« Le mouvement pour la démocratie en Serbie pose la question d’une refondation démocratique de l’Europe par une remise en cause des bases actuelles de l’Union… » Le philosophe Pierre Dardot répond aux questions du Courrier des Balkans.
Il a récemment publié, avec Christian Laval, Instituer les mondes – pour une cosmopolitique des communs (La Découverte, 2025), cherchant à fonder une perspective de sortie de la crise du néolibéralisme (marchandisation du monde et anthropocène) et à contrecarrer les propositions autoritaristes. Le philosophe et le sociologue ont déjà fourni nombre d’analyses sur la souveraineté et la forme de domination exercées par l’État en insistant sur leur historicité et motivant leur dépassement ainsi que celui du strict cadre national (sans estimer qu’un « grand soir » quelconque soit en mesure d’y parvenir).
Dans une interview au Monde le 7 mai 2020, ils défendaient une « véritable démocratie » et avançaient que la « cosmopolitique des communs tient à la capacité des citoyens de se ressaisir des décisions sur leur propre vie. Il n’est qu’une voie pour y parvenir : l’expérimentation de la démocratie à tous les échelons, du plus local au plus global, par la création et la multiplication d’institutions nouvelles, celles des communs, qui ont pour caractéristiques de faire prévaloir les droits d’usage, le respect des milieux de vie, les règles les plus strictes de la codélibération et de la codécision ». Ils en appelaient ensuite à la formation de « coalitions citoyennes aux formes très diverses ». Pierre Dardot et Christian Laval font souvent référence aux luttes du Chiapas et des Kurdes du Rojava, aux coopératives, au « mouvement des places » et au communalisme libertaire.
Le Courrier des Balkans (CdB) : Les pays issus de l’ex-Yougoslavie ont fait l’expérience du nationalisme et de la guerre il y a plus de 30 ans. Les conséquences pèsent encore et cet horizon s’étend en Europe comme sur d’autres continents. Le mouvement des étudiants et de la société civile en Serbie – depuis huit mois – trace une perspective différente : demande de justice contre la corruption et le népotisme, de démocratie directe mise en pratique hic et nunc, gestes et propos de réconciliation avec les peuples voisins acteurs/victimes du conflit où le nationalisme serbe a joué un rôle central. Quel regard portez-vous sur ce mouvement ? En rend-on compte suffisamment ici ?
Pierre Dardot (P.D.) : Telle qu’elle est formulée, votre question contient déjà les principaux éléments d’une réponse. À l’heure où la fragmentation du monde en pôles de puissances rivaux crée un terrain favorable à la multiplication des guerres au nom de la « guerre préventive » et au mépris du droit international et à la progression du néofascisme, le mouvement qui dure depuis huit mois en Serbie fait figure d’heureuse exception.
Il ne suffit pas de parler d’une « perspective différente », il faut aller plus loin : le mouvement des étudiants et de la société serbe fraye une voie diamétralement opposée à celle que le monde dominant emprunte sous les latitudes les plus diverses. En cela il mérite notre plus grande attention. Il nous fait entendre que la seule véritable alternative à ce monde dominant n’est autre que celle de la démocratie comprise en un sens radical : non pas le rituel de l’élection à date fixe des dirigeants de l’État, mais le principe de responsabilité selon lequel ces derniers doivent pouvoir rendre des comptes à tout moment de leurs décisions aux citoyens. C’est dans cet esprit que les étudiants ont lancé un ultimatum aux autorités pour qu’elles convoquent des élections législatives anticipées, le déclarant « illégitime » en cas de refus.
Le mouvement des étudiants et de la société serbe fraye une voie diamétralement opposée à celle que le monde dominant emprunte sous les latitudes les plus diverses.
Au regard de cette exigence de démocratie, l’Union européenne fait pauvre figure, incapable qu’elle est d’affronter le défi que soulève la montée de l’autoritarisme à l’intérieur et sur ses abords immédiats, tant en raison de son fonctionnement interne que de sa politique d’accords à géométrie variable dite d’« intégration graduelle ». La nouvelle dynamique d’élargissement adoptée en 2022 redéfinit celle-ci comme un « investissement géostratégique dans la sécurité de l’Union », expression chargée de signifier que la préservation du statu quo géopolitique l’emporte sur le respect de la démocratie.
Si les médias ont beaucoup tardé à rendre compte de ce mouvement, tout particulièrement en France, c’est précisément parce que cette irruption politique dérangeait le discours dominant qui enferme par avance tout choix dans l’alternative « démocratie libérale/démocratie illibérale » chère à Macron [1]. L’alternative ne passe pas entre ces deux prétendues formes ou de types de démocratie, mais entre la démocratie prise dans toute sa rigueur et les différentes variétés d’autoritarisme, qu’elles soient ou non d’inspiration nationaliste.
CdB : Que pensez-vous des modes d’actions de ce mouvement : plenums, zbors, pluralisme du porte-parolat (sans figure de dirigeant) et autonomie vis à vis des forces politiques instituées entre autres (l’imagination ne manque pas dans les formes de mobilisation) ?
P.D. : Effectivement, les modes d’action et les formes d’organisation témoignent d’une exigence de démocratie directe d’une rare intransigeance. La première chose qui frappe, c’est le refus de tout dirigeant investi de la fonction de figure autorisée du mouvement au profit d’une rotation systématique du porte-parolat et des tâches. « Chacun d’entre nous change tout le temps de rôle », explique ainsi un étudiant pour qui cette exigence est le plus sûr moyen de se prémunir de toute tentative de corruption, de manipulation et de personnalisation du mouvement de la part du pouvoir.
Ce refus de la personnalisation fait écho à des pratiques de démocratie radicale qui ont été expérimentées sous d’autres latitudes, par exemple par la rotation systématique des porte-paroles dans le mouvement féministe au Chili et en Argentine pour éviter le piège du vedettariat. En second lieu, c’est la forme décentralisée des plenums à l’intérieur de laquelle toutes les décisions sont prises à main levée après une discussion où la règle est une stricte égalité de temps de parole (une minute par personne). En troisième lieu, une volonté de « faire de la politique sans partis politiques » qui ne relève pas d’une opposition de principe à la politique, mais d’une défiance à l’égard de la prétention des partis au monopole de la politique, défiance très salutaire à l’égard de pratiques qui conduisent à placer les hommes du même parti dans les différents pouvoirs en contournant ainsi la règle de la séparation des pouvoirs.
De manière générale, l’inventivité dont les étudiants ont fait preuve retient l’attention [2]. L’imagination politique est en effet cette faculté par laquelle les acteurs d’un mouvement collectif cherchent préfigurer, à partir de leurs pratiques présentes et à travers elles, de nouvelles relations sociales. Castoriadis en fait à juste titre le signe auquel on reconnaît la capacité instituante d’une révolution.
CdB : Comment articuler cette radicalité démocratique avec l’appel initial du mouvement au respect de l’État de droit et de la Constitution (en ce qu’elle a de protectrice face au pouvoir exécutif notamment) et l’appel récent à des élections anticipées (dans le cadre actuel d’un régime de plus en plus autocratique) ?
P.D. : L’appel au respect de l’État de droit et de la Constitution comme anticipées ne sont pas en retrait par rapport à la radicalité démocratique dont le mouvement a su faire preuve depuis le début. Cibler la violation par le gouvernement actuel de l’État de droit et de la Constitution, ce n’est pas seulement viser un homme, premier ministre puis chef de l’État, ni même un régime corrompu et autoritaire. C’est, au-delà, s’en prendre à un véritable « système », comme disent les étudiants, méthodiquement mis en place depuis trois décennies et que l’on pourrait définir comme un système généralisé de corruption de type « pyramidal ». Ce n‘est pas encore l’État mafieux de type poutinien mais cela y conduit directement. Car ce système repose sur la concentration des pouvoirs au sommet de l’État et la neutralisation de tous les pouvoirs qui, dans l’État et hors de l’État, seraient susceptibles de jouer le rôle de contrepouvoirs.
Plus qu’à la notion de « régime », qui admet des acceptions strictement constitutionnelles, on doit prêter attention à la logique qui préside à l’usage du pouvoir, même en l’absence d’un changement formel de Constitution. Cette tendance prévaut aujourd’hui de plus en plus, que ce soit aux États-Unis avec Donald Trump ou en Argentine avec Javier Milei, ou encore en Italie avec Giorgia Meloni : le recours à l’arme des décrets tend à se généraliser aux dépens du recours à la voie législative ordinaire comme aux dépens de l’indépendance du pouvoir judiciaire. Une mutation dans l’usage du pouvoir qui ignore la Constitution tout en la violant est le meilleur moyen de préparer l’opinion à une modification autoritaire de la Constitution existante (comme la suppression par la Cour suprême nommée par Trump de la portée « universelle » des ordonnances des juges fédéraux) en attendant l’adoption d’une Constitution autoritaire (comme celle que Viktor Orbán a fait promulguer en Hongrie). Il est donc très judicieux de défendre l’État de droit et la Constitution dans la mesure où elle s’en réclame contre toute tentative de remettre en cause la séparation des pouvoirs. La vraie radicalité démocratique sur le terrain de l’État consiste à radicaliser la séparation des pouvoirs, qui est au cœur de la démocratie, et non à s’en désintéresser.
CdB : Les étudiants mobilisent un répertoire de symboles nationaux pour promouvoir la demande de justice et de démocratie. Pour autant il s’oppose au nationalisme (moteur du régime) et ont fait des gestes forts en ce sens. Qu’en pensez-vous ? Comment dépasse-t’on le cadre de l’État-nation ?
P.D. : Là encore l’attitude des étudiants me semble pleine de sagesse et d’intelligence. L’histoire de chaque pays offre un large éventail de symboles dans lequel il serait stupide de se priver de puiser pour actionner les ressorts de l’action collective. Ainsi, le gigantesque rassemblement du 15 février à Kragujevac, le jour de la fête nationale commémorant le premier soulèvement anti-ottoman de 1804 et la première Constitution de 1835, a été préparé par des courses-relais reprenant le rituel de la štafeta organisée chaque 25 mai à l’époque de la Yougoslavie titiste pour fêter le « Jour de la jeunesse » et l’anniversaire de Tito.
Autre chose est la question du nationalisme : depuis la fin de la guerre, les gouvernements serbes ont cherché à l’attiser en entretenant un esprit d’hostilité à l’encontre des Bosniaques et des Croates pour en tirer profit politiquement. Les étudiants ont montré leur aptitude à dépasser dans l’action les vieilles oppositions en ralliant au mouvement des étudiants appartenant à la minorité bosniaque musulmane de Serbie et en suscitant un mouvement de solidarité en Croatie et en Bosnie-Herzégovine. Ce qu’il y a de réjouissant c’est que ce mouvement tend aujourd’hui à s’étendre à des couches très diverses de la société serbe. Cependant, entraîner des gens dans un même mouvement collectif par-delà les anciens clivages nationaux peut être une bonne manière d’agir en vue de ce dépassement, mais ne signifie pas encore un dépassement effectif du cadre de l’État-nation. Ce dépassement n’équivaut pas à abolir les nations ou les États mais à dissocier ce qui a historiquement fusionné dans la deuxième moitié du XIXe siècle, à savoir l’État et la nation.
À cet égard, il faut revenir de façon critique sur la sous-estimation de la puissance de la nation comme « communauté imaginée » qu’a engendré la croyance en un marché mondial unifié : loin de se dissoudre dans « l’espace lisse du marché mondial » (Negri), les États-nations n’ont pas disparu. Pour parvenir à dépasser ce cadre, il faut opérer un double débordement de l’État-nation à la fois par le haut et par le bas : par le haut, en œuvrant à la construction de communs transnationaux, par exemple autour des enjeux écologiques, et par le bas, en multipliant les expériences de communs en deçà de l’État-nation pour disputer à ce dernier son monopole politique. Il faut privilégier à l’échelle des milieux de vie et non celle des territoires administratifs qui ne sont qu’une surface de projection du pouvoir de l’État et construire sur cette base des coalitions capables de jouer simultanément sur plusieurs échelles.
CdB : Les étudiants se sont rendus à Strasbourg et Bruxelles (à vélo et en courant) pour faire valoir leurs revendications auprès des institutions de l’UE. Qu’attendre encore de la construction européenne ?
P.D. : Il n’y pas beaucoup à attendre de l’Union européenne. Au lendemain des guerres dans l’ex-Yougoslavie, l’UE aurait pu saisir l’occasion d’accorder la citoyenneté européenne aux membres des différents États issus de son éclatement. Cette occasion manquée ne fut pas un accident malheureux : elle découlait de la conception étroite que l’UE se faisait et se fait toujours de la citoyenneté européenne. C’est seulement en qualité de citoyen d’un État membre qu’un Européen se voit reconnaître les droits d’un citoyen européen et acquiert la qualité juridique de citoyen de l’Union. Il ne pouvait donc être question de reconnaître la citoyenneté européenne aux citoyens d’États qui n’étaient même pas membres de l’UE. La vérité est qu’il n’y a pas et qu’il n’y a jamais eu de citoyenneté européenne distincte de la citoyenneté de chaque État européen.
Mais, au-delà, ce qui est en jeu ce sont les fondations mêmes de cette Union. À partir de 1962, les ajouts introduits dans le Traité de Rome ont fait de la concurrence un principe constitutif des rapports des citoyens pris individuellement aux instances supranationales (ce qui implique la possibilité pour les particuliers en tant que personnes privées de faire appel auprès de ces instances et pour ces dernières d’arbitrer les éventuels conflits entre personnes privées et de faire appel auprès de ces instances et pour ces dernières d’arbitrer les éventuels conflits entre personnes privées et États).Cela est manifeste dans le rôle qui a été très vite dévolu à la Cour de Justice de l’Union européenne : celle-ci a endossé le rôle de gardien de la concurrence en donnant presque toujours raison aux politiques néolibérales de remise en cause de la protection sociale. Certes, il y a place dans ce cadre pour un certain jeu : ainsi les arrêts de la Cour Européenne des Droits de l’Homme ont souvent été inspirées par une logique fortement divergente, qui donnait la priorité aux droits humains sur les droits privés.
C’est au nom du droit de la concurrence que l’UE soutient le projet phare d’exploitation du lithium par Rio Tinto, en dépit de son caractère écologiquement destructeur.
Mais, au bout du compte, l’UE s’est construite comme un grand marché régulé par des normes empilées les unes sur les autres dont ces instances (Commission, Conseil des chefs d’État, Conseil des ministres, Parlement, etc.) étaient les garantes et par une institution généralisée du lobbying auprès de ces instances. C’est au nom du droit de la concurrence que l’UE soutient le projet phare d’exploitation du lithium par Rio Tinto, en dépit de son caractère écologiquement destructeur. Mais la révolte des étudiants serbes met à nu l’hypocrisie d’une Commission européenne qui invoque beaucoup la démocratie mais qui ne la pratique guère dans ses rapports avec les autres instances (au premier chef le Parlement) et ne s’en préoccupe pas lorsqu’il s’agit de mouvements réclamant le respect de la démocratie dans leur pays pourtant candidat à l’adhésion à l’UE. Cette dernière s’est bien gardée de soutenir les aspirations démocratiques des manifestants serbes après avoir longtemps vanté les « progrès » réalisés par le gouvernement serbe dans cette voie. Le mouvement pour la démocratie en Serbie pose la question d’une refondation démocratique de l’Europe par une remise en cause des bases de l’Union européenne.
CdB : Dans le mouvement il est fréquemment fait référence à l’expérience autogestionnaire de l’époque de Tito pendant laquelle le pluralisme politique n’était pas de mise. Avez-vous un regard particulier sur cette expérience ?
P.D. : À propos de cette question sur la Yougoslavie titiste, je vais me permettre de convoquer un souvenir personnel. Juste après avoir obtenu mon baccalauréat, je suis parti en vacances avec un groupe d’amis dans ce qui s’appelait encore la Yougoslavie. J’inclinais alors vers l’anarchisme et j’avais lu un livre de Daniel Guérin sur l’anarchisme qui faisait état de diverses expériences d’autogestion, dont celle de la Yougoslavie [3]. J’ai eu tendance à projeter mes souvenirs de lecture sur le pays que je visitais, sans rien connaître évidemment de la réalité de l’expérience autogestionnaire telle qu’elle était vécue dans les entreprises. Mais le jugement de Daniel Guérin mérite toujours d’être pris en compte.
D’une part, il y affirme l’« incompatibilité entre les principes autoritaires de l’administration politique et les principes libertaires de la gestion économique » : l’administration politique est aux mains du parti unique qui impose le cadre du plan et nomme les directeurs aux côtés des organes de l’autogestion, la gestion économique encourage la décentralisation et l’exercice de la responsabilité dans chaque entreprise, voire dans chaque unité de travail. D’autre part, il reconnaît que l’expérience de l’autogestion a agi, à l’intérieur de ces limites, tel un ferment de démocratisation politique qui aurait pu être renforcé s’il avait existé un « authentique mouvement syndical, indépendant du pouvoir et du parti unique ». Ce jugement me paraît restituer assez bien la tension qui fut au cœur de l’expérience autogestionnaire dans la Yougoslavie de Tito.
* Interview réalisée par Roland Vasić et publiée dans Le Courrier des Balkans du 15 juillet 2025.
Notes