Le 21 août 2025, la police a évacué le Leoncavallo, centre social historique de Milan et l’un des plus anciens d’Italie. L’expulsion a eu lieu avec vingt jours d’avance, dans le cadre d’une opération dont le maire Sala et son conseil municipal n’étaient pas informés. Plus de 50 ans de culture, de solidarité et d’autogestion ont ainsi été effacés en quelques heures de raid et de véhicules blindés. Le ministre de l’Intérieur Piantedosi – qui nie toutefois l’expulsion anticipée – revendique d’avoir « rétabli la légalité » grâce à une « stratégie constante et déterminée » qu’il entend poursuivre. Mais c’est précisément ce terme – « légalité » – qui mérite peut-être d’être interrogé.
Le Leoncavallo, un autoportrait
Le Leoncavallo SPA – Espace Public Autogéré – est un centre social occupé. Né à Milan en 1975, il mène des activités politiques et culturelles en totale autogestion. Une longue histoire étroitement liée à celle des mouvements extra-parlementaires, qui vit grâce aux générations qui se succèdent.
L’histoire du Leoncavallo commence le 18 octobre 1975, lorsqu’une zone désaffectée de 3600 m², située au 22 via Leoncavallo à Milan, est occupée par un groupe de militants extraparlementaires issus de diverses expériences internes au mouvement révolutionnaire qui a marqué le long ’68 italien.
L’occupation se distingue immédiatement par la proposition de thèmes touchant l’ensemble de la société : la création d’une crèche, d’une école maternelle, d’un accompagnement scolaire, d’une cantine populaire, d’un centre de consultation gynécologique, ainsi que d’activités culturelles. Ce sont les objectifs immédiats que se fixe le nouveau comité d’occupation.
Voici le premier tract que le comité distribue dans le quartier.Les activités qui se développent au cours des premières années permettent au Leoncavallo de s’enraciner dans la zone : naissent alors Radio Specchio Rosso, la Maison des Femmes et l’École Populaire.
Les revendications qui émergent touchent de plus en plus « la vie dans son ensemble ».Le Leoncavallo a dû changer de lieu plusieurs fois depuis le début des années 1990, toujours sous la pression d’une évacuation violente par la police qui saccage à plusieurs reprises le lieu.
Leoncavallo vit!
La légalité contre la justice
Le concept de légalité est traditionnellement perçu comme le fondement de la coexistence civile : respecter la loi signifie respecter la justice. C’est sur cette fausse équivalence que nous avons construit l’ordre de notre société, notre conception même de l’ordre. Et c’est dans les termes de cette équation que ressort la fragilité de plus en plus évidente de notre sens de la justice.
La « légalité » est devenue le mot fétiche que les institutions brandissent chaque fois qu’elles doivent cacher leurs responsabilités derrière le voile d’une prétendue neutralité, qui efface la violence et la revêt d’une normalité bureaucratique.
C’est le langage qui transforme les expulsions en actes neutres, ou les passages à tabac en « gestion de l’ordre public ». Ces dernières années, il s’est associé à un autre mot magique : « décence », et ensemble, ils fonctionnent comme une grammaire parfaite de l’exclusion. Une logique où le problème n’est pas la violence des inégalités, mais ceux qui la rendent visible. Pas la misère, mais ceux qui la vivent.
Ainsi, la légalité punit ceux qui occupent un bâtiment abandonné et protège ceux qui le laissent pourrir pour générer des profits. Elle frappe ceux qui construisent des espaces de solidarité, mais laisse intacts les rouages financiers qui produisent les expulsions, la précarité et la solitude. C’est une ligne arbitraire qui ne distingue pas la justice, mais mesure seulement la désobéissance et réduit l’espace de l’action politique.
Parler de légalité sans s’interroger sur ceux qui l’écrivent et ceux qui l’appliquent, c’est accepter sa nature de masque. Mais, derrière la façade du droit se dissimule lâchement la peur du pouvoir, ou plutôt de sa perte, rien d’autre.
Détruire les communautés autogérées
Les communautés autogérées suscitent la méfiance parce qu’elles montrent que l’organisation de la vie collective peut se faire en dehors des canaux officiels, en construisant des liens et des pratiques qui échappent aux catégories établies de citoyen, consommateur, contribuable.
Ces expériences font peur précisément parce qu’elles ne se limitent pas à « offrir des services » là où l’action publique est absente, mais remettent en question l’idée que seules les autorités centrales peuvent définir ce que signifie être une communauté.
Le conflit dont nous parlons ne concerne donc pas seulement les bâtiments occupés. Il concerne le concept même de communauté : ce qu’elle est, à qui elle appartient, quelles possibilités elle ouvre.
Lorsque nous parlons de communauté, nous ne faisons pas simplement référence à un groupe d’individus qui cohabitent dans un même espace. La communauté est un modèle de vie alternatif, fondé sur la coopération, le mutualisme et la solidarité. Dans les centres sociaux, ce modèle se traduit par des pratiques quotidiennes : activités culturelles gratuites, espaces de socialisation pour les jeunes et les personnes âgées, ateliers, bibliothèques, cantines populaires, soutien matériel aux personnes marginalisées.
Le triomphe de la vie
Au Leoncavallo, tout cela prenait vie de manière palpable. Un lieu qui a ouvert ses portes à de nombreux artistes, concerts et débats : de Dario Fo à Public Enemy, de 99 Posse à Africa Unite. Expositions d’art urbain dans son Dauntaun, représentations théâtrales, festivals de cinéma, cours de langue pour les migrants. Comme le fait remarquer Gaia Manzini, même pour ceux qui n’y accédaient que de manière occasionnelle, le Leoncavallo constituait un espace de liberté et de participation. C’était un lieu où la périphérie trouvait une communauté et où la contre-culture remettait en question les conventions, devenant ainsi le moteur du renouveau de la ville.
C’est précisément à travers ces pratiques quotidiennes que les centres sociaux deviennent des laboratoires de vie collective : ils créent des espaces où la culture n’est plus une marchandise, mais un outil d’émancipation ; la solidarité n’est pas épisodique, mais organisée, et le mutualisme n’est pas une théorie, mais une pratique concrète. Ils donnent vie à un réseau d’aide tangible, qui répond aux besoins immédiats et construit un tissu social souvent plus solide que celui fourni par les institutions. Et c’est là, fondamentalement, leur faute.
Car toute occupation qui fonctionne est une accusation silencieuse contre le système en place : elle démontre que ce qui nous est présenté comme « inévitable », cette pauvreté impossible à éradiquer, ne l’est pas du tout.
Une société de plus en plus corsetée
La législation de ces dernières années s’est multipliée en décrets et proclamations qui, sous le prétexte de la sécurité, promettent une protection et une défense accrues. Mais chaque décret, chaque projet de loi qui promeut aujourd’hui une forme plus sévère de légalité est souvent une déclaration de valeurs vide de sens. On invente de nouveaux types d’infractions, on annonce de nouvelles lois spéciales, mais en même temps, on soustrait les ressources concrètes qui seraient nécessaires pour s’attaquer aux problèmes à la racine.
Il suffit de penser aux DASPO urbains, introduits en 2017 par les décrets La promulgation d’un « décret sur le féminicide », aussi symboliquement important soit-il, semble presque une plaisanterie, alors que depuis des années, les centres antiviolences subissent des coupes budgétaires systématiques qui menacent leur existence, ou sont entravés au nom d’un légalisme fantoche. Il n’y a pas de renforcement des services territoriaux, il n’y a pas de soutien économique pour permettre l’autonomie des femmes qui portent plainte. Il y a plutôt la transformation de la violence en slogan législatif : une légalité performative qui s’épuise dans le symbolisme et le populisme politique de ceux qui font de la répression leur étendard.
Face au nombre de femmes qui ne parviennent pas à accéder à un refuge (environ 947 en 2024), les réponses les plus fréquentes des institutions ont été le retrait des financements et, dans certains cas, des tentatives d’expulsion ou de déménagement des structures autogérées.
L’histoire du collectif Lucha y Siesta n’est qu’un exemple parmi les plus emblématiques de cette dynamique. Créé à Rome en 2008 à la suite de l’occupation d’un immeuble abandonné de l’ATAC [la compagnie de transports publics], ce refuge a apporté son soutien pendant près de 20 ans à plus de 1 400 femmes, dont beaucoup étaient exclues des dispositifs institutionnels de protection. Il ne s’agissait pas seulement d’un toit, mais aussi d’une assistance juridique, d’un soutien psychologique, de parcours de réinsertion, d’ateliers culturels et politiques. Un véritable écosystème de soins né là où l’État était absent. Pourtant, au lieu d’en reconnaître la valeur, les institutions ont tenté à plusieurs reprises de le démanteler, le traitant comme un « problème de légalité ». La dernière tentative, il y a deux ans, n’a été stoppée que par la mobilisation citoyenne : des manifestations, des collectes de fonds et un réseau de solidarité qui a créé le comité d’actionnaires « Lucha alla città », transformant une occupation en un projet communautaire partagé.
Pendant le confinement
La pandémie nous a laissé de nombreuses leçons, mais la mémoire institutionnelle semble les avoir rapidement effacées. En 2020, pendant les mois les plus difficiles du confinement, ce sont précisément les centres sociaux et les espaces occupés qui ont assuré l’entraide : distribution de colis alimentaires, collecte de médicaments pour ceux qui ne pouvaient pas sortir, guichets d’écoute, réseaux de soutien pour les migrants et les travailleurs précaires exclus de toute forme d’aide sociale. Des brigades de solidarité aux City Angels, des familles entières qui, sans cela, se seraient retrouvées sans aucune ressource, ont trouvé de l’aide dans ces structures. Au cours de ces semaines, il est apparu clairement que l’« illégalité » de ces espaces était en réalité l’une des rares formes de contrat social qui subsistaient : un droit non écrit qui affirme que personne ne doit être laissé pour compte.
Ces exemples soulignent l’inconsistance de la rhétorique de la légalité lorsqu’elle est confrontée à la vie réelle. Là où l’État se limite au jeu de la propagande, les communautés élaborent des réponses, inventent des possibilités. Et c’est précisément cette capacité à transformer l’abandon en ressource, l’absence en présence, que la logique du pouvoir ne peut tolérer.
Car l’autre face de l’abandon est sous les yeux de tous : alors que des bâtiments entiers restent vides, murés ou laissés en friche, des dizaines de milliers de personnes vivent sans domicile et des générations entières grandissent sans espaces de socialisation. L’expulsion de ceux qui créent des communautés coexiste avec la désertification planifiée de quartiers entiers. C’est le vide comme politique.
Face au sans-abrisme
En Italie, selon les derniers recensements, le nombre de logements vacants dépasse les 10 millions, soit 30 % des logements recensés. Des immeubles entiers qui n’abritent personne, des appartements vides, d’anciens espaces industriels murés et blindés. Dans le même temps, plus de 96 000 personnes vivent sans domicile.
Les chiffres révèlent la brutalité de ces données : les logements existent, mais leur fonction a été inversée. Ils ne sont plus un bien commun, mais des réserves de valeur, non plus un droit, mais une marchandise.
À cette contradiction sociale s’ajoute une crise profonde du logement. En 2024, plus de 3,3 millions de personnesvivaient dans des conditions de grave précarité en matière de logement : logements surpeuplés, dépourvus des services essentiels ou dans un état précaire. Et les mineurs exposés au risque de pauvreté ou d’exclusion sociale dépassent 26,7 %, avec des pics très élevés dans le sud et dans les îles.
Le phénomène des sans-abris a connu une accélération dramatique : d’environ 125 000 en 2011, on est passé à près de 500 000 en deux décennies. En ce qui concerne les expulsions, l’année 2023 n’a pas mis fin à la pression sur le logement : 39 373 jugements ont été rendus, même si leur exécution a concerné 21 345 cas, la plupart pour des impayés involontaires, c’est-à-dire pour une incapacité à payer le loyer en raison d’une baisse de revenus. Une augmentation de plus de 20 % en 3 ans, qui a principalement touché les jeunes, les femmes et les migrants.
Airbnb contre locataires
Dans les grandes villes, la pression du marché immobilier touristique a encore davantage érodé le droit au logement : des quartiers entiers ont été vidés de leurs résidents et remplis par Airbnb. La ville n’est plus conçue pour ceux qui y vivent, mais pour ceux qui la consomment.
C’est là que naissent les occupations en réponse à cette spoliation. Réduire les occupations à un « acte de vandalisme » est une caricature qui ne résiste pas à l’évidence. Mais cette stigmatisation est nécessaire à ceux qui n’ont d’autre réponse à la souffrance des pauvres que leur sécurité et la répression.
Traiter les occupations comme si elles formaient un tout – abus ou délit – est également une stratégie astucieuse en ce sens. Mais les occupations ne sont pas toutes identiques : elles varient en fonction de la propriété du bâtiment (publique ou privée), de sa fonction d’origine (logement, école, usine, bureau) et surtout de son objectif (logement, social, culturel).
Il existe une énorme différence éthique entre occuper des appartements vacants appartenant à l’État pour héberger des familles en situation d’urgence et s’approprier des espaces inutilisés à des fins privées ou spéculatives.
Défendre un droit fondamental
Depuis les années 70, l’histoire des luttes pour le logement en Italie a toujours reconnu la valeur politique de ces actes : revendiquer le droit au logement comme un droit fondamental, même par des moyens illégaux, lorsqu’aucune autre voie n’était possible. Pourtant, dans le débat médiatique et politique actuel, cette complexité disparaît. Les différences, les histoires et les urgences sont effacées, jusqu’aux paradoxes où l’on compare les expériences d’entraide mutuelle avec les sièges néofascistes : comme si l’axe de symétrie était le même, comme si occuper pour garantir un toit et occuper pour répandre la haine avaient la même portée.
C’est le jeu de la confusion légaliste, un langage qui réduit tout à l’infraction et qui finit par contaminer subtilement notre sens moral. S’il est urgent de dénoncer l’évidence du double standard avec lequel le gouvernement tolère les occupations néofascistes, il est tout aussi important de ne pas tomber dans cette même confusion légaliste qui annule les différences et vide la politique de son sens.
C’est précisément grâce à ce glissement que la politique parvient, d’une part, à transformer une question sociale, celle du logement, en un problème de sécurité et, d’autre part, à ignorer ceux qui occupent des lieux pour répandre la violence, car cette occupation, contrairement à d’autres, est considérée comme « légale ».
La légalité, ainsi brandie, n’est plus un instrument de justice : c’est une arme sélective, qui frappe ceux qui construisent des communautés et épargne ceux qui alimentent l’oppression. C’est sur cette distorsion que se mesure la véritable fragilité de notre démocratie.
*Texte paru sur le site en ligne Valigia Blu, traduit par nos soins de l’italien. Titre et intertitres de notre rédaction.