestations des services publics, mais aussi leur revalorisation, constitue-t-elle un enjeu stratégique, au cœur du combat anticapitaliste, féministe et environnemental ?
Services publics et partage de la richesse créée par le travail
Lorsque Marx dévoile le secret de la plus-value, il entend mettre au jour le moteur de l’accumulation capitaliste. En quoi consiste-t-il ? Dans le fait que la valeur de la force de travail du salariat — une marchandise qui s’achète et se vend — est inférieure à celle qu’elle permet de générer dans le processus de production. La fraction de cette valeur, qui excède sa rémunération, représente la plus-value (le profit) qui revient de droit au capital. À quoi est-elle destinée ? À la consommation somptuaire de la classe capitaliste, à l’investissement productif et à la spéculation improductive.

Ce bref rappel des ressorts de l’exploitation capitaliste amène à se poser la question suivante : le salariat de la fonction publique est-il exploité de la même façon par les capitalistes ? La réponse est double. Il n’est pas exploité dans le sens précis que Marx donne à ce terme, c’est-à-dire qu’il ne produit pas de plus-value, mais il est indispensable à la reproduction du capital et de l’ordre capitaliste, que ce soit dans ses fonctions régaliennes (justice, police, fiscalité), ou dans celles des services à la personne. Il constitue pour cela une charge inévitable pour le capital, qui ampute une partie de ses profits. Il faut ajouter que, par rapport à l’époque de Marx, la fonction publique a pris aujourd’hui une importance considérable dans les États capitalistes « avancés », surtout après la Seconde Guerre mondiale.
Dans les pays de l’OCDE, le secteur public représente aujourd’hui en moyenne 20 % du PIB et 20 % de l’emploi (30 % dans les pays scandinaves, 24 % dans l’Union européenne, 23 % en Suisse et 15 % aux États-Unis). Comment son financement pèse-t-il sur les revenus et la fortune de la classe capitaliste ? Bien sûr, d’abord par l’imposition des bénéfices des sociétés, mais aussi par celle des dividendes versés à leurs actionnaires, puis par celle des grandes fortunes des personnes physiques. C’est pourquoi ces enjeux sont aujourd’hui au centre de batailles politiques importantes.
L’enjeu du coin fiscal
Pour les entreprises, outre la taxation de leurs bénéfices, à laquelle les plus grandes d’entre elles échappent largement, il importe de réduire ce que les économistes appellent « le coin fiscal ». Il s’agit de la part du total des coûts salariaux, que les assurances sociales et le fisc prélèvent. Bien entendu, à « coin fiscal » équivalent, le patronat préférera que ces prélèvements obligatoires reposent moins sur ses cotisations et plus sur celles des salarié·es. Pourtant, le patronat est aussi intéressé, certes dans une moindre mesure, à réduire les prélèvements obligatoires sur les salarié·es, parce qu’ils amputent leurs salaires net — celui qui importe le plus immédiatement à leurs yeux — et que cette diminution peut les encourager à revendiquer des augmentations.
Comment les économistes bourgeois présentent-ils « le coin fiscal » ? D’abord, comme une fiscalité nuisible, parce qu’elle pèserait sur le travail et nuirait donc à l’emploi, une perspective largement colportée par les sociaux-libéraux de tous poils ? Ils le perçoivent à juste titre comme une charge qui accroît les coûts salariaux et réduit les profits. Selon les statistiques de l’OCDE, pour l’emploi d’un célibataire, il représente en moyenne 53 % du total des coûts salariaux en Belgique, 48 % en Allemagne, 47 % en France, 30 % aux États-Unis et 23 % en Suisse. Le patronat suisse est donc particulièrement privilégié.
Mais, de façon générale, les capitalistes ont engagé une bataille d’ensemble pour la réduction du « coin fiscal », d’abord par la diminution des charges patronales. Ils y voient aussi un avantage secondaire. En réduisant les charges sociales, ils peuvent maintenir, voire augmenter les salaires nets, tout en diminuant leurs coûts salariaux. Cette amputation du salaire indirect et du salaire social (financement des services publics par l’impôt) est en effet moins perceptible dans l’immédiat et elle présente l’avantage de désolidariser le monde du travail. C’est une politique menée aujourd’hui systématiquement par le gouvernement Meloni en Italie.
Du point de vue du capital, ce qui compte le plus c’est la réduction de la part de l’ensemble des coûts salariaux par rapport à la valeur nouvellement produite. Pour cette raison, il est intéressé d’abord à déminuer les salaires — directs et indirects — et les impôts à sa charge, mais aussi, dans une moindre mesure, les prélèvements des assrances sociales et des impôts sur le salariat. Ces intérêts bien compris l’amènent donc, non seulement, à faire pression sur les salaires directs et indirects, mais aussi à revendiquer une baisse générale des impôts et, en définitive, une réduction du coût des assurances sociales et de « l’État providence ». Cela m’amène à ma deuxième question.
Les services publics sont-ils indispensables à la reproduction du système capitaliste ?
Les tâches régaliennes de l’État, soit l’armée, la police et la justice, sont indispensables à tout État capitaliste, ne serait-ce que pour peser dans les rapports de force internationaux, garantir l’inviolabilité de la propriété privée et faire respecter sa loi. Ainsi, contrairement aux prétentions des ultralibéraux, « la main droite de l’État », pour reprendre la formule de Pierre Bourdieu, a joué un rôle important dans toute l’histoire du capitalisme. Elle tend aujourd’hui encore à renforcer sa poigne, notamment avec l’augmentation massive des budgets militaires.
Selon un rapport du Sénat français, datant du 24 juillet 2002, les effectifs cumulés de la police nationale et de la gendarmerie ont crû de 105 %, de 1960 à 2007 (estimation), alors que la population n’a augmenté dans le même temps que de 38 %. En ce qui concerne « la défense », la hausse considérable des budgets de la plupart des pays européens à l’horizon 2030 est plus significative encore. Toujours en France, en 2026, le budget annoncé pour la défense va dépasser celui de l’éducation nationale, si l’on ne tient pas compte des pensions versées au personnel enseignant retraité.
Cela dit, « la main gauche de l’État », avant tout l’enseignement public, la santé publique et les services sociaux, a joué et joue toujours un rôle essentiel dans la reproduction de la force de travail et de la société capitaliste dans son ensemble. En particulier, dans les décennies qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale. Du début des années 1950 à la fin des années 1970, le développement de l’enseignement secondaire, technique et supérieur, a répondu à une demande générale du patronat des pays de l’OCDE. Ceci est vrai en partie aussi de la santé publique et des services sociaux, comme le logement social, prioritairement en vue d’étayer un « compromis social-démocrate » avec les appareils des partis et des syndicats du monde du travail.

Toutefois, la situation a commencé à changer dans les années 1980 et 1990, avec la mise en œuvre de politiques néolibérales de privatisation progressive de secteurs importants des services publics, notamment dans les domaines de l’eau, de l’énergie, des transports, des télécommunications, de la poste, etc. Ces secteurs, qui avaient nécessité d’énormes investissements publics dans les décennies d’après-guerre, devenaient en effet des champs d’investissement rentables pour le capital.
En dépit de l’externalisation de certains services et d’une place croissante accordée aux logiques marchandes, à la concurrence entre établissements et aux cliniques privées, le même trend a rencontré une résistance sociale beaucoup plus forte dans le secteur de la santé publique. Les États se donc surtout efforcés de réduire son financement en mettant ses établissement en concurrence, en externalisant certaines tâches et en exerçant une pression croissante sur ses personnels et sur la socialisation de ses coûts.
Depuis la « grande récession » qui a commencé en 2007-2008, certains économistes estiment que nous sommes rentrés dans une période de « stagnation séculaire », marquée par une très faible croissance économique et un fort déclin des investissements productifs à long terme.

Dans ce nouveau cadre, une offensive massive est engagée par la plupart des États contre les services publics, qui constitue l’un des fondements actuels du rapprochement de la droite néolibérale et de l’extrême droite. Cette dernière s’efforce en effet de justifier des politiques d’économie budgétaire auprès de son électorat des milieux populaires en prétextant de façon mensongère les « abus » des personnes issues de la migration, mais aussi des personnes « assistées », et en favorisant la désolidarisation du monde du travail.
Comment riposter?
Au cœur de la défense d’un projet socialiste, féministe et écologiste
Non sans raison, certains historiens et économistes ont rapproché la politique de privatisation des services publics par le capitalisme néolibéral de celle des communs — c’est-à-dire de certaines terres, forêts, pâtures, eaux, pêcheries, etc. — du XVe au XVIIIe siècles et au-delà, qui a livré les populations paysannes à la misère, les forçant à vendre leur force de travail à vil prix au capitalisme industriel naissant. En effet, la distribution de services et de prestations subventionnées — partiellement ou totalement hors marché — c’est-à-dire sans relation immédiate avec le pouvoir d’achat de leurs bénéficiaires, rompt en partie avec la logique du capitalisme.
Or, il y a trois ordres de raisons pour lesquelles l’enseignement, la santé et les soins aux personnes ne peuvent pas être totalement rentabilisés sur un mode capitaliste. Premièrement, ils répondent toujours à un besoin essentiel de la production capitaliste — celui de reproduire une force de travail adaptée à ses besoins —, même s’ils peuvent être considérablement redimensionnés. Deuxièmement, il est difficile d’y réaliser des gains de productivité, parce qu’ils exigent des interactions répétées, souvent de longue haleine, avec les personnes concernées, qui nécessitent un personnel compétent en nombre suffisant. Enfin, parce que leur réduction suscite des résistances sociales importantes. C’est aussi la raison pour laquelle la défense des conditions de travail de ses personnels, ainsi que la réponse aux besoins de la population constituent aujourd’hui un enjeu politique essentiel.

Bien qu’obligés de vendre leur force de travail comme les autres salarié·es, les employé·es des services publics à la personne se sont aussi toujours opposés plus fortement aux logiques productivistes, fondamentalement parce que la qualité des services qu’ils-elles prodiguent est la seule garantie de leur efficacité. Par exemple, la résistance d’une partie du corps enseignant à l’introduction des écrans dans les premiers degrés du primaire se fonde sur la reconnaissance de l’importance des interactions humaines pour l’acquisition de certaines facultés essentielles. Ensuite, parce que ce personnel est au contact direct des besoins des populations, auxquels il s’efforce de répondre. Enfin, parce que son patron est par définition une collectivité publique, nécessairement beaucoup plus sensible aux rapports de force politiques qu’il peut développer en lien avec les usager·es.
En raison de cette problématique incontournable, les politiques d’austérité budgétaires visent nécessairement à renvoyer une partie des tâches d’éducation et de « care » à la sphère familiale, où elles sont en grande partie laissées à la charge des femmes. Or, il se trouve — et ce n’est nullement un hasard — qu’elles sont aussi assumées en majorité par des femmes dans la sphère publique. Leur valeur essentielle, qui a été perçue par de larges secteurs de la population durant la brève « éclipse » de la Covid, représente donc un enjeu politique central pour la gauche et le mouvement féministe. Au sein de la famille, il passe par une réduction massive du temps de travail salarié, dont plusieurs études montrent qu’elle favorise le partage des tâches domestiques, d’éducation et de soin entre les hommes et les femmes. Au sein de la société, il passe par la revalorisation des professions de l’enseignement, de la santé et du social.
C’est l’optique défendue par Cinzia Aruzza, Tithy Bhattacharya et Nancy Fraser, dans Pour un féminisme des 99 % — Un manifeste (La Découverte, 2019), dont la 5e thèse affirme que « l’oppression de genre dans les sociétés capitalistes s’ancre dans la subordination de la reproduction sociale à la production de profits ».

Ainsi, la reproduction de la vie sociale, dans tous les sens du terme, a-t-elle été subordonnée à la recherche absolument prioritaire du profit privé, et, pour cela, systématiquement dévalorisée, que ce soit dans la sphère familiale ou dans la sphère publique. C’est pour cette raison, d’ailleurs, qu’elle a été assignée aux femmes, et, parmi elles, aux plus opprimées d’entre elles, celles du Sud global, pour ses tâches les plus éprouvantes — celles des aides de ménage, notamment, souvent accomplies par des immigrées racisées et sans statut légal.
Au contraire, une perspective socialiste, féministe, antiraciste et écologiste, implique précisément l’inverse, soit la revalorisation massive des fonctions de reproduction sociales et le rétablissement d’un rapport métabolique harmonieux entre l’humanité et son environnement naturel. Partant de là, elle implique une planification démocratique de la production afin de satisfaire les besoins essentiels de l’humanité, ce qui signifie une réorientation et un redimensionnement de la production matérielle et son partage plus équitable, en même temps qu’un essor beaucoup plus important des activités contribuant à la reproduction d’une société « où le libre développement de chacune et chacun soit la condition du développement de toutes et tous ».






