Le Parti socialiste portugais semblait autrefois être un modèle pour le centre gauche européen. Il gagnait en popularité, alors que ses partis frères étaient en déclin. Pourtant, les élections de cette année ont été marquées par sa défaite écrasante, le groupe d’extrême droite Chega passant même devant lui dans les urnes. Par ailleurs, la gauche combative s’est littéralement effondrée.
L’expérience portugaise invite à aborder les questions de pouvoir et de gouvernement d’une façon différente. Il y a dix ans, le leader socialiste portugais António Costa avait formé un gouvernement avec le soutien de deux partis de la gauche combative, le Bloc de gauche et le Parti communiste (PCP). Ce gouvernement semblait être une réussite pour le centre gauche européen, à une époque où la plupart de ses partis perdaient du terrain. Le Portugal se distinguait également comme l’un des rares pays d’Europe occidentale où l’extrême droite demeurait une force marginale.
Le parti de Costa a amélioré son score électoral en 2019, et lors des élections de 2022, les socialistes ont même obtenu la majorité absolue au parlement. Mais Costa a démissionné de son poste de Premier ministre à la fin de l’année suivante, et son parti a perdu le pouvoir après la quatrième élection générale en moins de dix ans. Cette année, la dernière élection a débouché sur désastre pour le Parti socialiste et la gauche combative. Avec 23 % des voix, les socialistes se sont retrouvés derrière le parti d’extrême droite Chega, désormais la deuxième force du parlement. Et les voix combinées du Bloc de gauche et du Parti communiste représentent moins du tiers de leur score de 2015.
Daniel Finn, pour la revue états-unienne Jacobin, s’est entretenu avec Catarina Príncipe à propos cette dernière décennie dans la politique portugaise.
Daniel Finn: Lors des élections de 2015, quel avait été l’impact de la crise de la zone euro et des programmes de la troïka (Commission européenne, Banque centrale européenne et FMI, NDT) sur la société et la politique portugaises ?
Catarina Príncipe: Il faut commencer par la crise financière de 2007-2008. Le Portugal était alors dirigé par un gouvernement socialiste avec José Sócrates comme Premier ministre. Des programmes d’ajustement ont été mis en place sous la forme de sauvetages bancaires, de réductions salariales et de coupes modestes, mais régulières dans les services sociaux. En même temps, et cela était clairement dû aux directives européennes, les investissements publics ont connu une forte augmentation, comme une sorte de réponse keynésienne à la crise.
Vers 2010, pour des raisons à la fois politiques et économiques, cette structure n’était plus tenable : d’une part, parce que la dette publique augmentait ; d’autre part, parce que les directives de l’UE avaient pris fin. Les banques allemandes avaient besoin d’être refinancées. En même temps, il y avait beaucoup de tensions sur la scène politique portugaise. Le parlement a fini par adopter une motion de censure et le gouvernement est tombé en 2011.
Les deux grands partis au Portugal étaient les sociaux-démocrates et les socialistes, c’est-à-dire le centre droit et le centre gauche. Les partis portugais ont tendance à avoir des dénominations de gauche, car ils ont tous été créés pendant le processus révolutionnaire de 1974-1975. Le centre gauche, le centre droit et un troisième parti, les conservateurs chrétiens avaient déjà signé le mémorandum avec la troïka. La droite a remporté les élections de 2011 dans un contexte où le mémorandum allait donc déjà être appliqué.
L’austérité était présentée comme une situation exceptionnelle, un moment politique particulier qui nécessitait différentes mesures différentes à appliquer pendant la phase de crise, telles que des politiques sévères de baisse de la rémunération du travail et des réductions importantes des dépenses sociales. Le contexte des élections de 2015 était donc marqué par l’appauvrissement de la majorité des travailleur·euses et des retraité·es, l’augmentation des impôts indirects et directs, et la privatisation des biens et services publics, ainsi que de nombreuses entreprises stratégiques.
Il y a eu une attaque ouverte contre le droit du travail, les négociations collectives ayant pratiquement disparu. Par certaines mesures, comme la suppression de jours fériés ou l’augmentation du temps de travail — qui a été annulée par la Cour constitutionnelle du Portugal — le gouvernement de droite est allé plus loin que ce que la troïka exigeait.
L’austérité a joué aussi un rôle dans l’imposition d’une dynamique sociale plus conservatrice. Le Portugal a dû mobiliser, non plus l’État providence, mais la société providence, c’est-à-dire la famille providence. En raison de toutes les coupes budgétaires et de la forte hausse du chômage, plusieurs générations vivaient sous le même toit et dépendaient d’un seul revenu familial, les grands-parents subvenant aux besoins de leurs enfants et petits-enfants. Cela a entraîné une conception plus conservatrice des rôles sociaux et déchiré le tissu social, rendant les gens plus vulnérables et plus dépendants.
La Grèce a connu une expérience très similaire à celle du Portugal, mais à une échelle plus dure et à un rythme plus rapide. Je pense que cela s’explique pour une raison très spécifique, sa capacité de mobilisation contre l’austérité. En Grèce, les mouvements sociaux ont pris beaucoup d’ampleur et ont fini par porter un parti de gauche au gouvernement (avec toutes les limites et les difficultés qui ont suivi). Au Portugal, nous n’avons pas connu ce genre de soulèvement.
Il y a eu quelques mobilisations très importantes, mais elles n’ont pas réussi à déboucher sur quelque chose de plus durable et de plus ancré. Ce n’était pas parce qu’il n’y avait pas de partis de gauche — le Bloc de gauche et le Parti communiste portugais ont tous deux été très actifs dans ces mobilisations —, mais plutôt parce que nous n’avions pas le même degré d’organisation dans les communautés et sur les lieux de travail que celui que l’on pouvait trouver dans la société grecque.
Lorsque le premier gouvernement socialiste de Costa a été formé, après les élections de 2015, comment s’est faite l’entente avec les partis de gauche combative ? Quelles mesures ont été incluses dans l’accord gouvernemental et lesquelles en ont été exclues ?
Le Portugal a toujours joué le rôle du « bon élève » de la zone euro — Angela Merkel l’a répété à maintes reprises — parce que nous n’avions pas le même degré de mobilisation sociale et que nous n’avons pas produit de parti anti-austérité de la même envergure que Syriza en Grèce. En conséquence, la Banque centrale européenne (BCE) a accordé au Portugal certaines formes d’aide qu’elle n’a pas accordées à la Grèce.
Un exemple important a été le programme d’achat de titres du secteur public, qui a permis à la BCE d’acheter directement des obligations de la dette portugaise. C’était une mesure que la Grèce avait demandée et qui n’était en principe pas autorisée, selon les règles de la BCE. Pourtant, le Portugal a eu accès à ce programme — en fait, il a été spécialement conçu pour le Portugal. La troïka a aidé le Portugal d’une manière qu’elle n’avait pas envisagée pour la Grèce, et cela lui a permis de passer le test de la troïka, si bien que son gouvernement n’a pas eu à solliciter un deuxième plan de sauvetage.
Tel était le contexte des élections de 2015. Le discours était le suivant : « Si vous êtes prêts à faire des sacrifices, cela en vaut la peine au final, car nous sommes désormais sortis du programme de sauvetage ». Un mantra était constamment répété : « Le Portugal n’est pas la Grèce, le Portugal n’est pas la Grèce ». Cela s’est produit quelques mois seulement après que Syriza a été contraint d’accepter un programme d’austérité encore plus sévère.
« La Banque centrale européenne
a accordé au Portugal une aide
qu’elle n’a pas accordée
à la Grèce… »
Le Parti socialiste n’a pas remporté les élections : il est arrivé en deuxième position en termes de suffrages, derrière l’alliance de droite entre les sociaux-démocrates et les conservateurs chrétiens. Mais dans le système parlementaire portugais, nous n’élisons pas un Premier ministre, nous élisons un parlement composé de différents partis, qui forme ensuite un gouvernement. Pour la première fois depuis la révolution, le Parti socialiste et les partis de la gauche combative disposaient d’une majorité parlementaire. Si les socialistes, le Parti communiste et le Bloc de gauche parvenaient à s’entendre, ils pouvaient former un gouvernement stable.
L’accord gouvernemental s’inscrivait dans une approche tactique du Bloc de gauche et du Parti communiste. Pendant la campagne électorale, les partis de gauche ont mis les socialistes au défi en déclarant que s’ils acceptaient de mettre en œuvre certaines politiques, la gauche soutiendrait un gouvernement dirigé par les socialistes. Ils ont proposé un certain nombre de mesures, telles que l’annulation des coupes dans les dépenses publiques, le rétablissement des jours fériés nationaux et l’augmentation du salaire minimum.
Ces propositions devaient servir de point de départ aux négociations, mais elles ont fini par en devenir la conclusion. L’accord avec le Parti socialiste a mis de côté toutes les mesures fondamentales des programmes politiques du Bloc de gauche et du PCP, déléguant des questions, telles que la réforme du droit du travail et la restructuration de la dette publique à des groupes de travail qui n’ont abouti à aucun résultat au cours des quatre années suivantes.
De plus, cet accord devait durer un an, mais il est devenu la base de référence pour les quatre années suivantes. Les mesures proposées par les partis de gauche n’ont pas été mises en œuvre en l’espace d’un an, comme cela était initialement prévu. Elles ont été mises en œuvre sur quatre ans (et pas dans leur intégralité). Les deux partis ont accepté de voter pour António Costa comme Premier ministre et de soutenir les budgets de son gouvernement, mais ils n’ont pas occupé de postes au sein de son cabinet.
Cet accord a duré toute la législature, jusqu’aux élections suivantes de 2019. Comment résumerais-tu le bilan global du premier gouvernement Costa ? Quelles ont été les différences ou les continuités avec les gouvernements précédents, et quelle a été la relation entre les socialistes et la gauche combative ?
Je commencerai par la dernière question concernant les relations du PS sur sa gauche. Pendant les négociations, puis, tout au long de législature, les deux partis de la gauche combative n’ont jamais négocié ni discuté entre eux, ils ont uniquement communiqué avec le Parti socialiste. Cela a permis aux socialistes de contrôler la plupart des informations, tandis que leurs partenaires n’ont jamais discuté ni débattu collectivement de la manière dont ils pouvaient traiter avec Costa.
Si ce gouvernement a mis fin au processus d’appauvrissement effréné, j’ai du mal à dire qu’il a complètement rompu avec la dynamique d’austérité, si l’on entend par austérité non seulement une forme de discipline budgétaire, mais aussi la libéralisation du marché du travail et le recul des capacités de l’État. Il n’y a pas non plus eu de rupture concrète entre cette expérience du Parti socialiste au pouvoir avec le soutien de la gauche combative et les exemples précédents des socialistes gouvernant seuls.
« Les deux partis de la gauche combative
n’ont jamais négocié ni dialogué entre eux,
ils ne communiquaient qu’avec
le Parti socialiste »
Si l’on examine le bilan du gouvernement sur quatre ans, il a effectivement pris des mesures, telles que la restauration de la valeur des retraites et d’une partie du système d’imposition progressive. Mais dans le même temps, les taux d’investissement public ont atteint des niveaux historiquement bas et les lois du travail imposées par la troïka sont restées pratiquement inchangées. Les conditions de travail précaires continuaient de se multiplier, malgré quelques programmes modestes dans ce domaine. Les négociations collectives étaient toujours en recul et les services publics, tels que la santé et l’éducation, continuaient de s’effondrer en raison d’un sous-financement total.
Bien que la privatisation de la TAP, la compagnie aérienne nationale portugaise, ait été annulée, les services postaux sont restés entre les mains du secteur privé, tout comme le secteur de l’énergie. Pendant la crise, l’une des plus grandes banques portugaises s’est effondrée et l’État l’a renflouée, mais il n’y a eu aucune discussion sur la mise en place d’un contrôle public du secteur bancaire, ou du moins des banques qui avaient été renflouées. De plus, la question de la dette, qui était l’un des sujets politiques les plus importants pour toute l’Europe du Sud pendant cette période, a disparu de l’agenda public.
Je dirais qu’il y a eu une rupture avec l’austérité et le programme de la troïka dans une certaine mesure, mais qu’il n’y a pas eu de rupture avec le social-libéralisme du Parti socialiste d’avant 2008. Cela montre la faiblesse du Bloc de gauche et du Parti communiste dans leur façon d’aborder cet accord et cette structure de négociation.
Lors des élections de 2019, d’une manière générale, on peut dire que les voix en faveur du Parti socialiste ont augmenté de manière assez significative, que celles en faveur du Bloc de gauche sont restées plus ou moins au même niveau qu’en 2015, tandis que celles en faveur des communistes ont diminué. À ton avis pourquoi ?
Je pense qu’il faut revenir sur les élections précédentes, qui se sont déroulées dans un contexte de « pasokification », c’est-à-dire de déclin des partis sociaux-démocrates traditionnels en Europe. Le Parti socialiste portugais a fait preuve d’une grande habileté dans son approche. Compte tenu de la composition du parlement de 2015, il aurait pu opter pour une grande coalition, mais la négociation avec les partis situés sur sa gauche était la seule qui lui permettrait de survivre, car s’il s’était associé à la droite portugaise, qui venait d’imposer l’accord de la troïka, il aurait subi le même sort que ses organisations sœurs à travers l’Europe.
Je ne veux pas être trop déterministe à ce sujet, mais je pense que c’était leur lecture de la situation. Le Parti socialiste a été très habile en courtisant sa gauche, et celle-ci n’a pas su comment manœuvrer dans cette situation. À l’époque, j’estimais que le Bloc de gauche et le Parti communiste auraient pu pousser l’accord beaucoup plus loin. En 2019, ils ont commencé à ressentir les effets de cette étreinte dont ils ne pouvaient se dégager.
« Le Parti socialiste a été très habile
en courtisant sa gauche,
et celle-ci n’a pas su comment
manœuvrer dans cette situation. »
Les socialistes ont alors recommencé à progresser, et les partis sur leur gauche se sont retrouvés pris dans une dynamique étrange, où ils essayaient de faire valoir que, si quelque chose de positif s’était produit au cours de ces quatre années, c’était grâce à eux, et que, si quelque chose de négatif s’était produit, c’était parce que la gauche n’était pas assez forte. Cela ne collait pas très bien avec les sentiments de l’électorat.
En 2019, la différence entre le Bloc de gauche et les communistes était principalement une question de stratégie de communication. Le Bloc de gauche a mieux su tirer parti des modestes avancées des quatre dernières années que le PCP. Dans le même temps, il existait une différence fondamentale entre les bases électorales des deux partis. La base communiste était beaucoup plus idéologique que celle du Bloc de gauche, de sorte que le sentiment de malaise à l’égard de cet arrangement parlementaire s’y est installé plus tôt.
Lors du second mandat de Costa, cet arrangement bricolé a finalement pris fin officiellement en 2021. Le Bloc de gauche a invoqué l’échec de la réforme du droit du travail comme point de divergence majeure. On peut ici tenter un parallèle avec l’Espagne : contrairement au Portugal, Unidas Podemos a insisté pour occuper des postes ministériels au lieu de soutenir le gouvernement [de Pedro] Sánchez de l’extérieur, et Yolanda Díaz a pris le poste de ministre du Travail parce qu’elle voulait mener à bien la réforme du droit du travail. Cependant, elle a également subi des pressions pour en atténuer le contenu.
En Espagne comme au Portugal, il s’agissait de rétablir les droits dont bénéficiaient les travailleurs·euses avant la grande récession enclenchée en 2007-2008. Il ne s’agissait donc pas d’une réforme structurelle anticapitaliste révolutionnaire, mais de droits parfaitement compatibles avec le fonctionnement du capitalisme portugais ou espagnol avant 2008. Pourtant, cela semblait encore trop. Selon toi, quelle a été la signification de ce moment, et comment le choix du Bloc de gauche et des communistes de retirer leur soutien a-t-il conduit aux élections anticipées de 2022 ?
L’expérience portugaise s’est révélée être une nouvelle façon d’aborder les questions de pouvoir et de gouvernement. La gauche combative n’a pas remporté les élections et n’a pas dirigé le gouvernement, comme en Grèce, ni n’est entrée au gouvernement en tant que partenaire minoritaire, comme en Espagne. L’idée était que soutenir un gouvernement au parlement sans occuper de poste ministériel donnait plus de liberté, car on n’était pas lié par un programme.
Cependant, cela n’a pas fonctionné comme ça dans la pratique, parce que la gauche combative a perdu sa capacité de manœuvre sur certaines questions centrales. Celles-ci ont été mises de côté, tandis que, dans le même temps, elle n’a pas su tirer parti des aspects positifs qui se sont produits. Je pense que c’est la conclusion à laquelle les deux partis sont arrivés après quatre ans.
Il y a un autre point que je soulignerais par rapport à l’Espagne. Dès sa création, Podemos était un type de parti différent par rapport au PCP ou au Bloc de gauche. Dès le départ, Podemos était un parti qui voulait gouverner, avec beaucoup moins de scrupules politiques. Quoiqu’on puisse dire du populisme de gauche, la manière dont Podemos était prêt à négocier avec le PSOE (Parti socialiste ouvrier espagnol) reflétait une compréhension stratégique très différente de celle des partis portugais. Cela s’est avéré important au moment où de telles décisions devaient être prises.
« L’expérience portugaise
s’est révélée être une nouvelle
façon d’aborder les questions
de pouvoir et de gouvernement. »
Lorsque la rupture avec Costa s’est finalement produite, ni le PCP ni le Bloc de gauche n’avaient de ligne rouge claire quant au moment et à la manière de rompre l’accord. Ils n’étaient pas en conversation l’un avec l’autre. Ce qui restait du mouvement syndical au Portugal était encore très lié politiquement au PCP, ce qui signifie que, pendant ces quatre années, le mouvement syndical a été très discret.
Les partis de la gauche combative ont commencé à comprendre qu’il s’agissait d’une situation perdant-perdant. Pour être honnête, les raisons qu’ils ont invoquées pour justifier la rupture finale étaient présentes dès le début. Les deux partis avaient convenu, en 2015, de confier la question du droit du travail portugais à un groupe de travail. Ils n’en ont jamais fait une question centrale, ce qu’elle aurait dû être. C’était l’accord qu’ils avaient signé.
Une autre raison était le sous-financement du système national de santé. Là encore, les partis de la gauche combative avaient voté une série de budgets annuels de l’État qui ne prévoyaient aucun investissement public réel pour l’État social. Il n’y avait pas eu de débat adéquat au sein de la gauche sur la manière de gérer cette situation, et après six ans, il n’était plus possible de continuer. Mais une fois arrivé à ce stade, il était déjà trop tard, comme l’ont confirmé les résultats des années suivantes.
Qu’est-ce qui s’est passé en termes de mobilisation sociale à partir de 2015, si l’on sort du domaine de la politique institutionnelle ? La société était-elle relativement calme pendant ces années ?
Pour être honnête, il ne s’est pas passé grand-chose. Pendant les années de la troïka, nous avons connu quelques moments importants de mobilisation. Il y a une différence entre un moment et un mouvement : en Grèce et en Espagne, l’énergie s’est accumulée au fil du temps, tandis qu’au Portugal, nous avons connu des moments d’indignation avec de très grandes manifestations, mais celles-ci se sont ensuite estompées.
Cela s’est reproduit en 2015. Tout d’abord, nous n’avons pas connu le même degré de mobilisation, car le gouvernement Costa était considéré comme une sorte de revanche après le gouvernement d’austérité de droite qui l’avait précédé. En soutenant le gouvernement, les partis de la gauche combative ont contribué à cette lecture. Cela explique en partie pourquoi il n’y a pas eu de nouveaux mouvements. Il y avait également un sentiment de lassitude et de désespoir lié à l’expérience de l’austérité.
« Il existe aujourd’hui
de nouveaux mouvements sociaux
qui ont vu le jour vers 2022
et qui se concentrent principalement
sur la question du logement. »
Cela dit, il existe aujourd’hui de nouveaux mouvements sociaux qui ont vu le jour vers 2022 et qui se concentrent principalement sur la question du logement. Il existe également de nouveaux mouvements contre le racisme qui ont réussi à faire le lien entre différentes questions : par exemple, en reliant la question du logement à l’expérience des communautés racialisées qui vivent dans des ghettos. Nous ne sommes pas dans une situation où rien ne se passe : il y a eu un moment où très peu de choses se sont passées, mais maintenant, les mobilisations reprennent.
En 2022, des élections anticipées ont eu lieu et les socialistes ont remporté la majorité absolue au parlement. Cela semblait être un moment de triomphe pour Costa, considéré comme le leader le plus brillant du centre gauche en Europe occidentale. Pourtant, à la fin de l’année suivante, il a démissionné de son poste de Premier ministre après un scandale de corruption très trouble, dans lequel les procureurs semblaient avoir confondu Costa avec un autre homme politique portant un nom similaire.
Lorsque le Parti socialiste a remporté la majorité absolue en 2022, les craintes concernant l’emprise de la gauche sont devenues réalité. Le scandale qui a conduit à la chute de Costa est difficile à expliquer.
Le parquet avait enregistré des conversations téléphoniques entre des ministres du gouvernement qui auraient été impliqués dans des affaires de corruption liées à des concessions minières de lithium dans les mines de Romano (Montalegre) et Barroso (Boticas), à un projet de centrale électrique à hydrogène à Sines et à la construction d’un centre de données. Le parquet a envoyé un avertissement au Premier ministre, l’informant qu’il allait faire l’objet d’une enquête pour corruption dans cette affaire impliquant son ministre de l’Environnement et un membre de son cabinet.
Il s’est avéré, quelques semaines plus tard, que l’individu nommé « António Costa » dans ces enregistrements de conversations n’était pas le chef du gouvernement, mais une autre personne. Si vous connaissez un peu le Portugal, vous savez que ces deux noms, António et Costa, sont parmi les plus courants du pays. C’était le scandale, ou plutôt le non-scandale. L’enquête s’est poursuivie pour déterminer s’il y avait eu corruption dans cette affaire, mais je suis pratiquement certaine que le Premier ministre n’était pas impliqué.
Le fait qu’il ait démissionné à ce moment-là, alors qu’il disposait d’une majorité absolue au Parlement, est pour moi une question intéressante. Le Parti socialiste était sur la voie de la reprise d’une manière que beaucoup de gens considéraient comme impossible en 2015, lorsqu’il n’avait pas réussi à battre les partis de droite aux élections, et encore moins à obtenir une majorité.
Plusieurs facteurs pourraient expliquer la décision de Costa de démissionner. L’une d’elles, c’est qu’après sept ans au pouvoir, son bilan était mitigé. Il est clair que les électeur·trices continuaient à voter pour lui. Mais votaient-ils pour Costa parce qu’ils voulaient toujours qu’il soit Premier ministre, parce qu’ils voulaient que son parti gouverne, ou parce que la situation particulière du parti de centre droit favorisait un vote tactique ?
« Le Parti socialiste était
sur la voie de la reprise,
ce que beaucoup de gens
ne pensaient pas possible en 2015. »
Le leader des sociaux-démocrates (centre droit) avait déclaré qu’il n’aurait aucun problème à négocier un accord gouvernemental avec Chega, le parti d’extrême droite, qui est entré au parlement pour la première fois en 2019. Cela a incité certains électeur·trices à voter tactiquement pour le Parti socialiste, y compris de nombreuses personnes qui auraient autrement voté pour le PCP ou le Bloc de gauche.
De plus, ce sont les partis de gauche qui ont décidé de mettre fin à l’accord bricolé de 2015 avec les socialistes, ce qui leur a valu d’être tenus pour responsables par ceux qui considéraient cet accord comme une expérience positive après des années d’austérité sous la troïka. Si l’on examine les mesures spécifiques proposées par la gauche combative pour les élections de 2022, elles ne différaient pas beaucoup de celles proposées par le Parti socialiste.
Parallèlement, la presse portugaise semblait publier chaque jour un nouveau scandale (qui n’en était pas un) ou un nouvel épisode de corruption (qui n’avait finalement aucun lien avec le Parti socialiste). Il y avait clairement un sentiment de lassitude à l’égard d’António Costa, qu’il aurait eu du mal à contourner. Dans le même temps, des rumeurs circulaient déjà selon lesquelles un poste lui serait peut-être réservé en Europe.
Il faut également mentionner le rôle d’une personnalité importante, souvent négligée, le président portugais. Depuis 2016, le président était Marcelo Rebelo de Sousa, issu du Parti social-démocrate. Rebelo de Sousa a une forte présence en tant que personnalité politique. Il était très fier d’être celui qui avait assuré la stabilité du gouvernement Costa, appelant quotidiennement les chefs de parti pendant les années de crise.
Au moment où Costa a démissionné, il aurait pu nommer un nouveau Premier ministre issu du Parti socialiste, qui disposait d’une majorité absolue. Mais il a choisi de ne pas le faire. Je pense que Costa a démissionné parce qu’il savait qu’il n’était pas coupable des accusations portées contre lui, et que le président a accepté sa démission parce qu’il entrait dans les dernières années de son propre mandat et qu’il voulait terminer son mandat de président avec un gouvernement de centre droit en place.
C’est un autre domaine où il est intéressant de faire une comparaison avec l’Espagne. Le gouvernement Sánchez a fait l’objet de diverses accusations de la part de certains secteurs du pouvoir judiciaire. Certaines des allégations portées contre Sánchez (et contre son épouse en particulier) étaient manifestement fausses et partisanes.
Au cours des derniers mois, un scandale beaucoup plus crédible a éclaté, impliquant non pas Sánchez lui-même, mais certains de ses alliés politiques. Tout au long de cette affaire, il est apparu clairement que le pouvoir judiciaire espagnol était fortement partisan et politisé, mais à des degrés différents selon les tribunaux. Le système judiciaire portugais a-t-il également un passé de partialité ? Aurait-il été plus surprenant que le parquet portugais ait eu une quelconque intention cachée ?
Le pouvoir judiciaire espagnol est traditionnellement plus ouvertement partisan et de droite qu’au Portugal. Cela est lié à la manière dont les nouveaux États démocratiques se sont formés dans les années 1970 : en Espagne par une transition venue d’en haut, au Portugal par une révolution. Au cours des dernières années, cependant, le système judiciaire portugais a clairement connu des changements.
« Le système judiciaire espagnol est traditionnellement plus ouvertement
partisan et plus à droite que
le système portugais. »
Pendant un certain temps, Costa a eu une ministre de la Justice qui a tenté d’aborder ce sujet, mais elle a été complètement mise à l’écart. Si l’on examine certains des principaux juges des tribunaux dotés de pouvoirs de décision — par exemple, pour décider d’ouvrir ou non une enquête sur le Premier ministre —, ils sont clairement et ouvertement beaucoup plus à droite. On assiste également à une augmentation des poursuites contre les militants politiques de gauche. Cela correspond tout à fait à l’évolution politique qui s’opère avec la montée de l’extrême droite.
La crise du logement au Portugal est devenue l’un des enjeux majeurs de ces dernières années, avec des parallèles évidents avec l’évolution de la situation dans d’autres pays, de l’Espagne à l’Irlande. Comment la situation actuelle s’est-elle mise en place et y a-t-il eu des tentatives sérieuses pour atténuer la crise ?
Le Portugal est l’un des pays européens où la part du logement public est la plus faible, avec 2 %. C’est le résultat d’un choix très important qui a été fait, d’abord sous le fascisme, puis sous le régime démocratique, sur la base de l’idée que, si l’on construit des logements bon marché et abordables pour les travailleur·euses, cela changera leur identité. Si vous êtes un travailleur, mais aussi un propriétaire, vous serez moins enclin à soutenir le Parti communiste, par exemple.
Cette idée de posséder sa propre maison est une ligne qui s’est poursuivie, du fascisme à la démocratie. Lorsque la révolution a eu lieu, une partie de ce discours a changé. Mais en même temps, le Portugal était un pays avec un niveau de pauvreté très élevé. Beaucoup de gens vivaient dans des bidonvilles, il y avait donc un besoin urgent de résoudre la question du logement.
Elle a été résolue de trois manières différentes. La première, qui était malheureusement la moins importante, consistait à créer des coopératives de logement. La deuxième consistait à construire ce que nous appelons des logements sociaux de faible qualité, destinés uniquement aux familles très pauvres. La troisième, qui était de loin la plus importante, consistait en des programmes publics-privés qui utilisaient les fonds structurels européens pour soutenir les entreprises de construction.
Cela a également nécessité le développement d’un secteur bancaire (qui était public, au Portugal, jusqu’en 1992). L’accès à ces logements nouvellement construits était toujours fondé sur le crédit. Le Portugal étant un pays de propriétaires plutôt que de locataires depuis la période fasciste, les gens ont tendance à vouloir être propriétaires de leur maison. Le seul programme public sérieux jamais mis en place dans l’histoire moderne du Portugal en matière de logement a été l’octroi d’aides publiques au crédit.
« Le seul programme public sérieux
jamais mis en place dans l’histoire
moderne du Portugal
en matière de logement
a été l’octroi d’aides
publiques au crédit. »
Bien sûr, cela n’est pas suffisant. Cela n’était pas suffisant à l’époque, et cela n’est certainement pas suffisant aujourd’hui. Le boom du tourisme génère une forte pression sur le marché, car les gens transforment leurs maisons en Airbnb. À Lisbonne, des quartiers entiers appartiennent à des fonds d’investissement comme BlackRock.
Il existait également des programmes, tels que les « visas dorés », qui accordaient immédiatement la résidence portugaise aux citoyens étrangers [non européens] qui achetaient une maison de grande valeur. Ce programme a pris fin il y a seulement quelques années, mais il est toujours possible d’obtenir la résidence en investissant, généralement dans des fonds d’investissement, au moins 500 000 euros. Ces deux options permettaient aux titulaires de visas dorés d’accéder immédiatement au marché européen.
En matière de contrôle des loyers, il existe des règles pour ce que nous appelons la location à long terme. Si vous louez une maison pendant une longue période, vous ne pouvez pas passer de 300 € par mois à 900 € par mois, par exemple. Mais si la majorité des locataires sont des jeunes qui débutent dans la vie, ces restrictions sur les augmentations de loyer ne s’appliquent pas.
Lisbonne est aujourd’hui la ville européenne la plus chère pour les locataires par rapport au salaire moyen. Le loyer moyen est de près de 1 500 euros, tandis que le salaire moyen est inférieur à 1 300 euros. C’est une bombe à retardement en termes de conflits sociaux, car les gens sont contraints de quitter leur logement et leur ville. Le nombre de sans-abri a considérablement augmenté, et c’est l’un des arguments utilisés par l’extrême droite pour gagner des soutiens en rejetant la responsabilité de la crise sur les immigré·es.
Après une période où le Portugal se distinguait comme un pays où l’extrême droite n’avait pas de représentation politique nationale, le soutien à Chega n’a cessé de croître, au point que ce parti est désormais la deuxième force du parlement. Comment caractérises-tu cette version portugaise de l’extrême droite, par rapport à certains autres partis d’extrême droite européens ? Quel est le rôle particulier d’André Ventura ?
Chega est un parti très néolibéral. Il attribue à l’État un rôle de vigilance et de contrôle plutôt que de création d’emplois, d’investissement public ou de propriété de secteurs économiques stratégiques. Mais son programme est également élaboré de manière ponctuelle : nous ne pouvons trouver chez lui de fondement idéologique cohérent, ni même de position cohérente sur de nombreux sujets. Il évolue au gré des sujets d’actualité, ce qui est très difficile à gérer pour la gauche.
André Ventura était membre du Parti social-démocrate. Il s’est fait connaître lors des élections locales en menant une campagne sur la communauté gitane de la municipalité, tenant des propos sur les gitans qui n’avaient jamais été exprimés publiquement auparavant. Il a vu une opportunité dans la crise que traversait la droite au Portugal ainsi que dans d’autres pays, et il a saisi cette opportunité. Chega est en quelque sorte son parti à lui seul : même pour les élections locales, son visage figure sur toutes les affiches, aux côtés de ceux des candidats locaux.
Ventura a un parcours intéressant : il a étudié le droit et a même rédigé sa thèse de doctorat sur les droits des migrants. Il a réussi à former une sorte de grande coalition sociale entre une partie de la bourgeoisie portugaise, qui le soutient clairement (les groupes médiatiques, certaines industries à faible valeur ajoutée), les petits commerçants et les personnes désorientées et désespérées. Ce n’est pas vraiment le parti de la classe moyenne éduquée, mais plutôt celui des travailleur·euses qui ont du mal à joindre les deux bouts, combiné à une fraction de la bourgeoisie portugaise.
Cela nous amène aux deux dernières élections de 2024 et 2025. Les deux grands événements de ces élections sont une forte baisse du soutien au Parti socialiste et une forte augmentation du soutien à Chega. Comment expliques-tu ce glissement vers la droite ?
Je pense que les élections de 2024 ont été la continuation de celles de 2022. À l’exception de Livre [Libre ; il s’agit d’un parti progressiste, écologiste et pro-européen, NDT], qui a été le seul parti à gauche de l’échiquier politique à gagner en popularité — les votes pour l’ensemble de la gauche ont diminué. Ces dernières années ont résolu de la pire manière la crise de la droite, car nous nous sommes soudainement retrouvés avec le même nombre de partis à droite qu’à gauche.
Ce n’était pas normal, surtout pour un pays qui sortait d’un processus révolutionnaire avec des dizaines de partis différents qui avaient vu le jour. Chega a fini par être le grand gagnant de cette crise, faisant basculer le centre de gravité de la politique portugaise en général vers la droite, y compris les sociaux-démocrates.
Il existe plusieurs explications différentes à ce résultat. Le contrôle de la gauche radicale par les socialistes a fait que, pour les personnes en colère contre le système politique dans son ensemble, la gauche n’était plus une alternative. Chega et, dans une moindre mesure, Livre étaient les seuls partis qui n’avaient pas participé à des accords gouvernementaux. À un moment où la crise était palpable, cela a joué un rôle important.
Chega a fini par être le grand gagnant
de cette crise, faisant basculer
le centre de gravité de la politique
portugaise vers la droite
Chega avait également la capacité de mobiliser les non-votants traditionnels. Le taux d’abstention au Portugal est très élevé depuis longtemps. En 2019, plus de 51 % des électeur·trices potentiels n’ont pas voté. En 2024, le taux d’abstention est tombé à 40 %, son niveau le plus bas depuis la crise économique. Des études sociologiques indiquent que les jeunes électeurs et électrices se tournent davantage vers l’extrême droite que les générations précédentes.
Les mains liées de la gauche radicale, l’absence de solutions, un sentiment de lassitude à l’égard du Parti socialiste, la position vacillante des sociaux-démocrates et la capacité de Chega à mobiliser des personnes qui n’avaient pas voté auparavant expliquent la montée de l’extrême droite. Bien sûr, il faut également tenir compte de facteurs externes. La droite progresse un peu partout en Europe et aux États-Unis. Mais je ne pense pas que cette tendance internationale suffise à expliquer les changements concrets qui se produisent au Portugal, compte tenu de notre histoire et de la rapidité de cette évolution.
Cette année, le PCP et le Bloc de gauche ont vu leur part d’ensemble des voix réduite à environ 5 %, soit moins d’un tiers de leur soutien combiné en 2015. Ces partis ont-ils engagé une réflexion sur leur avenir ? Ont-ils des plans ou des perspectives de redressement ?
Il y avait une attente infondée pour les élections de cette année, selon laquelle le PCP allait disparaître, tandis que le Bloc de gauche ferait au moins un peu mieux. Cela ne s’est pas produit : les communistes ont obtenu un peu moins de 3 % des voix, tandis que le Bloc de gauche est tombé à 2 %. Cela témoigne de la résilience du PCP — une résilience en déclin, mais une certaine résilience tout de même.
La gauche est désormais réduite à sa plus simple expression. Les personnes qui se trouvent aujourd’hui à gauche sont celles qui voteront pour la gauche quoi qu’il arrive. Le score du Bloc de gauche est inférieur à son niveau de départ en 1999. Nous devons mener une réflexion stratégique approfondie sur ce qu’a signifié l’expérience du Bloc de gauche. À mon avis, ce n’est pas la forme du parti qui est au cœur du problème. C’est plutôt cette expérience spécifique du pouvoir.
Chaque fois que la gauche se rapproche du pouvoir, elle doit faire des choix compliqués. Lorsque l’on perd de vue les formes de rupture et les formes de contre-pouvoir enracinées dans des organisations syndicales et communautaires fortes, c’est ce qui se passe. Soit on se transforme en un parti capable de supplanter les autres, comme Syriza en Grèce, soit on perd le soutien de la population et on se retrouve dans une situation similaire à celle du Bloc de gauche, réduit à 125 000 voix.
Un autre problème, c’est que, lorsque ces débats ont lieu dans le feu de l’action, ils ne sont pas très utiles. C’est un débat qui aurait dû commencer avant que la question ne se pose. Quand ce n’a pas été le cas, cela finit par être très difficile parce que vous naviguez et que vous essayez de survivre.
Nous pouvons souligner certains points importants auxquels la gauche s’est intéressée. La question du logement est sans aucun doute un enjeu majeur : il s’agit d’une crise non résolue qui ne fait qu’empirer. La droite n’a pas de réponse à apporter, car l’idée de construire des logements privés, alors que les prix sont complètement fous, sans aucune forme de contrôle ni de propriété publique, ne va pas résoudre la crise. C’est une question qui pourrait donner à la gauche une certaine marge de manœuvre.
La gauche doit également continuer à chercher une réponse à la question du racisme et de la migration. C’est une question importante à laquelle nous n’étions pas habitués, car nous n’avions pas beaucoup de migrant·es. Pendant des décennies, la plus grande exportation du Portugal était la main-d’œuvre. Nous étions un pays d’émigrant·es, pas d’immigrant·es, mais cela est en train de changer.
« Chaque fois que la gauche
s’approche du pouvoir,
elle doit faire
des choix compliqués. »
Beaucoup de personnes d’horizons très différents viennent s’installer au Portugal. Il y a les « nomades numériques » venus d’Allemagne ou des États-Unis, qui bénéficient d’avantages fiscaux et peuvent payer un logement aux prix actuels, mais qui ont une relation de travail très particulière, car leurs employeurs ne sont pas basés ici. Il y a aussi les travailleur·euses migrants très pauvres et peu qualifiés venus du Bangladesh, du Népal et de certaines anciennes colonies portugaises, qui travaillent principalement dans le secteur de la construction et dans les grandes entreprises agricoles du Sud. Il y a aussi beaucoup de Brésilien·nes, et c’est un groupe moins homogène.
Nous n’avions jamais imaginé auparavant qu’une personne puisse passer à la télévision et blâmer quelqu’un qui porte un turban — c’était nouveau pour nous, et je ne pense pas que nous savions comment réagir. Les questions de migration et de logement se recoupent. Je ne pense pas que nous puissions considérer la migration et le racisme comme une question d’humanisme. C’est une question liée au travail, qui ouvre le débat sur les conditions de travail. C’est ainsi que nous devrions aborder cette question.
Le taux de chômage au Portugal est actuellement très bas, les gens n’ont donc pas l’impression que les immigrant·es viennent leur prendre leur emploi. Ce qui les préoccupe principalement, c’est le coût du logement, ainsi que l’accès aux services sociaux, tels que les soins de santé. L’argument de l’extrême droite est de blâmer l’immigration du fait que les gens n’ont plus les moyens de vivre dans les villes portugaises.
Une fois encore, il n’existe pas de solution marchande à la crise du logement, ce qui ouvre des possibilités. Je ne pense pas que la gauche soit prête pour cela actuellement. Nous venons également de vivre des élections locales en octobre. Ces élections ont toujours été défavorables au Bloc de gauche, car ce parti n’a jamais eu une forte implantation sociale au niveau local. Les communistes, en revanche, ont traditionnellement une base locale beaucoup plus solide.
Cependant, les élections ont été désastreuses pour les deux partis. Le Bloc de gauche a perdu presque tous ses représentant·es locaux. Même dans les localités où le parti s’est présenté en coalition avec d’autres partis, les résultats ont été pires que lors des cycles électoraux précédents. Le PCP a réussi à conserver bon nombre de ses représentant·es, remportant même de nouvelles municipalités, mais il a perdu la plupart de ses bastions historiques.
Quant au Parti socialiste, il a perdu à Lisbonne et à Porto. Ces deux villes seront désormais dirigées par les sociaux-démocrates, vainqueurs des élections locales. Mais le résultat le plus frappant est celui de Chega. Le parti n’a pas atteint le seuil qu’il s’était fixé, mais il a remporté des mairies et il est désormais représenté localement dans tout le pays.
Dans de nombreux endroits, les représentants de Chega feront probablement partie des exécutifs locaux, car la répartition des sièges n’a pas donné la majorité absolue aux deux principaux partis dans nombre de villes. À mon avis, cela montre deux choses : premièrement, que la gauche est en proie à une crise profonde dont on ne voit pas la fin ; et deuxièmement, que le système des partis au Portugal est passé d’un modèle bipartite à un modèle tripartite.
Ensuite, il y aura une élection présidentielle en janvier prochain, donc la conjoncture actuelle est sans cesse dominée par la préparation d’élections. Je ne pense pas qu’il y ait eu encore de débat stratégique sérieux, mais j’espère qu’il y en aura bientôt.
Comment évaluerais-tu les perspectives du modèle économique portugais en termes de croissance et de niveau de vie pour les prochaines années ?
À l’heure actuelle, notre économie repose sur le tourisme, et les économies touristiques sont très volatiles. Il n’y a pas de chômage grâce au secteur des services qui s’est développé pour le tourisme de masse. Il y a dix ans, le tourisme a permis de sortir de l’austérité et a donné à la première équipe gouvernementale de Costa une certaine marge de manœuvre. La crise au Moyen-Orient a poussé les gens à rechercher de nouvelles destinations paisibles et bon marché.
À l’heure actuelle, notre économie
repose sur le tourisme,
et les économies touristiques
sont très volatiles.
Cette touristification de l’économie portugaise a été la principale raison pour laquelle il a été possible d’avoir une croissance sans investissement public. Elle s’inscrit dans un processus historique continu de désindustrialisation, substituant le crédit à la valeur générée par le travail. Aujourd’hui, on assiste à un boom du tourisme et à une nouvelle forme de spécialisation économique dans d’autres secteurs, tels que la construction, la finance et la santé. Beaucoup de gens viennent ici pour la retraite afin de profiter des avantages d’un système de santé publique : il est en ruine, mais il existe toujours, et si vous voulez souscrire une assurance maladie privée, elle est moins chère que dans beaucoup d’autres endroits.
Le faible taux de chômage a permis de maintenir la paix sociale, car les salaires moyens sont bas. Le salaire minimum est inférieur à 900 euros par mois, et de nombreuses personnes dans le secteur des services travaillent pour le salaire minimum ou à peine plus.
La tension monte lorsque les gens ne peuvent plus payer leur logement, mais au moins ils s’en sortent encore — ils peuvent survivre parce qu’ils ont toujours un emploi. Si des signes de récession apparaissent dans des pays comme l’Allemagne, ce sont les pays périphériques de l’UE qui en feront les frais, comme c’est généralement le cas d’une manière ou d’une autre. Dans ces circonstances, les perspectives ne sont pas très bonnes.
Il est difficile d’organiser les personnes travaillant dans les secteurs des services et du tourisme, car elles changent fréquemment d’emploi et ont souvent des contrats de travail précaires. La crise du logement oblige également les gens à déménager, ce qui rend l’organisation communautaire encore plus difficile : lorsque les gens sont déplacés, ils passent plus de temps dans les transports. La perte des racines et des liens avec le lieu où l’on vivait auparavant pose un nouveau problème pour l’organisation communautaire.
Les solutions à ces défis ne sont pas simples, mais elles impliqueraient certainement des logements sociaux et de nouvelles formes de propriété collective. Nous avons également besoin d’une forme de système bancaire public capable d’aider au financement du logement, et nous devons repenser ce que signifie l’investissement public. Que voulons-nous devenir en tant que pays ? Quelles sont nos principales industries et vos principales capacités ?
Le problème, c’est que nous appartenons à l’Union européenne, ce qui limite considérablement nos choix. Cela reste l’une des questions centrales pour la gauche, comme c’était le cas en 2015 pour la Grèce, et nous ne savons toujours pas comment y répondre.
* Cet article a été publié, le 30 octobre 2025, par la revue en ligne Jacobin. Notre traduction. Catarina Príncipe est rédactrice en chef adjointe de Jacobin et coéditrice du livre Europe in Revolt : Mapping the New European Left.






