Cet article a été rédigé au lendemain de la mort d’Andrea Camilleri survenue le 17 juillet 2019. Plus d’une année auparavant, la Lega de Matteo Salvini et le Mouvement 5 étoiles s’étaient installés au gouvernement que l’on disait alors le plus à droite de l’histoire de l’Italie républicaine. Depuis, ce sont les petits enfants de Mussolini qui semblent tenir bien fermement les rênes du pouvoir. Le 6 septembre dernier, ce grand auteur disparu aurait eu 100 ans.
A l’annonce de la mort d’Andrea Camilleri, une grande tristesse m’a envahie. Il y a des morts qui marquent plus que toute autre la fin d’une époque ; des morts qui ont le triste privilège d’indiquer les détours d’une histoire en marche, qui sonnent comme un « avertissement ». Celle-ci m’a ramenée aux textes que le socialiste révolutionnaire Carlo Rosselli avait écrit après le décès en exil du socialiste italien Claudio Treves, ou à celui que Léon Trotski avait rédigé en 1915, après la disparition du socialiste français Edouard Vaillant. Pour paraphraser le fondateur de l’Armée Rouge, tant que Camilleri était là, « une liaison vivante subsistait » avec le passé « héroïque » de la gauche italienne, celle qui avait été au cœur de la culture politique et intellectuelle de l’Italie d’après-guerre, du cinéma à la littérature en passant par la philosophie [1]. Mais il n’est plus, alors que l’Italie républicaine vit l’une des périodes les plus sombres de son histoire.
Dénoncer les nouveaux monstres
Le romancier, le militant, le citoyen n’avait cessé de dénoncer ces nouveaux monstres qui ont saisi les rênes du gouvernement en mars 2018 : ceux du Mouvement 5 étoiles, d’abord, avec lequel certaines figures intellectuelles de gauche avaient sympathisé (pensons à Erri de Luca ou au Prix Nobel de littérature Dario Fo), puis ceux de la Lega de Matteo Salvini, qu’il dénoncera sans relâche, voyant dans sa popularité grandissante auprès d’une partie significative de la population italienne, l’incarnation d’un « refoulé de la République », d’une culture antidémocratique réactionnaire qui a survécu au fascisme et qui semble aujourd’hui avoir recouvré droit de cité dans la péninsule [2]. Il le définira comme le pire côté des Italien·nes, « celui que nous avons toujours caché ».
Désabusé, le vieil homme confiera en 2018 : « A 93 ans, à un pas de la mort, je me trouve dans la situation de devoir laisser en héritage à mes petits-enfants un pays que je ne m’attendais pas à quitter ainsi. Et pour cette raison, il me semble que j’ai échoué en tant que citoyen » [3]. Un échec qui a dû peser lourd sur les épaules de cet homme qui avait connu le fascisme, devenu bien malgré lui, au crépuscule de sa vie, le témoin importun et inopportun d’une Italie à la dérive qui s’enfonce imperceptiblement, sur fond de crise économique, dans une crise sociale, politique et morale.
Andrea Camilleri avait dit ne plus vouloir se déplacer pour voter, tant il paraissait vain à ce romancier devenu aveugle de contribuer par un bulletin dans l’urne à la reconstitution d’une gauche de gauche capable d’agir dans le cadre du désastre italien. Et pourtant, il n’avait eu de cesse d’interpeller les intellectuels devenus, selon lui, indifférents au monde dans lequel ils vivent [4]. En 2014, il avait encore soutenu la présentation de la liste « L’Altra Europa con Tsipras », qui créa la surprise avec 4% des voix, un résultat d’autant plus étonnant que cette formation n’avait bénéficié que d’une couverture médiatique limitée.
Ce regroupement rassemblait des activistes des mouvements sociaux, notamment du No Tav (mobilisation dans le val de Suse contre le train à grande vitesse Turin-Lyon), et des intellectuels et journalistes (Barbara Spinelli, Marco Revelli). Un mélange des genres qui cherchait à situer son combat sur le terrain européen et qui avait soulevé l’espoir de fonder une expression transnationale de la gauche antilibérale. En 2016, il sera en première ligne pour lutter contre la révision de la Constitution, promue par Matteo Renzi, soulignant qu’elle était « l’esprit de la Résistance traduit en droit » [5]. En 2018, il poursuivra sa bataille sans relâche pour stigmatiser la Lega de Salvini et le Mouvement 5 étoiles.
Écrire dans le vide sidéral
Andrea Camilleri n’a cessé de chercher à tirer le frein d’urgence, jouant de la popularité de ses romans pour en appeler à un sursaut de la conscience. Son regard sans concessions sur la société italienne, mêlé à son sens profond de la langue et à son amour pour sa Sicile natale ont su gagner le grand public à son œuvre. Une littérature pensée comme un point d’appui dans le vide politique sidéral ouvert par « la gauche ». Le roman policier en particulier.
« Pourquoi, y a-t-il aujourd’hui cette extrême attention pour le roman policier – le roman noir – considéré au-delà même de ce qui était autrefois un genre, s’interrogeait-il. […] L’autre jour, un journaliste me citait Edmund Wilson, un critique américain qui se demandait pourquoi, durant la guerre, aux Etats-Unis, le polar avait connu un énorme succès. Il arrivait à la conclusion que plus le monde est incertain, ambigu, dangereux, plus le roman policier apporte une certitude : le polar arrive toujours à une vérité. C’est la sienne mais c’est une vérité. Plus le monde peine à arriver à la vérité, plus les gens se contentent de la petite vérité du roman policier. » [6]
Connu tout d’abord pour ses romans historiques (La saison de la chasse), il ne s’abandonne au genre policier que plus tard. Alors qu’il se débat avec l’écriture de ce qui allait devenir son chef d’œuvre, L’Opéra de Vigàta, il se souvient d’un conseil de Leonardo Sciascia, cet autre Sicilien : « Le roman policier est sans doute la meilleure cage dans laquelle un écrivain puisse se glisser, parce qu’il y a des règles, concernant le rapport logique, temporel et spatial du roman, dont il ne peut faire abstraction » [7]. Camilleri s’essaye à ce genre. Pour le plus grand bonheur de ses lecteurs-trices, le commissaire Salvo Montalbano est né.
Une terre aride et jaune où les montagnes pelées renvoient encore l’image en relief d’une verdeur qui se bat pour exister. Des villages perchés sur les flancs, lorgnant vers la mer, taches blanches sur les coteaux, sous un soleil écrasant. Une mer jadis limpide, qui accueille sur ses bords une ville imaginaire, Vigàta, « aux limites variables, à géométrie variable, en réalité toute la Sicile » et peut-être même, qui sait, le monde entier [8].
La Sicile à chaque ligne
Andrea Camilleri aime la Sicile. En cela, il est frappé par la « malédiction » qui touche tout auteur sicilien, « condamné », pour paraphraser Sciascia, à parcourir constamment les lieux de son île, parce que toute autre représentation, toute autre expérience, lui apparaîtrait en comparaison beaucoup trop pauvre [9]. La Sicile est ainsi présente à chaque ligne : ses odeurs presque charnelles, ses paysages, sa chaleur, ses humeurs, ses personnages, et même sa langue, réinventée pour l’occasion par la plume magique de Camilleri.
Car la langue, cette merveilleuse langue est la marque de fabrique, la force de ses romans – par ailleurs bien rendue par la traduction française de Serge Quadruppani. Parmi la kyrielle de personnages récurrents de ses polars, après Montalbano, Mimì Augello, son second, inénarrable coureur de jupons, ou le solide inspecteur Fazio, c’est sans doute Catarella qui incarne au mieux l’âme de sa création littéraire. Ce sergent, préposé au téléphone, simplet et lourdaud, placé là par « faveur » (en Italie, on les appelle les racommandati), parle une langue qui lui est propre. Non seulement, il écorche tous les noms, ce qui s’avère vite un problème pour le standardiste, mais il invente aussi constamment des termes, avec l’assurance inébranlable que lui donne sa volonté de bien faire et sa naïveté.
Au fil de ses ouvrages, ce personnage va être l’un des ressorts du comique de répétition qu’affectionne Camilleri. Car on rit, et on rit beaucoup, en lisant les enquêtes de Salvo Montalbano, sans jamais sombrer dans le simple amusement. Il s’agit de ce rire, cher au néoréalisme italien, porté par un langage revivifié, débarrassé des scories de la normalisation fasciste. Un comique poétique et cruel visant à dépeindre sans concession la situation sociale, politique et culturelle de l’Italie, qu’avait promu magistralement l’auteur et réalisateur napolitain Eduardo de Filippo, avec lequel Camilleri avait travaillé dans les années 1960. Un mélange de satyre et d’ironie : satyre de la société sicilienne qui incarne mieux que toute autre la permanence, l’archaïsme et les contrastes, et distance ironique du regard posé sur elle par Salvo Montalbano.
C’est que « Camilleri, en bon père tardif, ressent la responsabilité aigüe (je n’ose pas parler de sens de culpabilité pour un auteur délicieusement laïc) d’avoir jeté son personnage au milieu de cet enfer de mesquinerie, de violences, de petitesses, de servitudes », écrivait Michele Serra, il y a quelques années déjà dans le quotidien La Repubblica [10]. Il ne pouvait pas lui refuser l’arme de la dérision.
Qui es-tu, Salvo Montalbano ?
Mais qui est donc ce commissaire autour duquel tourne les romans policiers de Camilleri ? Il le présente comme le « voisin de palier ». S’il n’est pas un super héros, ce n’est tout de même pas un voisin de palier ordinaire. Il plaît aux femmes, surtout à Ingrid, cette magnifique suédoise, mécanicienne, maîtrisant la conduite à faire pâlir un pilote de Formule 1, libre en terre sicilienne, mais victime des assauts répétés de son beau-père. Et puis, il y a bien sûr sa compagne Livia, une Génoise, avec laquelle Montalbano entretient une relation à distance, houleuse et tendre.
Grand amateur de littérature, il étonne et surprend ses interlocuteurs par l’étendue de sa culture, citant tant Jan Potocki que Manuel Vázquez Montalbán (clin d’œil de Camilleri au père du détective privé espagnol Pepe Carvalho). Mais ce qui le caractérise plus encore, c’est son goût pour les plaisirs de la table.
Il commente chaque plat, qu’il choisit avec attention parmi les spécialités de son île : arancini, sarde, spaghetti alle vongole, caponata, granita e brioche, etc. Pas question pour lui « d’avaler » un repas en vitesse n’importe où. Son goût pour la bonne chair l’éloigne de la société des hommes et des femmes qui n’en partagent pas le sens. Enfin, on relèvera son amour pour la mer, au bord de laquelle il vit dans une petite maison sur la plage.
Dépressif ? Misanthrope ? Hypocondriaque ? Rien de tout ça. Un homme de son temps qui pose un regard vif et cinglant sur une société de plus en plus « inconsciente », séduite d’abord par le berlusconisme, puis par les thèses extrémistes de Matteo Salvini, qui exploite, réduit en esclavage et quelquefois tue les migrant.es arrivés de très loin dans des conditions effroyables sur les plages de Sicile. Qu’importe si Salvo Montalbano a quelquefois peur, c’est quand il dit « assez ! » qu’il convainc le plus. Comme il le répète après les violences policières commises lors de la mobilisation de Gênes en 2001 (Le tour de la bouée, Paris, Fleuve Noir, 2005).
Andrea Camilleri n’est plus. Sa mort a fait la Une des quotidiens italiens, chacun tentant de se réapproprier un morceau de sa popularité, le vice-président du conseil italien Matteo Salvini s’est lui-même fendu d’un commentaire, comme Luigi di Maio, Matteo Renzi et bien d’autres, chacun cherchant à arracher de la stature de ce grand auteur ce qui l’avait porté tout au long de ses années de vie à lutter « du côté des exploité.es, des derniers.ères, pour réaliser dans le monde la plus grande justice et la liberté » [11].
Dans l’un de ses derniers entretiens, accordé au quotidien britannique The Guardian, Camilleri racontait cette histoire, rapportée par Leonardo Sciascia :
« Juste avant l’arrivée du fascisme, un homme avait demandé à un paysan aveugle, qu’est-ce qu’il percevait dans le futur. Le paysan avait répondu : “même si je suis aveugle, tout est noir”. Et ma réponse, ajoutait-il, est la même » [12].
Le père de Montalbano a pourtant cherché, jusqu’à son dernier souffle, un rayon de lumière au bout de ce tunnel. Que sa persévérance nous inspire !