« Les racines sociales de l’opportunisme » — réflexion à partir d’un texte d’Ukshin Hoti.

par | Août 19, 2025 | Balkans, Classes sociales, Suisse

À propos d’Ukshin Hoti

Cet article propose d’abord une traduction de l’albanais d’un chapitre du livre d’Ukshin Hoti, Filozofia politike e çështjes shqiptare (La philosophie politique de la question albanaise), écrit en prison et publié en 1997. Son auteur a disparu en 1999, certainement assassiné, juste après sa libération, en pleine guerre du Kosovo. J’ai conservé certains termes albanais, en italique dans l’original, avec des explications (mëhalla, hisë, oda). J’en propose aussi une interprétation personnelle appliquée à la diaspora albanaise en Suisse. J’y interroge la façon dont l’autorité familiale se rejoue dans les associations, le champ politique et le monde du travail et j’essaie de montrer en quoi des stratégies opportunistes peuvent entraver l’émancipation citoyenne et politique. Enfin, je montre comment la société suisse le favorise et s’en accommode.

Les racines sociales de l’opportunisme

Par Ukshin Hoti (traduction française d’Edon Duraku)

Au cours de mes longues années passées à Krusha [1], que mes amis de Pristina (du comité de la Ligue démocratique du Kosovo — LDK [2]) qualifiaient d’auto-isolement — j’ai eu tout le temps d’observer des phénomènes étranges, dont la présentation me semble d’une grande importance sociale. Dès 1981, j’avais remarqué le phénomène des fils de «tata» (notables urbains conservateurs, souvent liés à des réseaux clientélistes, NDT) à Pristina, sans savoir qu’ils étaient soutenus par les fils des «haxhi-baba» (pères de famille, figures patriarcales religieuses ou morales, NDT) au village). Durant la dernière décennie, je pensais que nous avions déraciné l’opportunisme politique, mais j’ignorais à quel point ce phénomène avait des racines profondément ancrées.

Dans la réalité politique et intellectuelle du Kosovo, quelque chose me dérangeait constamment, sans que je parvienne à l’expliquer ou à en saisir toute la portée. Cela concernait les cadres politiques. Avant 1981, alors que j’étais activement engagé en politique, je m’étais plusieurs fois confronté à de hauts responsables du Kosovo sur la question des cadres. Je soulignais qu’il n’y avait pas assez d’opportunités pour permettre à la jeune génération de s’impliquer, mais on me répondait que nous manquions de personnel, même pour les besoins élémentaires. J’en avais conclu qu’ils cherchaient des cadres fidèles, à leur service, et non pour le développement du Kosovo. Nous n’étions pas d’accord : chacun campait sur sa propre vision du monde. À première vue, il semblait que la LDK avait fait le bon choix. La majorité des cadres sélectionnés avaient une formation professionnelle solide, et les organes supérieurs étaient même composés de titulaires de divers diplômes scientifiques.

Pourtant, j’avais observé que certains jeunes, que je connaissais personnellement pour leurs compétences organisationnelles et autres talents, n’avaient pas été retenus, malgré mes efforts pour les promouvoir. Ceux qui avaient été élus avaient abandonné peu après leur poste — ou même la LDK. Cela m’avait étonné, d’autant plus qu’ils avaient été parmi les plus actifs à tous les niveaux. Il était clair, dès le départ, qu’une part importante de la responsabilité de cette situation revenait au mécanisme électoral, qui reposait surtout sur les quartiers (mëhalla dans les villages) ou les cercles sociaux (dans les villes). La mëhalla soutenait son propre candidat, peu importe qu’il soit meilleur, ou non que celui du quartier voisin. Mais il y avait autre chose. On observait souvent que les jeunes hommes les plus doués entretenaient des relations tendues avec leur propre quartier — et que, pour une raison ou une autre, ces conflits n’étaient jamais abordés ni résolus. Cela avait éveillé ma curiosité.

J’avais remarqué que la grande majorité des élus, à l’échelle locale ou municipale, vivaient dans des familles nombreuses — avec frères, parents, parfois oncles ou cousins éloignés — pour des raisons objectives (chômage d’abord partiel, puis presque total), mais aussi du fait d’un manque d’instruction, de culture du travail intellectuel, etc. Mariés et avec enfants, ils n’avaient jamais expérimenté la vie individuelle, indépendante de leur propre famille. Bien que diplômés universitaires, ces individus étaient encore soumis, dans leur quotidien, à l’autorité et aux jugements des anciens et du patriarche. Au fil du temps, une étrange symbiose s’était établie entre le diplômé, la famille élargie et le pouvoir, une relation mutuellement avantageuse, mais qui avait bloqué — voire freiné — le progrès social.

1) Ce citoyen universitaire, bien qu’indépendant en apparence, ne se rendait pas compte qu’il restait intégré à sa famille élargie. Généralement, seul à travailler (sa femme restant au foyer), son salaire suffisait à peine pour faire vivre une famille nombreuse, et il n’avait que peu de chances de posséder une voiture. À l’intérieur de cette grande famille, il était presque déchargé de la responsabilité d’éduquer ses enfants, qu’il partageait avec d’autres. Libéré de ces tracas, il pouvait se consacrer à des activités de loisir — qui, dans un village, se réduisaient souvent au sport.

2) La famille, de son côté, en tirait un double profit :

a) Les sources de ce profit résidaient généralement dans la contestation de la hisë (la part d’héritage — qu’il s’agisse des biens transmis par les parents ou de biens communs). Comme ces familles n’avaient réussi à éduquer qu’un ou deux de leurs membres (rarement la majorité d’entre eux), une division égale de l’héritage, quel que soit le niveau d’instruction des frères — même lorsqu’ils travaillaient tous — menait inévitablement à des niveaux de vie inégaux. Le citoyen diplômé, employé comme professeur ou ingénieur, vivait nécessairement différemment de ses frères non instruits (les sœurs, en revanche, n’étaient jamais prises en compte). Cela pouvait provoquer des tensions, des désaccords familiaux, voire sociaux. Face à ce phénomène, la plupart des pères refusaient de « pécher » en accordant l’indépendance à leurs fils instruits. Ces derniers, incapables de se confronter seuls aux difficultés de la vie, renonçaient à leur part d’héritage et se soumettaient à la tradition et au mode de vie coutumier. En retour, ils « payaient » cette sécurité par la fusion progressive de leur identité individuelle dans celle, collective, de la famille.

b) Ces familles nombreuses comprirent rapidement que l’autorité sociale de leur fils instruit pouvait être utile, non seulement pour accroître directement leur richesse matérielle (ce qui était généralement le cas, lorsque leurs fils travaillaient dans l’ancienne économie sociale — celle de l’époque titiste, NDT), mais surtout pour l’établissement ou le renforcement de liens sociaux (s’ils ne les avaient pas déjà constitués) et pour l’élévation du prestige de la famille. C’est pourquoi elles commencèrent à accorder une attention particulière au niveau de vie individuel de leur fils diplômé — mais pas à sa famille nucléaire, laquelle, avec une jalousie particulière, se voyait soumise aux règles strictes de la vie commune de la grande famille. À lui, peut-être, on achetait une voiture à l’éclat trompeur, dénichée dans quelque dépôt d’antiquités en Europe, avec laquelle il pouvait se promener et se faire plaisir — tandis que ses enfants étaient quant à eux étroitement liés à la famille élargie, à travers de nouvelles amitiés qui leur ressemblaient.

3) La société elle-même tirait profit de ces familles nombreuses. Selon les estimations statistiques, près de 60 % de la population albanaise était composée de jeunes. L’ancien pouvoir communiste était dans l’incapacité de contrôler efficacement cette armée de jeunes qui avaient grandi entretemps et qu’il était difficile, ne serait-ce que de connaître, encore moins de contrôler. Pour cette raison, la structure politique du pouvoir s’appuyait généralement sur les chefs de famille et sur l’autorité des anciens. Par divers moyens, il les aidait à maintenir leur autorité au sein de leur famille, soit en leur pardonnant certaines condamnations judiciaires (pour préserver leur « honneur »), soit en fermant les yeux sur des comportements contraires aux normes sociales et juridiques.

Puisque cette symbiose familiale était en réalité le produit de conditions économiques objectives, elle ne pouvait être modifiée sans provoquer de profonds bouleversements familiaux. C’est pourquoi les mécanismes de défense psychiques et spirituels se transformèrent très rapidement en un opportunisme généralisé au sein des familles. Mais cet opportunisme, telle une gigantesque araignée, étendit peu à peu sa toile sur l’ensemble de la société. Ces familles parvinrent même, avec un succès complet, à établir des liens avec une partie de l’intelligentsia de Pristina, laquelle, elle aussi, était fondamentalement guidée par l’intérêt matériel. De nombreux professeurs, médecins, directeurs, etc., « revenaient » dans ces familles sous divers prétextes — prétendument pour revoir d’anciens étudiants à qui ils avaient d’ailleurs souvent offert leurs notes, mais en réalité, pour remplir les coffres de leurs grosses voitures de légumes et de divers produits du moment —. Quoi qu’il en soit, l’expansion de ces réseaux avait fini par créer une société étonnamment homogène, fondée sur un opportunisme redoutable — non seulement envers les exigences de l’époque, mais aussi envers les exigences élémentaires de la vie elle-même —.

Si un tel ensemble de rapports avait reflété une société développée, son fondement opportuniste aurait constitué un solide pilier de stabilité sociale. Mais il s’agissait là de rapports dictés par les conditions économiques — et avant tout par le manque d’emplois. Ils se construisaient sur la négation quasi totale des femmes comme sujets sociaux ; ne prenaient pas en compte la croissance des nouvelles générations ; et finissaient dans l’oda paysanne comme symbole de l’« ordre et de l’hospitalité » [3]. La « stabilité » obtenue de cette manière ne favorisait aucun changement social positif, bien au contraire : elle figeait l’état des choses ; elle ne se tournait pas vers l’avenir, mais restait enfermée dans le présent ; elle se mesurait au passé, mais ignorait le lendemain. Il était clair qu’une telle symbiose opportuniste ne permettait pas la sélection des meilleurs dans les structures dirigeantes, et pas seulement au sein de la LDK.

Profondément affecté par cette situation, dans les moments de deuil, j’étais conduit à imaginer le Kosovo comme un immense entrepôt de vieilles voitures européennes qui, par leur éclat trompeur, auraient réussi à bouleverser les valeurs. Lors d’une assemblée extraordinaire à Krusha, j’en arrivai à la conclusion que j’étais en présence des fils et filles des « haxhi-baba » du village et des « tata » de la ville, qui étaient incapables de comprendre que l’on ne pouvait pas aller vers l’Europe avec des rapports féodalo-claniques et féodalo-capitalistes. En d’autres termes, je réclamais l’ouverture d’un espace à la compétition des valeurs authentiques. Plus tard, j’ai appris que l’on m’accusait d’avoir une vision élitiste du monde. Certains articles, dans la presse albanaise, m’ont indirectement donné des leçons sur la philosophie de Platon, bien qu’ils n’aient pas compris un fait élémentaire : lorsque Platon défendait le gouvernement des philosophes, il réclamait en réalité le gouvernement de la compétence — ou la compétence dans l’organisation des affaires sociales (les philosophes en tant que connaisseurs compétents de la société). Mais il semble que je me sois trompé. L’histoire a montré que, bien souvent, la majorité impose l’incompétence pour diriger la société. Pourtant, l’incompétence n’a jamais véritablement su séduire la majorité, au Kosovo. Ainsi, il semblait bien que presque toute la jeunesse albanaise aspirait à émigrer en Europe. C’était comme si le but de l’européanisation du Kosovo allait être atteint en « européanisant » sa jeunesse, en épousant des Européennes et en abandonnant une fois pour toutes les rapports féodalo-claniques que j’ai décrits.

Graffiti à Prishtina : « Ku është Ukshin Hoti? » (“Où est Ukshin Hoti ?”), avec le portrait d’Ukshin Hoti.

Réflexion personnelle

J’ai choisi de traduire ce chapitre, parce qu’il résonne avec la réalité contemporaine, bien au-delà du contexte kosovar des années 90. Ce qui m’a particulièrement frappé, c’est comment Ukshin Hoti met en évidence l’articulation entre le pouvoir politique et les structures sociales autoritaires préexistantes, notamment les figures traditionnelles de l’autorité familiale — ceux qu’il désigne avec un certain mépris, comme les «tata» des villes et les «haxhi-baba» des campagnes, utilisées pour contrôler la jeunesse, l’empêcher de s’émanciper et imposer une forme d’assujettissement social et politique.

Les associations

En tant qu’Albanais vivant en Suisse et devenu suisse, j’ai très souvent l’impression de reconnaître ces mêmes mécanismes autoritaires à l’œuvre ici, au sein de la diaspora. Dans le champ associatif genevois, par exemple, les dynamiques claniques me semblent encore très présentes : les associations ne fonctionnent pas toujours comme des espaces collectifs égalitaires autour d’un projet commun, mais parfois comme des prolongements de solidarités familiales ou de logiques d’allégeance. On promeut souvent des membres de sa propre famille ou de son cercle d’origine, parfois de manière inconsciente, tant ces habitudes sont profondément ancrées. Évidemment, toutes les associations albanaises ne fonctionnent pas comme ça. Il y a aussi des espaces de rupture, de débat, d’ouverture. Cependant, mon sentiment est que ces logiques demeurent tenaces et sont très difficiles à contester.

J’ai été impressionné par le témoignage d’un ami albanais, dans le cadre de mon expérience au sein de l’association des étudiant·e·s albanais·es de Genève, qui me confiait qu’après un désaccord avec une figure «influente» de la communauté, celle-ci l’avait «menacé» de prévenir son père pour «le recadrer». Ce réflexe de faire appel à l’autorité paternelle, même en Suisse, montre combien la logique patriarcale et hiérarchique demeure vivace, jusque dans les conflits entre adultes.

Ces mécanismes ne se réduisent toutefois pas au champ associatif, mais déploient aussi leurs effets dans d’autres aspects de la vie sociale en Suisse, dont les autorités participent à reproduire cet état de fait pour en tirer profit. Parfois, sous couvert d’ouverture ou de dialogue, elles s’accommodent également de cet héritage de servitude sociale. Elles la tolèrent et l’instrumentalisent pour maintenir les Albanais dans des rôles subalternes ou pour reproduire des logiques clientélistes dans le champ politique local. À partir de cette lecture, j’aimerais avancer une hypothèse : ces logiques «féodales» ne s’opposent pas au système capitaliste dominant, mais peuvent s’y greffer, que ce soit dans les villes ou les campagnes.

Le développement inégal et combiné

Léon Trotsky nomme « développement inégal et combiné » le fait que des sociétés « retardataires » ne reproduisent pas mécaniquement le chemin des plus avancées, mais greffent des formes anciennes (claniques, patriarcales, féodales) sur des structures modernes (marché, État, industrie), créant des formations sociales hybrides. C’est précisément ce que décrit Ukshin Hoti quand il parle de « féodalo-capitalisme » : l’archaïsme ne disparaît pas, il s’adapte. Dans la diaspora albanaise en Suisse, les codes d’autorité importés s’accommodent bien de dispositifs locaux (paternalisme des petites entreprises, réseaux de proximité), et au lieu de s’annuler, ils se renforcent. Cette combinaison rend l’émancipation plus difficile : on « s’intègre » ainsi, mais sans transformer les rapports de pouvoir.

Écoutons Trotsky à ce propos :

« Sous le fouet des nécessités extérieures, la vie retardataire est contrainte d’avancer par bonds. De cette loi universelle d’inégalité des rythmes découle une autre loi que, faute d’une appellation plus appropriée, l’on peut dénommer loi du développement combiné, dans le sens du rapprochement de diverses étapes, de la combinaison de phases distinctes, de l’amalgame de formes archaïques avec les plus modernes. »

 

La révolution de 1917 avait pour but immédiat de renverser la monarchie bureaucratique. Mais elle différait des anciennes révolutions bourgeoises en ceci que l’élément décisif qui se manifestait maintenant était une nouvelle classe, constituée sur la base d’une industrie concentrée, pourvue d’une nouvelle organisation et de nouvelles méthodes de lutte. La loi du développement combiné se décèle ici dans son expression la plus extrême : commençant par renverser l’édifice médiéval pourri, la révolution amène au pouvoir, en quelques mois, le prolétariat avec le parti communiste en tête. » [4] 

La féodalité sociale

Par «féodalité sociale», je n’entends pas le régime médiéval stricto sensu, mais des configurations où des liens personnels de dépendance, des hiérarchies familiales et un paternalisme d’autorité qui structurent la vie collective et le travail. Le philosophe et sociologue, Ferdinand Tönnies, distinguait ainsi deux logiques sociales : celle de la Gemeinschaft (communauté, plutôt préindustrielle) et celle de la Gesellschaft (société moderne/industrielle) [5]. La première repose sur la tradition, les liens de sang/voisinage et le statut; la seconde sur l’individu, le contrat, des règles impersonnelles et la mobilité. Cette boussole aide à comprendre ce que décrit Ukshin Hoti : des formes communautaires (familiales, claniques, patriarcales), mises brutalement au contact d’institutions modernes importées, ne disparaissent pas. Elles se recomposent dans de nouveaux cadres (associations, PME familiales) et peuvent entraver l’émancipation.

Gemeinschaft/Gesellschaft—schéma indicatif d’après Ferdinand Tönnies. Les situations réelles combinent toujours des éléments des deux pôles.

La plupart des Albanais arrivés de zones rurales (Gemeinschaft) sont projetés dans la Gesellschaft helvétique. Mais cette transition ne modifie pas leur univers mental du tout au tout : les codes de la Gemeinschaft trouvent parfaitement leur place dans les associations et les petites entreprises (loyauté, réputation, autorité personnalisée). Résultat : une hybridation qui permet de s’intégrer plus vite, grâce aux réseaux et à la discrétion attendue, mais sans transformer les rapports sociaux — l’opportunisme se maintient en tant que stratégie d’ajustement entre statut/particularisme, d’une part, et contrat/universalisme, ce l’autre). C’est tout à fait le mécanisme qu’Ukshin Hoti dénonce : une «symbiose» qui stabilise l’ordre existant.

Le double exode

En Suisse, notamment, en dehors des centres urbains, il existe une forme de féodalité «moderne» plus diffuse, moins hiérarchique en apparence, qui se satisfait de la présence albanaise en adaptant ses structures communautaires traditionnelles pour son profit. Elle repose sur des réseaux de loyauté, de contrôle social, de dépendance économique et d’autorité morale.

Beaucoup d’Albanais connaissent ainsi un «double exode» : ils n’ont pas seulement quitté leur pays; ils ont aussi quitté leur village. La plupart sont originaires des zones rurales du Kosovo et se sont retrouvés dans les villes suisses. Cette émigration combine exil et exode rural, avec tout ce que cela comporte de ruptures, de déclassements et d’apprentissages. Pourtant, il m’est arrivé de constater que certains Albanais, issus directement des campagnes, paraissaient mieux «s’intégrer» en raison de réalités sociales proches : réseaux resserrés, emplois agricoles, voisinage qui compte, ainsi que des valeurs patriarcales et un rapport à l’autorité qui entrent en résonance directe avec un le conservatisme rural helvétique.

Ces convergences inattendues entre nostalgie de la figure paternelle toute-puissante et valorisation de la famille traditionnelle créent un terrain commun, où l’intégration ne passe pas par la rupture, mais par la soudure de deux archaïsmes. Autrement dit, la campagne peut offrir plus rapidement une place, souvent dans un cadre où l’on s’adapte sans vraiment se transformer. C’est le type de combinaison qu’évoquent à leur manière Ukshin Hoti et Léon Trotsky : l’archaïque et le moderne s’imbriquent au bénéfice de l’ordre existant.

Dans les villes, où l’individualisme libéral domine, la «féodalité» sociale albanaise fusionne parfaitement avec l’univers «familial» de la petite entreprise. Cette hybridation tend à enfermer la communauté albanaise dans des structures rétrogrades plutôt que de se transformer elle-même en profondeur. Dans ce contexte, l’opportunisme que dénonce Ukshin Hoti comme conséquence des rapports sociaux «féodaux» ne disparaît pas dans la diaspora, bien au contraire, il se reproduit. Confrontés à l’exclusion ou à la marginalisation, beaucoup d’Albanais adoptent ainsi des logiques opportunistes dans l’émigration, que ce soit dans leur rapport aux institutions, aux structures communautaires, ou dans le champ politique local.

Il ne s’agit pas d’un jugement moral de ma part, mais d’une observation : l’opportunisme devient une stratégie d’adaptation, voire de survie, dans un système qui ne reconnaît pas pleinement l’individu ou le collectif dans sa diversité, mais seulement des appartenances. Ainsi, l’oppression se transforme en stratégie, puis en habitude, jusqu’à devenir une culture sociale intégrée. Ce double enfermement, par les structures patriarcales héritées et par les structures capitalistes du pays d’immigration, rend l’émancipation d’autant plus complexe et donne à la critique d’Ukshin Hoti une portée actuelle, au cœur même de la diaspora. Ce qu’il décrit comme la fuite de la jeunesse albanaise «vers l’Europe», sans rupture avec les traditions patriarcales ou claniques, s’illustre ici parfaitement.

Il ne voit pas cette fuite comme un chemin d’émancipation, mais comme une migration des chaînes elles-mêmes : les rapports de pouvoir hérités ne sont pas abandonnés, ils sont transportés et reconfigurés dans un nouveau cadre socio-économique. Cela produit, selon ses propres termes, une sorte de système «féodalo-capitaliste», à entendre ici, dans un sens critique et élargi, comme la fusion de rapports d’autorité traditionnels avec ceux qui dominent de larges secteurs de la petite et moyenne bourgeoisie du capitalisme libéral contemporain. La féodalité ne vient pas «d’ailleurs», elle est aussi présente ici, simplement mieux maquillée par les règles de l’État de droit.

Si l’on regarde les trajectoires sans fétichiser les frontières nationales, on réalise qu’il n’y a, au fond, qu’un seul exode : celui qui arrache les hommes et les femmes des campagnes pour brancher leur force de travail sur les circuits urbains du capital. Qu’on quitte une vallée du Kosovo pour Prishtina, ou pour Genève, la dynamique est similaire : on migre du monde de la communauté (statut, coutume, voisinage) vers le monde du contrat (salariat, règles impersonnelles). La «frontière» change la langue, le droit, les papiers, mais la logique sociale reste celle de l’exode rural. En réalité, les salariés sont toutes et tous des migrants; certains sont arrivés plus tôt, d’autres plus tard.

Alors, pourquoi parler d’un double exode pour beaucoup d’Albanais en Suisse? Parce que le passage durable de la campagne à la ville, là où se jouent les rapports de travail — l’émancipation et son blocage —, se double d’un exil géopolitique, d’une aliénation juridique et politique (papiers, asile, droits). Cependant, du point de vue des rapports de travail, l’exode rural reste le mécanisme central de l’intégration à l’économie capitaliste et à ses mécanismes d’exploitation et d’accumulation, ici comme ailleurs.

Albert Anker, « Grossvater erzählt eine Geschichte » (Le grand-père raconte une histoire), 1884, huile sur toile.

Patronat et paternalisme

En Suisse, les PME, qui constituent plus de 99 % des entreprises, sont souvent des structures familiales ou de petite taille, où le patron incarne une figure à la fois bienveillante et autoritaire. Comme le souligne un chercheur, ces entreprises adoptent souvent « une gestion à taille humaine, plus familiale, largement teintée de paternalisme », même si ce terme reste tabou dans le discours public [6]. Cette configuration s’appuie sur des rapports interpersonnels de confiance, de « don de soi », voire de soumission, qui sont reconnus comme facteurs de performance dans l’entreprise familiale [7]. Dans ces contextes, le paternalisme des petites entreprises suisses et les loyautés communautaires importées tendent à se renforcer mutuellement : on trouve plus vite du travail, on s’insère plus aisément dans des réseaux de proximité, mais au prix d’une intégration qui privilégie la subordination et la discrétion sur l’autonomie et la contestation. Là encore, l’ancien et le moderne se combinent : un féodalo-capitalisme discret stabilise ainsi l’ordre social plus qu’il ne l’ouvre à l’émancipation.

J’ai rencontré ainsi à plusieurs reprises de jeunes Albanais, employés dans des PME, qui se déclarent membres du PLR (Parti libéral-radical), le parti dominant de la droite patronale en Suisse, sans vraiment s’intéresser à la politique. Lorsque je leur demandais pour quelles raisons ils avaient adhéré à ce parti, ils me répondaient que leur patron leur avait conseillé d’adhérer «pour le réseau» et «pour la carrière». Ces récits récurrents disent quelque chose d’un mécanisme : le droit de cité par la loyauté au patron plutôt que par une adhésion réfléchie. On gagne ainsi protection et intégration, on y perd autonomie et voix propre. C’est précisément ce type de soudure entre codes communautaires (allégeance, reconnaissance) et marché politique local qui nourrit l’opportunisme comme stratégie d’adaptation.

L’exemple de Vetëvendosje

Avec la lecture du texte d’Ukshin Hoti, je pense également à mon expérience avec le mouvement Vetëvendosje (autodétermination) — orienté à gauche. Lorsqu’il a commencé à gagner en popularité, à partir de 2017, j’ai observé que beaucoup de gens rejoignaient non pour ses idées, mais par opportunisme, par instinct de survie politique. Même des figures influentes localement, qui restaient auparavant à distance se sont soudainement ralliées au parti. Peu à peu, le projet d’émancipation initial s’est dilué dans une forme d’institutionnalisation, de normalisation. Le système «féodal» trouvait là au fond encore un moyen de s’infiltrer. Ce phénomène n’est pas propre à Vetëvendosje : toute force politique populaire, en accédant au pouvoir, risque d’être récupérée, normalisée, détournée. Mais c’est précisément pour cette raison que la vigilance critique reste nécessaire, même, et surtout, de la part de celles et ceux qui y ont cru.

Les compétences

La réponse d’Ukshin Hoti concernant les compétences m’interroge. À mes yeux, elle n’appelle pas à une société gouvernée par une élite technocratique, mais à une rupture avec les logiques féodales, où les postes de pouvoir sont attribués en fonction de loyautés familiales, d’un héritage ou d’une soumission. Ce qu’il revendique c’est une société capable de reconnaître la valeur réelle des personnes en fonction de leur capacité à contribuer à la vie commune. Il ne s’agit pas de valoriser le mérite, la connaissance académique ou l’engagement personnel, mais de rompre avec un système de reproduction sociale autoritaire pour ouvrir la voie au progrès social collectif.

Conclusion

Ukshin Hoti identifie un problème dans le Kosovo des années 90, qui se perpétue sous des formes hybrides ou différentes sous d’autres cieux, notamment dans la diaspora. La situation complexe des Albanais en Europe occidentale est souvent incomprise par les populations «d’accueil», qui la perçoivent peut-être comme une forme d’exotisme ou de particularité sociale. J’ai voulu interroger les effets de cette émigration et leurs mécanismes de reproduction à l’échelle de la société dans son ensemble. De tels mécanismes ne concernent bien sûr pas que les Albanais. Je me suis intéressé plus particulièrement, parce que je la connais de l’intérieur. Mais on retrouve, sous d’autres formes, des dynamiques analogues dans toutes les communautés immigrées, généralement issues du monde rural de pays «moins développés».

Ce qui relie leurs trajectoires, c’est le déracinement et la prolétarisation de la paysannerie traditionnelle, l’exode rural, la migration économique pour survivre. D’où mon souhait — sans discours moral ni procès en identité — que les communautés étrangères en Suisse, qu’elles soient d’origine albanaise, maghrébine, subsaharienne, portugaise, espagnole, italienne, etc., se pensent d’abord comme une même collectivité de travailleuses et de travailleurs, d’habitantes et d’habitants des quartiers populaires. C’est à ce niveau que pourra naître une solidarité de classe capable de dépasser les appartenances nationales, d’ouvrir des alliances concrètes (salaires, logement, droits, régularisations) et de transformer enfin ce qui doit l’être en pensant et en mettant en pratique l’émancipation sociale et démocratique. C’est dans ce sens que je comprends le texte d’Ukshin Hoti. Mon analyse ne prétend pas à la vérité, mais je souhaite que la lecture de cette traduction invite à la réflexion, chacun·e à sa manière, en partant de sa propre expérience. J’invite à lire non seulement comme un document historique, mais comme un point de départ pour penser autrement et avec espoir notre avenir commun.

Notes

[1] Krusha e Madhe est le village natal d’Ukshin Hoti, dans la région de Rahovec (Kosovo). Après ses emprisonnements dans les années 1980, puis de nouveau dans les années 1990, il a été ostracisé par les autorités serbes et interdit d’exercer toute activité politique ou académique. Il s’est replié à Krusha e Madhe, dans une sorte d’isolement intellectuel contraint. C’est dans ce contexte qu’il a observé et analysé en profondeur les dynamiques sociales du Kosovo.
[2] La LDK, favorable à l’indépendance du Kosovo, a été fondée en 1989 par Ibrahim Rugova. C’est le premier grand parti politique albanais formé après la chute du régime titiste.
[3] Dans la tradition albanaise, l’oda est la pièce commune (souvent masculine) de la maison rurale, où se tiennent les discussions importantes, les réceptions d’hôtes et les décisions familiales. Elle symbolise ici le cœur du pouvoir patriarcal traditionnel.
[4] Léon Trotsky, Histoire de la révolution russe, t. I, chap. 1 « Particularités du développement de la Russie », éd. en ligne, Marxists Internet Archive, https://www.marxists.org/francais/trotsky/livres/hrrusse/hrrsomm.htm (accès : 11 août 2025).
[5] Ferdinand Tönnies, Gemeinschaft und Gesellschaft (Leipzig : Fues’s Verlag, 1887) ; voir aussi la traduction anglaise : Community and Society, trad. et éd. Charles P. Loomis (East Lansing: Michigan State University Press, 1957). Pour une synthèse en français, cf. Raymond Boudon & François Bourricaud, Dictionnaire critique de la sociologie, entrée « Communauté/Société » (Paris : PUF, 1982 ; nouv. éd. 2000).
[6] Benjamin Bertrand, Philippe Bodenez et Étienne Hans, « Le patron de PME, ou le syndrome de Peter Pan », mémoire de 3ᵉ année du Corps des Mines, MINES ParisTech, 2010. Publié en ligne dans La Gazette (Annales des Mines), n° 55, PDF, 130 p. Disponible ici : https://www.annales.org/gazette/memoire_Gazette_55.pdf
[7] José Allouche et Bruno Amann, « La confiance : une explication des performances des entreprises familiales », Économies et Sociétés, Série Sciences de gestion (SG), nos 8–9, 1998, p. 129–154. Version en ligne : https://www.researchgate.net/publication/255658591_La_confiance_Une_explication_des_performances_des_entreprises_familiales

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