Le marxisme et la question agraire

par | Sep 8, 2025 | Histoire, Luttes sociales, Marxisme, Paysannerie

Les principaux penseurs marxistes ont souligné l’importance de gouverner en partenariat avec la paysannerie. Lorsque les États communistes ont imposé la collectivisation forcée, les résultats ont été désastreux.

« La bourgeoisie a soumis la campagne à la ville. Elle a créé d’énormes cités ; elle a prodigieusement augmenté la population des villes par rapport à celles des campagnes, et par là, elle a arraché une grande partie de la population à l’abrutissement de la vie des champs. »

Cette phrase cinglante du Manifeste du parti communiste a depuis longtemps fait le tour du monde. Mais, comme l’a souligné Hal Draper, elle était basée sur une traduction erronée du terme allemand Idiotismus par abrutissement : « Au XIXe siècle, l’allemand conservait encore le sens grec original des formes dérivées du mot idiotes : une personne privée, retirée des affaires publiques (communautaires), apolitique au sens originel d’isolement par rapport à la communauté au sens large ».

Dans ce sens originel du terme, le théoricien socialiste Hal Draper [1] a fait remarquer que ce dont il fallait sauver la population rurale, ce n’était pas d’un état de stupidité abjecte, mais plutôt de « l’isolement privatisé, d’un de mode de vie coupée du reste de la société : de la stagnation classique de la vie paysanne ». Que cette description de la condition paysanne soit exacte ou non, elle n’avait certainement pas pour but d’être insultante.

Vers la fin de la première section du Manifeste, Marx et Engels avaient qualifié la paysannerie de groupe social voué à disparaître face au développement capitaliste :

« De toutes les classes qui, à l’heure présente, s’opposent à la bourgeoisie, le prolétariat seul est une classe vraiment révolutionnaire. Les autres classes périclitent et périssent avec la grande industrie ; le prolétariat, au contraire, en est le produit le plus authentique. […] Si elles sont révolutionnaires, c’est en considération de leur passage imminent au prolétariat : elles défendent alors leurs intérêts futurs et non leurs intérêts actuels ; elles abandonnent leur propre point de vue pour se placer à celui du prolétariat. »

Marx accordait une grande importance à la conclusion de ce passage. Lorsque les deux factions du mouvement socialiste allemand s’unirent sur la base du programme de Gotha, en 1875, il critiqua avec véhémence une phrase du programme qui affirmait que « l’affranchissement du travail doit être l’œuvre de la classe ouvrière, en face de laquelle toutes les autres classes ne forment qu’une masse réactionnaire ». Il rappela à ses camarades allemands l’affirmation du Manifeste selon laquelle les paysans et les membres de la petite bourgeoisie pouvaient devenir révolutionnaires « en considération de leur passage imminent au prolétariat », et leur demanda de manière provocante : « Lors des dernières élections, a-t-on crié aux artisans, aux petits industriels, etc., et aux paysans : “Vis-à-vis de nous, vous ne formez, avec les bourgeois et les féodaux, qu’une seule masse réactionnaire” » ?

Dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, ses réflexions sur le cycle de la révolution et de la contre-révolution en France de 1848 à 1851, Marx a proposé une autre formule mémorable lorsqu’il a suggéré que « la grande masse de la nation française est constituée par une simple addition de grandeurs de même nom, à peu près de la même façon qu’un sac rempli de pommes de terre ». Cette phrase est tirée d’une longue discussion sur la population rurale française, qui constituait la grande majorité des personnes vivant à l’intérieur des frontières du pays. En Angleterre, pionnière du capitalisme industriel, les deux cinquièmes de la population vivaient déjà dans des villes d’au moins cinq mille habitants en 1850 ; en France, ce chiffre était inférieur à 15 %.

Marx estimait que la condition sociale des paysans français, devenus petits propriétaires à la suite de la révolution, un demi-siècle plus tôt, les empêchait de développer un sentiment d’identité collective :

« Les paysans parcellaires constituent une masse énorme, dont les membres vivent tous dans la même situation, mais sans être unis les uns aux autres par des rapports variés. Leur mode de production les isole les uns des autres, au lieu de les amener à des relations réciproques. Cet isolement est encore aggravé par le mauvais état des moyens de communication en France et par la pauvreté des paysans. »

Pour Marx, ce paysage social expliquait la victoire écrasante de Napoléon III, neveu de l’empereur postrévolutionnaire, lors de l’élection présidentielle de 1848. Il a ensuite nuancé cette description de la paysannerie comme une classe fondamentalement incapable d’action politique indépendante : « Trois années de domination sévère de la République parlementaire avaient libéré une partie des paysans français de l’illusion napoléonienne, et les avaient révolutionnés, quoique de façon seulement superficielle, mais la bourgeoisie les repoussa violemment chaque fois qu’ils se mirent en mouvement. »

Le Dix-huit Brumaire décrit les forces économiques qui pesaient sur la paysannerie au milieu du XIXe siècle : « l’usurier des villes remplaça les féodaux, l’hypothèque, les servitudes féodales du sol, le capital bourgeois, la propriété foncière aristocratique ». Selon Marx, cela signifiait que les intérêts des paysans « n’étaient plus, par conséquent, comme sous Napoléon, en accord, mais en contradiction avec les intérêts de la bourgeoisie, avec le capital ». Les petits propriétaires français « trouvaient ainsi leur allié naturel et leur guide naturel dans le prolétariat des villes, dont la tâche est le renversement de l’ordre bourgeois ».

Trains et charrettes à bras

Si telle était l’image que Marx donnait des relations de classe agraires en France, qui avait connu une redistribution radicale des terres après la révolution de 1789, qu’en était-il des pays où les grands propriétaires terriens continuaient de régner en maîtres ? Marx et Engels s’intéressaient particulièrement à la question foncière, car elle recoupait les deux mouvements nationaux auxquels ils étaient le plus attachés : ceux de Pologne et d’Irlande.

Lors d’une réunion, en février 1848, pour commémorer le soulèvement de Cracovie de 1846, Marx avait félicité les dirigeants révolutionnaires polonais d’avoir reconnu qu’« il ne pouvait y avoir de Pologne démocratique sans l’abolition des droits féodaux et sans un mouvement agraire qui transformerait les paysans contraints de payer un tribut en propriétaires modernes ».

Plus tard dans l’année, au mois d’août, Engels reprit le même argument lors d’un débat sur la Pologne à l’Assemblée de Francfort :

« Les grands pays agricoles entre la Baltique et la mer Noire ne peuvent se libérer de la barbarie patriarco-féodale que par une révolution agraire qui transforme les paysans serfs ou corvéables en propriétaires fonciers libres, une révolution qui soit à la campagne exactement la même que la Révolution française de 1789. »

Dans un texte écrit en 1870, Marx évoquait l’urgence d’une révolution agraire en Irlande, où « la question agraire a été jusqu’ici la seule forme qu’ait revêtue la question sociale ». Il estimait qu’il serait beaucoup plus facile de porter un coup à l’aristocratie terrienne britannique en Irlande que sur son propre territoire, car la propriété foncière était « une question d’existence même, de vie ou de mort, pour l’immense majorité du peuple irlandais », tout en étant « inséparable de la question nationale ».

La « révolution agraire » que Marx et Engels considéraient comme vitale pour la Pologne et l’Irlande ne serait pas socialiste, même si Marx espérait que l’indépendance irlandaise et son impact sur l’aristocratie précipiteraient le renversement de l’ordre social en Grande-Bretagne. Quel rôle attendaient-ils des paysans dans la transition du capitalisme au socialisme ? Lorsque l’anarchiste russe Mikhaïl Bakounine l’accusa d’être hostile à la paysannerie, Marx répondit dans une série de notes sur l’ouvrage de Bakounine Étatisme et anarchie, qu’il rédigea en 1874 :

« Là où le paysan existe en masse en tant que propriétaire privé, là où il forme même une majorité plus ou moins considérable, comme dans tous les États du continent européen occidental, là où il n’a pas disparu et n’a pas été remplacé par le salarié agricole, comme en Angleterre, les cas suivants s’appliquent : soit il entrave chaque révolution ouvrière, la réduit à néant, comme il l’a fait autrefois en France, soit le prolétariat (car le paysan propriétaire n’appartient pas au prolétariat, et même lorsque sa condition est prolétarienne, il ne se considère pas comme tel) doit, en tant que gouvernement, prendre des mesures grâce auxquelles le paysan voit sa condition s’améliorer immédiatement, afin de le rallier à la révolution ; des mesures qui offriront au moins la possibilité de faciliter la transition de la propriété privée de la terre à la propriété collective, afin que le paysan y parvienne de son propre chef, pour des raisons économiques. »

Marx insistait sur le fait qu’il était essentiel de ne pas « frapper le paysan sur la tête », par exemple en « proclamant l’abolition du droit d’héritage ou l’abolition de sa propriété ». De telles mesures ne seraient possibles que dans une situation où « le fermier capitaliste aurait chassé les paysans et où le véritable cultivateur serait tout autant un prolétaire, un salarié, que l’ouvrier urbain ». Bien qu’il ait mis en garde contre toute mesure visant à priver les paysans des terres qu’ils possédaient déjà, Marx rejetait également « l’agrandissement des parcelles paysannes simplement par l’annexion par les paysans des grands domaines, comme dans la campagne révolutionnaire de Bakounine ».

En 1894, Engels tenait à aborder la question foncière comme un problème pour les mouvements socialistes naissants en France et en Allemagne. Comme Marx, il soulignait l’importance d’éviter toute coercition dans les relations avec les petits paysans, qu’il définissait comme des agriculteurs possédant « un lopin de terre qui n’est pas plus grand, en règle générale, que ce que lui et sa famille peuvent cultiver, et qui n’est pas plus petit que ce qui peut subvenir aux besoins de la famille» :

« Lorsque nous serons en possession du pouvoir d’État, il ne nous viendra pas à l’idée d’exproprier par la force les petits paysans (que ce soit avec ou sans compensation), comme nous devrons le faire dans le cas des grands propriétaires terriens. Notre tâche à l’égard du petit paysan consiste, en premier lieu, à faire passer son entreprise privée et sa propriété privée au statut de coopérative, non pas par la force, mais par l’exemple et l’offre d’une assistance sociale à cet effet. »

Engels pensait que l’agriculture paysanne était vouée à disparaître face au développement capitaliste, car les grandes exploitations agricoles seraient plus efficaces et utiliseraient mieux la technologie. Il estimait que le mouvement socialiste devait leur offrir « la possibilité d’introduire eux-mêmes la production à grande échelle » au lieu de chercher à préserver le modèle actuel de propriété foncière : « La production capitaliste à grande échelle est absolument sûre d’écraser à coup sûr leur système impuissant et désuet de petite production, comme un train écrase une charrette à bras. »

Les paysans et la révolution

Marx et Engels ont formulé ces commentaires dans de courts articles polémiques ou dans des ouvrages qui traitaient principalement d’autres questions. C’est Karl Kautsky, considéré comme le pape du marxisme, qui a publié en 1899 un ouvrage complet intitulé La question agraire. Alors qu’il discutait du développement de l’agriculture sous le capitalisme, Kautsky a émis des doutes quant à l’idée selon laquelle la production à petite échelle était nécessairement vouée à l’échec : « Après un certain temps, les avantages de la grande exploitation commencent à être dépassés par les inconvénients de la distance, et toute nouvelle extension de la surface cultivée réduit la rentabilité de la terre ». Même s’il continuait de croire que les grandes unités agricoles pouvaient, en règle générale, mieux exploiter la technologie, il brossait un tableau d’interdépendance entre les petites et les grandes exploitations agricoles, ces dernières dépendant des premières comme source de main-d’œuvre.

Lorsque la première traduction anglaise de La question agraire a finalement été publiée en 1988, dans son introduction, les sociologues Hamza Alavi et Teodor Shanin ont félicité Kautsky d’avoir reconnu les moyens par lesquels le système capitaliste pouvait intégrer des formes de production paysanne qui le précédaient de loin, « même s’il semblait troublé par l’ambiguïté d’un phénomène qui faisait partie du capitalisme sans être entièrement capitaliste ». Cependant, ils ont fait valoir que Kautsky s’était trompé à long terme lorsqu’il avait évoqué les avantages typiques de l’agriculture à grande échelle. En raison des développements ultérieurs, il n’était plus nécessaire de déployer des équipes d’ouvriers agricoles pour tirer parti des techniques agricoles modernes : « Une exploitation familiale n’a pas nécessairement un avantage sur une grande entreprise, mais elle n’est pas non plus empêchée d’utiliser les nouvelles technologies ».

L’analyse théorique de Kautsky sur l’agriculture était bien plus subtile que les conclusions politiques qu’il en tirait. À l’instar d’Engels, il rejetait l’idée de séduire les petits exploitants en leur promettant de maintenir leur position : « Rien ne serait plus dangereux et cruel que d’éveiller chez eux des illusions sur l’avenir de la petite exploitation paysanne.» Kautsky insistait sur le fait que la social-démocratie serait toujours, dans son essence, « un parti prolétarien et urbain, un parti de progrès économique » qui ne pouvait qu’aspirer à obtenir la neutralité des paysans plutôt que leur soutien actif dans la lutte contre le capitalisme.

Anticipant la période qui suivrait la prise du pouvoir, il suivait Marx et Engels en soulignant la nécessité pour un parti socialiste de gouverner la campagne par consentement :

« Compte tenu de l’intérêt qu’un régime socialiste aura à ce que la production agricole se poursuive sans interruption, compte tenu de la haute importance sociale que la population paysanne atteindra, il est inconcevable que l’expropriation forcée soit choisie comme moyen d’éduquer la paysannerie aux avantages d’une agriculture plus avancée. Et s’il existe des branches de l’agriculture ou des régions où le petit établissement reste plus avantageux que le grand, il n’y aura pas la moindre raison de les contraindre à se conformer au modèle de la grande exploitation. »

En esquissant cette vision politique, Kautsky pensait à des pays comme l’Allemagne, où il était le principal théoricien du mouvement social-démocrate. L’importance de l’agriculture dans l’économie allemande a diminué au cours des dernières décennies du XIXe siècle, à mesure que la société devenait principalement urbaine et industrielle. Lorsque Otto von Bismarck a fondé l’Empire allemand en 1871, les deux tiers de la population vivaient dans des zones rurales ; en 1910, ce chiffre était tombé à 40 %.

En Russie, en revanche, la grande majorité de la population vivait encore à la campagne, malgré la croissance industrielle dans des villes comme Saint-Pétersbourg et Moscou. Lorsque le premier recensement panrusse a été effectué en 1897, moins de 14 % des sujets du tsar vivaient dans des villes. Les paysans de l’Empire russe, dont la plupart étaient des producteurs de céréales, n’avaient été libérés du servage qu’en 1861.

Dans ses dernières années, Marx a discuté de l’idée que la commune rurale, ou mir, pourrait fournir la base d’une transition vers le socialisme en Russie sans passer par une phase de développement capitaliste dans les campagnes. Marx pensait que cela serait possible à condition que la révolution russe converge avec les révolutions dans le reste de l’Europe. Cependant, ses disciples russes, tels que Georgi Plekhanov, insistaient sur le fait que la Russie devait devenir pleinement capitaliste, tant dans les villes que dans les campagnes, avant que le socialisme ne puisse être envisagé. Les deux fractions de la social-démocratie russe, les bolcheviks et les mencheviks, considéraient toutes deux le prolétariat industriel en pleine expansion comme la principale force révolutionnaire de la société russe, tandis que les socialistes-révolutionnaires (SR), issus du mouvement populiste de la fin du XIXe siècle, avaient une base plus solide parmi la paysannerie.

Les révolutions russes de 1905 et 1917 ont connu les plus grandes vagues de troubles ruraux depuis le soulèvement mené par Emelian Pougatchev au XVIIIe siècle. Contrairement à la rébellion de Pougatchev, la mise en cause des grands propriétaires terriens et de l’État des Romanov s’est alors conjuguée à un mouvement révolutionnaire urbain. C’est cette combinaison de forces sociales qui a renversé le régime tsariste en 1917. Lorsque le gouvernement provisoire a tardé à mettre en œuvre la réforme agraire, il s’est aliéné la paysannerie et a ouvert la voie à une deuxième révolution en octobre de la même année.

Les bolcheviks n’avaient pas l’intention de commettre la même erreur et ont agi rapidement pour faciliter la redistribution des terres. En 1919, 81 millions d’acres, soit 96,8 % de toutes les terres agricoles, avaient été transférés aux paysans. Selon l’historien Ronald Grigor Suny, environ 86 % d’entre eux possédaient des parcelles de taille moyenne, d’environ 11 à 21 acres. Moins de 6 % possédaient des parcelles plus petites, tandis que seuls 2 % avaient des exploitations plus grandes.

La révolution agraire avait détruit la base économique de l’ancienne classe dirigeante et permit au nouveau gouvernement de gagner le soutien des paysans, du moins temporairement.

Coercition et calamité

La popularité des bolcheviks n’a pas duré longtemps. En mai 1918, le gouvernement soviétique a imposé ce qu’il a appelé une « dictature alimentaire », en vertu de laquelle tout excédent agricole supérieur à un niveau fixé devait être confisqué. En théorie, les paysans devaient être indemnisés sous forme d’argent, de biens ou de crédit ; dans la pratique, cette indemnisation se concrétisa rarement. Les paysans réagissaient souvent en cachant leurs céréales ou en prenant les armes. Les bolcheviks tentèrent de mobiliser les paysans pauvres contre les plus riches, qu’ils qualifiaient de koulaks, mais sans grand succès.

Lorsqu’ils ont pris le pouvoir dans les derniers mois de 1917, les bolcheviks ont d’abord formé une coalition avec l’aile gauche des socialistes-révolutionnaires. Cependant, les SR de gauche ont quitté le gouvernement au cours du premier semestre 1918 en raison de leur opposition au traité de Brest-Litovsk qui avait mis fin à la guerre avec l’Allemagne. Si les bolcheviks avaient pu préserver leur alliance avec un parti qui avait des racines plus solides dans les campagnes, cela aurait peut-être permis de limiter les méthodes coercitives qui se révélèrent contre-productives, même selon leurs propres termes.

Comme le fait remarquer le chercheur Stephen A. Smith, il y avait encore des limites strictes à ce qui était possible dans ces circonstances :

« Même si les bolcheviks n’avaient pas pris un seul poud de céréales aux paysans, ces derniers auraient tout de même eu peu de raisons de produire plus que le nécessaire pour leur subsistance, car il n’y avait pas de produits manufacturés à acheter et l’argent était devenu presque sans valeur. Même en Sibérie, où le régime [contre-révolutionnaire] de Koltchak disposait de surplus bien plus importants et où il n’y avait pas de réquisitions forcées, le manque de produits manufacturés, l’inflation et le chaos du système monétaire ont conduit les paysans à retenir leurs céréales et à réduire leurs surfaces ensemencées. »

Smith note que, malgré l’hostilité des paysans envers les bolcheviks, ceux-ci étaient tout de même « considérés comme un moindre mal » par rapport à leurs adversaires blancs, qui voulaient revenir sur les confiscations de terres de 1917 et des années suivantes : « En effet, c’est la volonté de la population rurale de se rallier aux bolcheviks chaque fois qu’une prise de pouvoir par les Blancs menaçait qui a fait que, tant que la guerre civile a duré, les troubles ruraux endémiques n’ont pas constitué une menace sérieuse pour le pouvoir bolchevik. »

Après la défaite des Blancs, les bolcheviks ont dû faire face à plus de cinquante soulèvements paysans majeurs, de l’Ukraine à la Sibérie. Ils ont réprimé ces soulèvements par la force, mais ces troubles ruraux ont été l’un des principaux facteurs qui les ont poussés à adopter la Nouvelle politique économique (NEP), en 1921. Vladimir Lénine avait défendu la politique de réquisition des céréales comme une nécessité malheureuse, « imposée par l’extrême pauvreté, la ruine et la guerre », mais il insistait sur la nécessité d’une nouvelle approche à mesure que le système soviétique se consolidait :

« Nous sommes encore tellement ruinés et écrasés par le fardeau de la guerre (qui n’a finie qu’hier et pourrait recommencer demain, en raison de la rapacité et de la malice des capitalistes) que nous ne pouvons pas donner aux paysans des produits manufacturés en échange de toutes les céréales dont nous avons besoin. Conscients de cela, nous introduisons l’impôt en nature, c’est-à-dire que nous prendrons le minimum de céréales dont nous avons besoin (pour l’armée et les travailleurs) sous forme d’impôt et obtiendrons le reste en échange de produits manufacturés. »

D’une manière générale, cette pensée gradualiste a guidé la politique agricole soviétique jusqu’à la fin des années 1920, lorsque Joseph Staline a imposé un changement radical de cap, après avoir vaincu ses opposants au sein du parti bolchevik. La ruée soudaine vers la collectivisation a entraîné une famine en Ukraine et au Kazakhstan qui a coûté la vie à des millions de personnes.

Elle a fait chuter la production agricole et le niveau de vie dans les campagnes pendant une génération, renforçant l’hostilité des paysans envers l’État soviétique et ses fermes collectives. C’est pourtant ce modèle désastreux que Staline a présenté au mouvement communiste international comme la seule voie viable vers la transformation agricole. En Europe de l’Est, les régimes soutenus par l’Union soviétique se sont lancés dans des programmes de collectivisation coercitive à partir de la fin des années 1940, dont beaucoup ont ensuite été abandonnés.

Au moment de la révolution de 1949, la prépondérance rurale en Chine était encore plus importante qu’en Russie, trois décennies plus tôt, avec moins de 10 % de la population vivant dans les villes. Les communistes sont arrivés au pouvoir en organisant une armée paysanne pour combattre leurs adversaires nationalistes, avec comme principal argument la promesse d’une redistribution des terres. Ils ont tenu leur promesse après la révolution, mais le programme de réforme agraire était à peine achevé que Mao Zedong a lancé une campagne d’industrialisation forcée financée par l’exploitation des campagnes. Il en a résulté une nouvelle famine catastrophique. Après la mort de Mao, la Chine s’est également éloignée du modèle agricole inspiré par l’Union soviétique.

Les expériences agricoles lancées par Staline et ses disciples ont été un cas typique où l’on a jeté le bébé avec l’eau du bain. Ils ont repris du marxisme classique l’hypothèse selon laquelle l’agriculture à grande échelle était nécessairement plus efficace, mais ont ignoré tous les avertissements de Marx, Engels et Kautsky sur la nécessité de gagner la confiance des paysans plutôt que de recourir à la force brute.

Un monde urbain

Depuis la première moitié du XXe siècle, l’équilibre entre les villes et les campagnes a profondément changé dans le monde entier. Aujourd’hui, 55 % de la population mondiale vit dans des zones urbaines, un chiffre qui, selon les Nations unies, devrait passer à 68 % d’ici 2050. L’urbanisation ne se limite plus à des régions comme l’Europe et l’Amérique du Nord ; les deux tiers de la population chinoise sont urbains, tout comme près de neuf Brésiliens sur dix. L’Afrique devrait être plus urbaine que rurale d’ici 2033.

Si les révolutions paysannes, telles que celles qui ont eu lieu en Chine ou au Vietnam au cours du XXe siècle, ne sont plus à l’ordre du jour, cela ne signifie pas pour autant que les luttes pour et autour des terres ont perdu leur importance politique. Depuis le début du siècle, le syndicat des cultivateurs de coca en Bolivie, le Mouvement des travailleurs sans terre au Brésil et les agriculteurs indiens qui se sont opposés aux lois agricoles néolibérales de Narendra Modi ont tous démontré la vitalité continue des mobilisations sociales dans les campagnes.

S’il y a une leçon contemporaine à tirer de l’histoire de la pensée marxiste sur la question foncière, c’est certainement de se rappeler qu’il est essentiel d’étudier correctement ce qui se passe dans les campagnes au lieu d’essayer de leur imposer des formules abstraites, et d’écouter attentivement les demandes et les besoins des personnes qui y vivent réellement.

Pour une discussion approfondie des lacunes des approches marxistes de la question paysanne, voir l’entretien de Pierre-Philippe Rey, “L’anthropologue et le paysan”, disponible sur notre site (onglet multimédia-vidéos-théorie).

* Traduit de l’article original en anglais, publié en ligne par Jacobin, le 7 août 2024.

Daniel Finn est rédacteur en chef de Jacobin et l’auteur de One Man’s Terrorist : A Political History of the IRA, traduit en français sous le titre : Par la poudre et par la plume : histoire politique de l’IRA, Marseille, Agone, 2023.

Notes

[1] Hal Draper était un militant trotskiste historique aux États-Unis. Actif dès les années 1930, il construisit dans les années 1940 la première organisation trotskiste non orthodoxe, le Worker’s Party, qui considérait l’URSS comme un collectivisme bureaucratique et non comme un État ouvrier dégénéré. Ce fut un auteur marxiste prolifique. Il est notamment l’auteur des Deux âmes du socialisme.

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