Avec plus de 50 % des voix, Zohran Mamdani a remporté la mairie de New York après une campagne électorale impressionnante. Diabolisé comme « communiste » par Donald Trump et l’establishment, il a su allier un contact direct avec la population à une efficacité particulière sur les réseaux sociaux. Mais d’où viennent ses idées ? Comment s’inscrivent-elles dans l’histoire du socialisme américain et dans sa propre histoire familiale ?
La campagne réussie de Zohran Mamdani à la mairie de New York a suscité surprise, intérêt et même espoir dans différentes parties du monde. Son charisme personnel, l’accent mis sur le « coût de la vie » et la viabilité (ou non) de son programme de réforme sociale ont été au centre de la plupart des analyses. Mais pour mieux comprendre le phénomène qu’il incarne, il faut se tourner vers deux figures clés : Michael Harrington, fondateur des Socialistes démocrates d’Amérique (DSA), et Mahmood Mamdani, le père de l’élu.
Make America Affordable Again
« Appelez cela démocratie ou socialisme démocratique. Ce que je crois, c’est qu’il doit y avoir une plus grande redistribution des richesses pour tous les enfants de Dieu dans notre pays. » Zohran Mamdani, 34 ans, récite de mémoire cette phrase de Martin Luther King Jr. pour expliquer, dans chaque interview, ce que signifie pour lui le « socialisme démocratique ». Bien qu’il n’ait jamais explicitement embrassé cette étiquette en public, il est bien connu que King s’identifiait en privé à ses idéaux. Mamdani, en revanche, arbore fièrement ce drapeau.
Tout cela ne devrait pas nous surprendre. « À quoi sert d’avoir le droit de s’asseoir au comptoir d’un restaurant, demandait King dans une autre de ses citations les plus célèbres, si vous n’avez pas les moyens de vous acheter un hamburger ? ». Dans Where Do We Go From Here (1967) [Où allons-nous à partir de là], le leader du mouvement des droits civiques a lancé une série de propositions qui sembleraient aujourd’hui utopiques : un revenu annuel garanti, une forte expansion du logement social, un système de santé universel, une réforme de la sacro-sainte Constitution américaine pour garantir l’égalité sociale et économique.
Le programme de Zohran Mamdani pour New York est plus modeste. Tout au long d’une campagne surprenante, qui a conduit ce parfait inconnu, il y a à peine un an, à se faire élire à la tête de la métropole la plus importante du pays (et l’une des plus importantes au monde), il a insisté sur trois mesures directes, simples et étroitement liées aux problèmes économiques des New-Yorkais : le gel des loyers, la gratuité des bus et l’universalité des crèches.
Mamdani évoque également la création d’un réseau de supermarchés municipaux à but non lucratif, la réforme du modèle policier afin de mettre davantage l’accent sur la santé mentale et les soins communautaires, l’augmentation de l’impôt sur les sociétés pour l’aligner sur les 11,5 % pratiqués dans l’État voisin du New Jersey, ou encore l’application d’un impôt fixe de 2 % pour le 1 % des habitants les plus riches de New York. La liste est longue, mais le fil conducteur de son programme est évident : le coût de la vie. « Pendant trop longtemps, la liberté a été un privilège réservé à ceux qui pouvaient se le permettre », a déclaré le candidat lors de son principal meeting de campagne, entouré de Bernie Sanders et d’Alexandria Ocasio-Cortez. « La dignité, c’est la liberté. »
Les réminiscences du populisme économique – au sens américain du terme – de Sanders, qui met en avant l’antagonisme entre la majorité ouvrière et l’élite oligarchique, sont indéniables : Make America Affordable Again [Rendre l’Amérique à nouveau abordable].
Dans l’histoire des Etats-Unis, le populisme a représenté un mouvement politique et social, actif surtout à la fin du XIXᵉ et au début du XXᵉ siècle, qui a cherché à défendre les petits producteurs, ouvriers et classes moyennes contre le pouvoir des grandes entreprises et des banques, des « barons voleurs », tout en promouvant des réformes sociales, économiques et politiques pour accroître la démocratie et la justice sociale (NDT).
Mamdani dit souvent que c’est la première campagne du sénateur du Vermont lors des primaires démocrates, il y a dix ans, qui lui a fourni le « langage du socialisme démocratique » en articulant dans un projet cohérent des idéaux qui, jusqu’alors, n’étaient pour lui que des intuitions dispersées. Mais Mamdani jouit de quelque chose dont Sanders n’a jamais bénéficié : un large soutien parmi les minorités ethniques et une compréhension plus sensible et plus audacieuse du rôle de l’identité dans la vie politique et sociale du pays. Né en Ouganda, d’origine indienne et de confession musulmane, il n’a obtenu la citoyenneté américaine qu’en 2018. Son père, Mahmood Mamdani, est un universitaire né en Inde et de nationalité ougandaise ; sa mère, également d’origine indienne, est la cinéaste Mira Nair.

Mira Nair est une réalisatrice, productrice et scénariste indo‑américaine réputée, issue d’une famille hindoue, née le 15 octobre 1957 à Rourkela (Odisha, Inde). Elle est connue pour ses récits qui traversent les frontières culturelles, où elle parle de l’immigration, de l’identité et de la diaspora. Son premier long‑métrage, Salaam Bombay ! (1988), a remporté la Caméra d’Or au Festival de Cannes et fut nominé aux Oscars. D’autres films notables incluent Mississippi Masala (1991), Monsoon Wedding (2001) et The Namesake (2006) (NDT).
Quoi qu’il en soit, le projet de Mamdani et de l’organisation dont il est issu, le DSA (Democratic Socialists of America), transcende le calendrier électoral et s’inscrit dans une longue lignée de luttes pour la justice sociale et la démocratie économique aux États-Unis.
Des flots d’encre ont coulé sur la biographie éclectique du maire élu, le potentiel transformateur de ses propositions, l’ampleur de sa campagne de porte-à-porte ou son impressionnante stratégie de communication. Il est toutefois possible d’aborder ce phénomène sous un autre angle : l’influence du père politique du DSA, Michael Harrington, et du père biologique de l’élu, Mahmood Mamdani. Deux figures qui, malgré des parcours différents et des positions parfois divergentes, permettent de mieux comprendre sa singularité.
« L’aile gauche du possible »
« Pourquoi n’y a-t-il pas de socialisme aux États-Unis ? » C’est avec cette question, posée en 1906, que Werner Sombart a lancé un débat qui reste ouvert plus d’un siècle plus tard. Le sociologue allemand pressentait déjà une réponse possible : dans un pays où même les travailleurs jouissaient d’un niveau de vie élevé, où la terre et les possibilités d’ascension sociale abondaient, il était difficile pour les idées socialistes de s’imposer. « Le rosbif et la tarte aux pommes ont réduit à néant toutes les utopies socialistes », écrivait Sombart. Même Karl Marx et Friedrich Engels se sont posé à plusieurs reprises la même question, sans jamais parvenir à une conclusion définitive. Pourtant, tous deux ont gardé espoir jusqu’à la fin de leur vie.

Plus tard, en 1952, le sociologue Daniel Bell, qui se considérait comme un socialiste modéré, aborda dans un article universitaire controversé le « le dilemme malheureux » du socialisme démocratique aux États-Unis, la « question insoluble » de savoir comment « être dans ce monde sans en faire partie » ; de se manifester, toujours de manière insuffisante, comme une force morale plutôt que politique dans le cadre d’une société immorale. Selon Bell, les communistes américains avaient une position plus claire (celle d’être les « antagonistes déclarés » du système dominant), mais les socialistes étaient condamnés à l’ambiguïté.
Malgré ce « dilemme malheureux », l’histoire du socialisme démocratique dans le pays est longue et fructueuse. Certains la font même remonter à Thomas Paine (1737-1809), le père fondateur qui a fait preuve d’une sensibilité plus radicalement démocratique et égalitaire – et le principal défenseur, à son époque, d’une forme embryonnaire d’État social. Mais dans la grande majorité de ces récits, un nom se détache des autres : Eugene V. Debs, fondateur du Parti socialiste (PS) en 1901 et cinq fois candidat à la présidence, que Mamdani a cité au début de son discours : « Je peux voir l’aube d’un jour meilleur pour l’humanité ».
Debs, plus interprète radical de la tradition républicaine américaine que socialiste « à l’européenne », avait obtenu 6 % des voix en 1912, le meilleur résultat historique du parti. À cette époque, le PS comptait plus de représentants élus que le Parti travailliste britannique (malgré le désaccord de personnalités telles que Léon Trotsky, qui dénigrait le « caractère bourgeois et complaisant » du socialisme américain, qu’il considérait comme un regroupement de « dentistes prospères »).

Dans Ma vie, que Trotsky rédige en 1929, il évoque les souvenirs de son séjour à New York, au début de l’année 1917. Le principal dirigeant social-démocrate new-yorkais est alors Morris Hillquit, qui lui fait alors penser au personnage de Babbitt, petit homme d’affaires conformiste dans le roman éponyme de Sinclair Lewis (1922). Il le distingue nettement d’Eugene Debs, qu’il situe « sur son extrême flanc gauche », animé « d’un feu intérieur, inextinguible d’idéalisme socialiste. Sincère révolutionnaire ». C’est dans ce contexte, qu’il écrit : « Le plus Babbitt de tous les Babbitts est Hillquit, idéal du leader socialiste pour les dentistes qui réussissent dans leurs affaires » (Ma vie, Paris, Gallimard, 1953, p. 326). Une claire différence se fera d’ailleurs jour entre les deux hommes un peu plus tard, lorsque Debs sera condamné à dix ans de prison pour un discours très ferme contre la guerre impérialiste, tandis que Hillquit s’adaptera aux nouvelles circonstances.
Bien qu’il ait conservé une influence considérable sur le mouvement syndical, après la mort de son leader, [Eugene Debs] en 1926, le parti a entamé un long déclin causé par des divisions doctrinales, des persécutions policières et, paradoxalement, par le succès du New Deal de Franklin D. Roosevelt – souvent mentionné par Mamdani – qui, bien qu’il se soit inspiré de nombreuses de ses idées, a fini par le mettre hors jeu.
La longue nuit socialiste a entraîné la prolifération de petits groupes qui changeaient régulièrement d’acronyme. Comme si cela ne suffisait pas, en pleine agitation des années 1960, les relations problématiques avec la Nouvelle Gauche issue du mouvement étudiant et les positions divergentes sur la guerre du Vietnam ont provoqué de nouvelles scissions. Ce n’est qu’en 1982 que Democratic Socialists of America (DSA) a été fondé à partir de la convergence de deux petites organisations : l’une très liée à l’ancien socialisme syndicaliste et l’autre, plus ouverte au militantisme féministe et antiraciste naissant.
Le principal artisan de sa création fut Michael Harrington, figure controversée et prolifique, peut-être la plus influente dans le développement organique du socialisme démocratique aux États-Unis. (Sans oublier Barbara Ehrenreich, penseuse de premier plan dans le domaine culturel et militante, avec laquelle il eut des désaccords récurrents). Élevé dans une famille catholique d’origine irlandaise mais New-Yorkais d’adoption, Harrington s’était fait connaître, deux décennies avant la création du DSA grâce à The Other America [L’autre Amérique], un court essai qui avait secoué la conscience nationale. Sa thèse était aussi simple qu’éloquente : dans une société aussi opulente que la société américaine, la pauvreté était beaucoup plus répandue que ne le supposaient la plupart des citoyens. Ce livre, qui prônait l’intervention de l’État pour lutter contre l’exclusion matérielle (sans jamais mentionner le mot « socialisme »), a été largement discuté dans les médias et lu par d’importants conseillers des gouvernements de John F. Kennedy et Lyndon B. Johnson.

Déjà reconnu comme intellectuel public – le conservateur William F. Buckley Jr. s’était moqué de lui lors d’un débat, affirmant qu’être le socialiste le plus connu des États-Unis, c’était « comme être le plus haut gratte-ciel du Kansas » –, Harrington a maintenu dans ses nombreuses conférences et ses nombreux livres l’objectif commun de donner forme à « l’aile gauche du possible ».
Dans ses essais, notamment The Twilight of Capitalism [Le crépuscule du capitalisme] (1976) et Socialism : Past and Future [Socialisme : passé et avenir] (1989), il développe sa thèse du « gradualisme visionnaire » : la conviction que tout changement substantiel ne peut se faire que sur une longue période ; que la complexité des sociétés contemporaines (en particulier la société américaine) exige une orientation claire sur la voie à suivre et, surtout, une patience inépuisable. En fait, il a été le principal promoteur de la « stratégie de réalignement » qui devait guider les actions du DSA : « infiltrer » le Parti démocrate et le pousser vers des positions plus progressistes. Selon ses propres termes : « Je partage avec les libéraux de ce pays [« liberaux », au sens américain, c’est-à-dire progressistes] un programme immédiat, car le meilleur libéralisme, poussé jusqu’à ses ultimes conséquences, débouche sur le socialisme. Je suis radical, mais j’essaie d’éviter les discours grandiloquents. J’aspire simplement à me situer à l’aile gauche du possible ».
Ce pragmatisme précède et dépasse la figure de Harrington. C’est peut-être au niveau local, où le socialisme démocratique a une longue et singulière histoire, qu’il se manifeste le mieux. Le cas de Milwaukee est particulièrement remarquable : entre 1910 et 1960, les candidats socialistes ont dominé la politique municipale de cette ville du Wisconsin. En raison de leur approche constructive et de leur volonté de moderniser et d’assainir le réseau public d’égouts, Morris Hillquit, leader malheureux du PS à New York, plus enclin à la rhétorique grandiloquente qu’à la gestion, s’est moqué de ces maires comme des « socialistes des égouts » (sewer socialists), une appellation qu’ils se sont eux-mêmes appropriée avec fierté. Dans une longue interview accordée à The Nation, Mamdani a repris cet héritage pour définir sa campagne new-yorkaise :
« Ces dernières années, nous avons vu comment un vocabulaire qui devrait appartenir à la gauche – celui de l’efficacité et du refus du gaspillage – est devenu l’apanage de la droite. Lutter pour les travailleurs, c’est aussi lutter pour leur qualité de vie. Pour moi, le socialisme des égouts incarne la conviction que la valeur d’une idéologie se mesure à ses résultats. Cela signifie améliorer les biens et les services que les travailleurs utilisent chaque jour : les égouts, l’eau potable, les parcs. La confiance se gagne par des actes, et c’est précisément ce que je recherche : une ville abordable et la démonstration que le gouvernement peut en effet assumer ses responsabilités envers ceux qui, par leur travail, font vivre cette ville.»
Mamdani ne sera pas le premier maire de New York lié au DSA. Bien qu’il ait renié cette étiquette pendant son mandat, ce titre revient à David Dinkins, premier maire noir de la ville et figure modérément progressiste, qui a gouverné entre 1990 et 1993 dans un contexte de crise fiscale, de panique morale due à l’insécurité et de tensions raciales croissantes. Cependant, lorsqu’on lui a demandé, lors d’un débat, qui avait été, selon lui, le meilleur maire de l’histoire de la ville, Mamdani a répondu sans hésiter : Fiorello LaGuardia.
Membre du Parti républicain et maire entre 1934 et 1946, LaGuardia a élargi les programmes sociaux, a rendu les transports publics moins chers, a construit des autoroutes, des piscines et des terrains de jeux, a créé la première autorité publique du logement du pays et a imposé des contrôles sur les loyers. Cependant, LaGuardia a gouverné en pleine période du New Deal, alors que l’intervention publique incarnait une nouvelle promesse de prospérité, et il a entretenu une relation privilégiée avec Roosevelt, bien qu’ils appartenaient à des partis différents (« Il n’y a pas de manière républicaine ou démocrate de ramasser les ordures », répétait-il souvent). Le contexte actuel est, pour le moins, très différent.
Le DSA actuel est également une organisation différente de celle de l’époque de Harrington. Il compte aujourd’hui plus de 80 000 membres, contre à peine 7 000 dans les années 1980. Si, avant la première campagne présidentielle de Bernie Sanders, l’âge moyen de ses membres dépassait 68 ans, il est aujourd’hui inférieur à 33 ans. Dans le passé, le soutien public de personnalités connues se limitait pratiquement à la journaliste et écrivaine Gloria Steinem et au philosophe et activiste Cornel West ; aujourd’hui, de nombreuses célébrités (du monde universitaire et d’ailleurs) expriment sans ambiguïté leur soutien aux socialistes démocrates.

Sa relation avec le monde syndical a également changé : d’un lien étroit avec le syndicalisme classique, il est passé à une collaboration plus souple avec le « nouveau syndicalisme ». Jusqu’en 2017, il faisait partie de l’Internationale socialiste, mais aujourd’hui, il tend plutôt à s’identifier à des partis situés plus à gauche. Sa stratégie récente consiste à considérer la participation aux primaires démocrates comme le principal terrain d’influence politique. Bien que de nombreux membres de l’organisation interprètent cette tactique comme une préparation (non déterminée dans le temps) à une future rupture avec ce parti du système, dans la pratique, le réalignement théorisé par Harrington, il y a près d’un demi-siècle – faire évoluer le Parti démocrate vers des positions social-démocrates – continue, dans une large mesure, à dominer.
Dans son autobiographie, publiée en 1989, conscient que sa maladie allait bientôt mettre fin à sa vie, Harrington écrivait que le socialisme américain « était, et reste, un échec historique ». Dans ces mêmes pages, il se définissait comme un « coureur de fond », quelqu’un qui avait suffisamment de détermination pour poursuivre le combat dans les circonstances les plus défavorables, sans attendre de récompense immédiate. « Je cours vers le royaume de l’humanité », avouait-il, « pleinement conscient que je ne l’atteindrai jamais. Peut-être que personne ne l’atteindra jamais ».
Aujourd’hui, cette course de relais trouve en Mamdani un socialiste prêt à reprendre le flambeau, déterminé à faire de cet « échec historique » un diagnostic provisoire et non une prophétie défaitiste. Dans quelle mesure ce nouveau succès pourra-t-il être imité dans d’autres lieux et comment cela affectera-t-il la croissance du DSA – « ma plateforme n’est pas la même que celle du DSA au niveau national », a déclaré Mamdani pendant la campagne – est une question à laquelle, là encore, seul le temps pourra répondre.
« C’est le même combat »
Nous sommes en 1965. Un jeune militant né en Inde et élevé en Ouganda est arrêté à Montgomery, en Alabama, après avoir participé à une marche pour les droits civiques. Depuis sa cellule, il utilise le seul appel téléphonique auquel il a droit pour contacter l’ambassadeur ougandais aux États-Unis. Agacé par cet incident, le diplomate le réprimande pour son « ingérence dans les affaires intérieures d’un pays étranger ». La réponse ne se fait pas attendre : « Ce n’est pas une affaire intérieure », rétorque le jeune homme. « Oubliez-vous que nous avons obtenu notre indépendance il y a à peine quelques années ? C’est le même combat pour la liberté ».
Ce jeune homme était Mahmoud Mamdani, aujourd’hui anthropologue renommé de l’Université Columbia et l’une des figures de proue des études postcoloniales. Cette anecdote figure dans Slow Poison [Empoisonnement lent] (2025), son dernier essai, une histoire de l’Ouganda indépendant, racontée e partant de ses autocrates, Idi Amin (qui a expulsé Mamdani lui-même en raison de ses origines asiatiques) et Yoweri Museveni (toujours président, 39 ans plus tard). Au fond, le livre fonctionne comme une autobiographie intellectuelle et politique et laisse entrevoir une vie aussi trépidante qu’engagée, vécue à cheval entre les cercles militants et les couloirs des universités de l’Ivy League. Mahmoud Mamdani est également le père de Zohran, et l’ambivalence qui se dégage de son parcours traverse également celui de son fils.

De plus, le deuxième prénom du candidat à la mairie de New York est Kwame, en hommage à Kwame Nkrumah, leader de l’indépendance ghanéenne et théoricien du panafricanisme, une tradition intellectuelle avec laquelle Mahmoud Mamdani a toujours entretenu un dialogue critique. Ainsi, pendant plus de quatre décennies, il a abordé des questions allant de l’héritage de l’impérialisme dans l’économie ougandaise aux causes et conséquences du génocide au Rwanda, en passant par la tragédie de la guerre au Soudan ou les effets mondiaux de la « guerre contre le terrorisme ».
Ce qui sous-tend cet ouvrage prolifique (pas traduit en français, NDT) est une analyse approfondie du rôle des identités politiques. Dans Neither Settler nor Native: The Making and Unmaking of Permanent Minorities [Ni colons ni autochtones : la formation et la dissolution des minorités permanentes] (2020), où il examine les cas de l’Afrique du Sud, d’Israël, du Soudan et des États-Unis, Mamdani montre comment le colonialisme a favorisé « la création de minorités permanentes et leur maintien par la politisation de l’identité ». C’est pourquoi, selon lui, une véritable décolonisation nécessite de « démanteler la permanence de ces identités ». Par conséquent, en gardant à l’esprit l’Afrique du Sud post-apartheid, il préconise de dépasser les dichotomies entre « bourreau et victime » ou « majorité et minorité ».
À cet égard, dans Define and Rule : Native as Political Identity [Définir et gouverner : l’identité politique autochtone](2012), Mahmoud Mamdani explique comment l’administration coloniale est passée du principe « diviser pour régner » (divide and rule) à celui de « définir pour régner » (define and rule). Selon cette nouvelle logique, l’identité « indigène » ne renvoie pas à une condition essentielle, mais apparaît comme une construction de l’État colonial. La technologie moderne de gouvernement, soutient Mamdani, repose précisément sur la production d’identités artificielles destinées à être administrées.
En opposition à cette dynamique, le livre met en avant le cas de Julius Nyerere, premier président de la Tanzanie indépendante, dont le projet nationaliste visait à forger une citoyenneté commune face à l’héritage colonial des privilèges raciaux et tribaux, qui avait fragmenté le pays en 126 groupes ethniques avec des degrés variables de reconnaissance et de dignité. Lors d’un débat parlementaire en 1961 sur la question de savoir si la citoyenneté tanzanienne devait être fondée sur la race ou la résidence, Nyerere s’était fermement prononcé en faveur de la seconde option : « nous glorifions les êtres humains, pas la couleur de leur peau ».
Auparavant, dans Good Muslim, Bad Muslim [Bon musulman, mauvais musulman] (2005), Mamdani avait écrit qu’« après le 11 septembre, avoir un nom identifiable comme musulman aux États-Unis impliquait d’être conscient que l’islam était devenu une identité politique ». La rhétorique de l’époque – initiée par George W. Bush avec sa distinction entre « bons musulmans » et « mauvais musulmans » – rendait en fait tout musulman suspect jusqu’à preuve du contraire. Son fils Zohran a raconté à plusieurs reprises, tout au long de sa campagne, ses propres expériences en tant que jeune musulman à New York après l’attaque des tours jumelles : les contrôles aléatoires, les regards inquisiteurs, les expériences traumatisantes dans les aéroports.
Loin d’être un simple traumatisme d’adolescent, l’islamophobie a occupé une place centrale dans sa campagne. Son rival démocrate Andrew Cuomo a ri lorsque son intervieweur a insinué que Mamdani célébrerait un nouveau 11 septembre ; la députée trumpiste Marjorie Taylor Greene a publié une image de la Statue de la Liberté couverte d’une burqa ; et le New York Post l’a associé, jour après jour, au djihadisme. Ce n’est pas un détail mineur : Zohran Mamdani sera le premier maire musulman de New York, une ville où près de 10 % de la population est de confession musulmane. À la suite de ces attaques, le candidat a diffusé une longue vidéo dans laquelle il affirmait que « le rêve de tout musulman est d’être traité comme n’importe quel autre New-Yorkais ».
Le père de Zohran Mamdani est issu d’un courant protestataire de l’islam chiite, les ismaéliens nizarites, adversaires acharnés des sultans turcs, persécutés par la suite par les khans mongols. Ils ont trouvé refuge en Inde, où ils se sont faits des émules au sein des communautés marchandes de la côte ouest — les Khoja. Dès le XIXe siècle, certains d’entre eux se sont installés dans les cités portuaires d’Afrique orientale, notamment au Kenya, en Ouganda et en Tanzanie. Une partie de ceux-ci se sont convertis à l’islam duodécimain, majoritaire (NDT).
Pour Mahmoud et Zohran Mamdani, l’identité n’est pas un simple artifice ni une déclaration performative ; leur horizon laisse toujours entrevoir une dignité commune où la différence peut être célébrée, un terrain d’égalité où le pluriel et la différence trouvent un espace pour s’épanouir. Face à la récupération élitiste de l’identité politique par le Parti démocrate, le jeune Mamdani a développé une autre vision : « ma politique, c’est l’universalité », a-t-il répété à maintes reprises.
Ainsi, au-delà de l’accent mis sur le pouvoir d’achat, l’universalité est le lien qui unit sa vision des programmes sociaux à sa politique étrangère. D’une part, la plupart de ses propositions, des transports publics aux crèches, profiteraient à tous les New-Yorkais, quels que soient leurs revenus ou leur position sociale. Au cours de son mandat à l’Assemblée de l’État de New York [il y représentait un district de Queens, depuis janvier 2021, NDT], Mamdani a remis en question l’efficacité du programme Fair Fares [Tarifs équitables], qui visait à réduire de 50 % le coût du métro et du bus pour les citoyens les plus modestes.
Le problème, avertissait-il, c’était que moins de la moitié d’entre eux parvenaient à bénéficier de cette aide. D’où sa défense de l’universalité pour des raisons de justice sociale et, surtout, d’efficacité. « Lorsque l’on demande à la classe ouvrière de surmonter un parcours bureaucratique semé d’embûches pour accéder à une aide, la majorité finit par être exclue. En revanche, lorsqu’une mesure est universelle, les avantages se multiplient : ils ne sont pas seulement économiques. Ils concernent également la sécurité publique, la cohésion sociale et la tranquillité pour tous ».
D’autre part, Mamdani, toujours ferme dans son opposition à ce qu’il qualifie ouvertement de « génocide » palestinien, s’est orienté, tout au long de la campagne, vers une rhétorique d’« humanité commune », une position qui découle de « la défense de l’universalité des droits humains ». Sans recourir à un langage froid ou légaliste, le candidat a tenté d’ancrer son soutien à la cause palestinienne dans le caractère nécessairement universel du droit international, allant même jusqu’à déclarer qu’il ordonnerait l’arrestation de Benjamin Netanyahu si celui-ci mettait les pieds à New York.
Interrogé sur la question de savoir s’il reconnaissait le « droit d’exister » d’Israël, il a répondu par l’affirmative. Cependant, lorsqu’on lui a demandé à une autre occasion s’il reconnaissait le droit d’Israël à exister en tant qu’État juif, sa réponse a changé : « Aucun État ne devrait exister avec un système hiérarchique fondé sur la race ou la religion », soulignant que ce critère s’applique de la même manière à tout projet ethno-nationaliste, que ce soit en Israël, en Arabie saoudite ou en Inde. De plus, dans des déclarations qui ont suscité un large débat, et après avoir réaffirmé pour la énième fois son engagement en faveur de l’« universalité », il a ajouté : « Je ne trouve pas de meilleure façon d’illustrer ma position [sur le conflit] que par les mots des familles des otages israéliens : tous pour tous ( everyone for everyone ) ».
« En cette période sombre, New York peut représenter une lueur d’espoir ». Cette phrase, désormais symbole de sa campagne, a résonné dans presque tous les rassemblements de Mamdani, de Brooklyn au Bronx. Même si le succès de son aventure politique est largement lié à des facteurs locaux – les scandales sexuels d’Andrew Cuomo, le système de vote préférentiel [les électeurs·trices doivent classer les candidat·es par ordre de préférence, NDT] et le soutien croisé du contrôleur (juif) de la ville, Brad Lander, lors des primaires, la tombée en disgrâce du maire démocrate Eric Adams, marqué par la corruption, ou la présence d’un candidat républicain aussi hétérodoxe que Curtis Sliwa [fondateur des Guardian Angels, une sécurité privée citoyenne, NDT] –, sa victoire recèle une promesse universelle. Car, même si New York reste New York – la ville universelle par excellence, épicentre mondial à la fois du capitalisme et de la diversité –, rarement une élection municipale n’avait suscité autant d’intérêt (et d’espoir) dans autant de coins de la planète. « C’est le même combat pour la liberté », semble nous dire Zohran Mamdani, reprenant les mots de son père plus d’un demi-siècle plus tard.
* Cet article est paru dans l’édition de novembre 2025 de la revue sociale-démocrate de gauche latino-américaine, Nueva Sociedad. Notre traduction de l’espagnol.






