Si les théories féministes méritent d’être considérées comme l’un des principaux lieux de renouvellement de la réflexion sur l’exploitation, c’est notamment en raison du développement de ce qu’il est aujourd’hui convenu d’appeler les théories féministes de la reproduction sociale. Dans leur phase initiale, au cours des années 1970 [1], leur objectif était de procéder à une extension de la théorie marxienne de l’exploitation telle qu’elle est formulée dans Le Capital. L’argument principal était que les mécanismes à l’œuvre dans l’exploitation du travail de reproduction de la force de travail sont analogues à ceux de l’exploitation salariale, et tout aussi essentiels à l’accumulation du capital. Dans des phases ultérieures du développement de ces théories, la reproduction a souvent été entendue en un sens plus large que la seule reproduction de la force de travail, et l’appropriation capitaliste des activités de reproduction a parfois cessé d’être identifiée à l’exploitation d’un travail. Le thème de l’exploitation du travail de reproduction fait donc apparaître des divergences entre les différentes étapes du développement des théories féministes de la reproduction sociale [2], tout autant, on le verra, qu’entre les diverses versions contemporaines de ces théories.
Ces divergences concernent des questions définitionnelles (quel sens doit-on conférer aux concepts de travail et de reproduction ?), des débats relevant de la théorie sociale (quel rôle le concept de reproduction doit-il jouer dans une théorie du capitalisme ?), et des désaccords concernant les modèles de critique sociale les plus adaptés (l’appropriation capitaliste des activités reproductives doit-elle être thématisée en termes d’exploitation du travail ou d’expropriation d’activités essentielles à la vie sociale ?). Pour analyser ces divergences, nous commencerons par rappeler la manière dont Le Capital a abordé la question de la reproduction de la force de travail [3]. Nous considérerons ensuite la manière dont les théories féministes de la reproduction sociale se sont développées par l’intermédiaire de différentes appropriations critiques des concepts et des thèses de Marx. Nous soulignerons finalement l’intérêt d’une prise en compte conjointe des différentes formes d’exploitation qui sont propres aux sociétés capitalistes.
Travail reproductif et reproduction de la force de travail
Le Capital confère une importance décisive à la problématique de la reproduction de la force de travail, puisque la valeur de la force de travail est définie par la quantité de travail nécessaire à sa reproduction, et puisque la différence entre cette quantité de travail et la valeur créée par la dépense de la force de travail définit la survaleur, c’est-à-dire l’exploitation en tant que source du profit. Le problème tient au fait que la reproduction de la force de travail y est conceptualisée par Marx en termes de consommation des marchandises nécessaires à la reproduction de la force de travail, et non en termes de travail de reproduction. La valeur de la force de travail est bien identifiée à la quantité de travail nécessaire à la production des marchandises que le travailleur doit consommer pour satisfaire ses « besoins nécessaires », qu’ils soient « naturels » ou qu’ils dépendent « du degré de civilisation d’un pays […], des conditions dans lesquelles la classe des travailleurs libres s’est formée, et par conséquent de ses habitudes et de ses exigences propres quant à ses conditions d’existence » [4]. Qu’un travail domestique soit également requis, cela ne semble pas pris en compte.
Marx est certes conscient qu’une activité spécifique est nécessaire pour transformer les marchandises produites en marchandises consommées. Il sait également que ce sont les membres de la classe ouvrière qui développent à leur propre initiative cette activité. Il précise même que le travailleur œuvre à la reproduction de sa force de travail, non seulement en vertu d’un instinct de conservation [5], mais aussi pour donner un sens à sa propre existence. Dans le chapitre sur la reproduction simple, il précise que l’ouvrier cherche à consommer « pour son plaisir », et que le capitaliste veille à ce que sa « consommation individuelle se limite autant que possible au strict nécessaire » [6]. Le fait que les points de vue de l’exploité et de l’exploiteur sur les formes légitimes de la reproduction de la force de travail soient différents, conduit à l’idée que le travail de reproduction sociale est non pas seulement une contribution à la reproduction de l’exploitation, mais aussi l’occasion de pratiques de résistance à la réduction des corps ouvriers à des corps exploités, et également d’affirmation d’une dignité du travailleur bafouée par l’exploitation. Comme le remarque A. Davis, y compris dans les systèmes d’exploitation les plus durs, une part du travail domestique n’est pas appropriable par l’exploiteur. En l’occurrence, dans le système capitaliste de l’esclavage de plantation, c’est même « le seul travail collectif que l’oppresseur ne peut s’approprier » [7]. Comme l’a souligné ensuite bell hooks, y compris lorsque les travailleuses sont exploitées comme salariées et non plus comme esclaves, le travail domestique peut se présenter comme un travail plus digne, plus libre et plus satisfaisant [8].
S’il est donc clair que Marx reconnaît que la transformation du salaire en satisfaction des « besoins nécessaires » ne se fait pas automatiquement, mais requiert une activité indépendante des travailleurs, il n’en reste pas moins que cette activité est conçue par lui comme une activité de consommation et non de travail. La reproduction de la force de travail est renvoyée plus précisément à une activité de « consommation individuelle », par contraste avec la « consommation productive » qui est propre au processus de production [9]. Or, il semble évident qu’une quantité non négligeable de travail domestique est requise pour assouvir quotidiennement les besoins nécessaires des travailleurs salariés, de même qu’un travail procréatif et un travail éducatif sont requis pour assurer la reproduction de la force de travail à l’échelle intergénérationnelle [10]. Pour compléter l’analyse marxienne de la reproduction de la force de travail, il faut donc préciser, comme le fait L. Vogel, que « le travail nécessaire » à la reproduction de la force de travail :
inclut différents processus constitutifs. En premier lieu, il procure une certaine quantité de moyen de subsistance pour la consommation individuelle des producteurs directs […]. Une certaine quantité de travail supplémentaire doit être dépensée afin que ces moyens de subsistance puissent être consommés de manière appropriée […]. Deux processus de travail peuvent être identifiés qui s’ajoutent à ces processus de travail facilitant la consommation des producteurs directs. Une portion du travail nécessaire est destinée à procurer des moyens de subsistance pour assurer la survie des membres de la classe exploitée qui ne sont pas actuellement des travailleurs directs – les personnes âgées, malades, l’épouse. Et une série importante de processus de travail est associée au remplacement générationnel de la force de travail – c’est-à-dire au fait de porter et d’éduquer les enfants de la classe subalterne [11].
Dans la mesure où ces différents processus de travail sont nécessaires pour la production capitaliste, si l’on suit l’argumentation de Marx, et que les capitalistes en tirent bénéfice, tandis que ce travail n’est pas payé, il est tentant d’en conclure que ce travail est exploité. Dans la mesure où les femmes sont généralement assignées au travail de reproduction de la force de travail, on aboutit alors à l’idée suivant laquelle l’exploitation capitaliste du travail productif s’accompagne d’une exploitation capitaliste du travail reproductif auxquelles sont assignées les femmes. Tel est le fil tiré dans la première phase du développement des théories féministes de la reproduction, qui proposaient donc un féminisme marxiste dans lequel l’oppression des femmes était pensée en termes d’exploitation (et non d’oppression extra-économique), dans lequel leur exploitation portait sur leur travail de reproduction (plutôt que seulement sur leur travail salarié), et dans lequel elles étaient exploitées principalement par le capitalisme (plutôt que principalement par les hommes).
L’exploitation du travail de reproduction comme source de survaleur
La première version de la théorie féministe de la reproduction sociale souligne premièrement que la reproduction de la force de travail dans l’espace domestique suppose un travail, deuxièmement que ce travail n’est pas seulement producteur de valeur d’usage mais aussi de valeur d’échange, troisièmement que l’exploitation de ce travail relève d’une extraction de survaleur tout comme l’exploitation du travail salarié, et quatrièmement que la question du salaire doit être centrale aussi bien dans les luttes contre l’exploitation du travail domestique que dans les luttes contre l’exploitation du travail salarié [12].
Dans cette première version de la théorie de la reproduction sociale, le concept de travail de reproduction est conçu principalement par référence au travail domestique des femmes au foyer. La catégorie de travail domestique ne peut être contestée qu’à l’aune d’une conception étroite du travail comme activité effectuée contre une rémunération. Or, cette conception est trop liée aux spécificités de l’organisation des activités productives dans les sociétés capitalistes pour prétendre à une valeur générale. Le fait que le travail salarié soit effectivement considéré comme le paradigme du travail dans ces sociétés implique une non-reconnaissance des fonctions sociales remplies par les activités domestiques aussi bien que des pénibilités spécifiques qui leur sont propres. Ces activités relèvent bien d’un travail si par travail on entend des activités productrices de valeur d’usage (de biens ou de services), qui comportent une dimension de pénibilité qui les distingue des activités faites par plaisir (même s’il peut y avoir du plaisir dans tout travail, y compris dans le travail domestique), et qui sont soumises à des prescriptions dans les modalités de leur effectuation autant que dans leurs objectifs.
Contrairement à ce que la campagne du « salaire au travail ménager » pourrait suggérer, le concept de travail domestique doit y être entendu en un sens plus large que le travail ménager (courses, cuisine, vaisselle, ménage, repassage, etc.). Il recouvre aussi le travail procréatif, le travail sexuel, le travail éducatif, et le travail de soin des personnes vulnérables qu’il est convenu de désigner aujourd’hui par le terme de « care ». Cette extension n’est pas moins controversée que l’idée même de travail domestique. Contre l’idée de travail procréatif, on peut soutenir que la procréation est une fonction biologique ne supposant pas de travail, ce à quoi l’on peut opposer que la procréation humaine est une activité non pas seulement biologique mais aussi technique [13], qu’elle est l’objet de contraintes sociales fortes sur le corps et le comportement des femmes [14], et qu’elle est l’occasion d’une expérience qui par bien des manières est analogue à celle d’un travail (comme la littérature sur les mères porteuses l’a souligné [15]). La pertinence de la catégorie de travail sexuel est plus contestée encore. Il n’est certes pas contestable que les activités sexuelles des femmes prennent la forme d’un travail lorsqu’elles ont une rémunération pour contrepartie, mais l’idéologie patriarcale aimerait qu’elles soient toujours motivées, dans le cadre familial et conjugal, par l’amour, la recherche de plaisir, voire le « devoir conjugal ». Si les activités sexuelles dans ce cadre ne relèvent pas toujours d’un travail, on ne voit pas comment exclure qu’elles puissent souvent en relever [16]. Les objections contre l’idée de travail éducatif et de travail du care sont de même nature que celles qui viennent d’être mentionnées. Les activités éducatives et liées au soin des personnes vulnérables étant généralement considérées comme du travail quand elles s’exercent dans les secteurs privés et publics, il faut postuler qu’elles ne peuvent s’exercer que par amour ou par devoir dans l’espace domestique pour récuser cette extension du travail domestique. Inutile de développer la critique d’un tel postulat. Souligner que les différentes composantes du travail domestique relèvent d’un travail permet tout à la fois de faire sortir de leur invisibilité les pénibilités et les fonctions sociales associées à ces activités, et de souligner que leur sous-rémunération fait du travail domestique un travail exploité [17].
M. Dalla Costa, S. James et S. Federici ont souligné que le travail domestique contribue à la production de la marchandise force de travail, qui a une valeur d’usage aussi bien qu’une valeur d’échange, et qui est « le bien le plus précieux du marché [18] ». Elles ont ajouté que ce travail producteur de valeur était sous-rémunéré, et que cette sous-rémunération était la source d’une appropriation capitaliste de survaleur [19]. Le principal des arguments justifiant l’identification du travail reproductif à un travail producteur de survaleur tient au constat que si le travail reproductif était payé par les capitalistes, le profit serait réduit. Si tout profit s’expliquait par l’appropriation d’une survaleur, on pourrait effectivement en déduire qu’il y a bel et bien appropriation capitaliste d’un travail producteur de survaleur. Cependant, Marx souligne à juste titre qu’y compris dans le mode de production capitaliste, il existe une pluralité de sources de profit. Il convient notamment de distinguer le profit industriel qui a pour origine la survaleur produite par un surtravail, et le profit marchand dont l’origine est la vente au-dessus de la valeur ou l’achat en deçà de la valeur [20]. Or, dans le cas qui nous concerne, il semble plus facile d’admettre que la source du profit provient du fait que nous avons affaire à un achat de la force de travail en deçà de sa valeur, notamment parce que le travail domestique nécessaire à sa reproduction est sous-rémunéré, plutôt qu’à une appropriation capitaliste d’un surtravail générant une survaleur. En effet, on n’observe pas, dans le cas du travail domestique, l’équivalent de la tendance capitaliste à la production d’un surtravail toujours plus grand susceptible de produire toujours plus de survaleur [21]. En outre, dans la mesure où selon Marx, la valeur n’est pas créée par le travail concret mais le travail abstrait, soumis aux normes de productivité et d’intensité moyenne du travail socialement nécessaire, il faudrait pouvoir distinguer dans le travail domestique un travail concret et un travail abstrait. L. Fortunati a défendu l’existence d’une telle distinction [22], et il est vrai que le travail domestique est soumis à des normes sociales contraignantes. Cependant, dans la mesure où il n’y a ni contrainte à la production de survaleur, ni matérialisation de cette contrainte dans des dispositifs de surveillance constante, ni processus de validation des normes du travail domestique sur le marché, on voit mal comment la définition marxienne de la substance de la valeur par le travail abstrait pourrait s’appliquer au travail domestique. On peut d’ailleurs se demander si dans la première théorie de la reproduction, la thèse suivant laquelle le travail reproductif est producteur de survaleur ne repose pas davantage sur une interprétation générale du capitalisme comme un processus de subordination de l’ensemble des activités à la production de survaleur, ou comme un processus de « subsomption réelle » élargi, plutôt que sur la théorie marxienne de la valeur proprement dite [23].
À ce stade de l’analyse, il est difficile d’éviter de poser cette question naïve : pourquoi argumenter dans le cadre de la théorie de la valeur ? Si l’argument essentiel en faveur de la thèse suivant laquelle il y a exploitation capitaliste du travail de reproduction consiste à souligner qu’une meilleure rémunération de ce travail de reproduction impliquerait une baisse du profit capitaliste, alors, le détour par la théorie de la valeur est superflu. En effet, il est évident qu’une augmentation du salaire (qu’il s’agisse du salaire familial, de celui des femmes soumises à la double journée de travail, ou d’un « salaire au travail ménager ») impliquerait une baisse du taux de profit. Ce fait suffit à conférer à la revendication du « salaire au travail ménager » la portée anticapitaliste qui est la sienne dans la première théorie féministe de la reproduction sociale [24] – même s’il est également vrai que le capitalisme a survécu à des hausses de salaires importantes, lors de la période fordiste. Quoiqu’il en soit, le lien comptable direct entre augmentation des coûts et baisse du profit est indépendant de la thèse suivant laquelle le travail domestique est producteur d’une survaleur ; il s’agit d’un lien purement comptable ! Qui plus est, pour justifier le paiement d’un salaire pour le travail domestique, il n’est pas nécessaire de montrer que ce travail est producteur de valeur, il suffit de montrer qu’il remplit une fonction sociale fondamentale qui mérite d’être rémunérée conformément à son utilité sociale – ce type d’argument fonde les luttes des salariés des services publics pour des meilleurs salaires.
S’agissant de la théorisation de l’exploitation capitaliste, l’intérêt principal des premières théories féministes de la reproduction sociale est sans doute d’attirer l’attention sur la contradiction potentielle existant entre exigence d’accroissement du surtravail (et donc tendance à transformer les femmes et les enfants en travailleurs exploités) et nécessité de reproduction de la force de travail, contradiction s’exprimant notamment par l’oscillation du capitalisme entre des stratégies mise au travail salarié des femmes, et des stratégie de confinement dans l’espace domestique [25]. Ces théories soulignent également à juste titre que le problème de l’exploitation ne se pose pas dans les mêmes termes suivant que le salaire est conçu comme la rémunération d’un salarié individuel seulement, ou aussi de l’ensemble de ceux qui sont engagés dans le processus de la reproduction de la force de travail des salariés exploités : épouses, enfants et personnes jugées trop âgées pour le travail professionnel mais qui peuvent encore apporter leur concours au travail domestique. L’exploitation salariale et l’exploitation domestique apparaissent alors comme les deux versants d’une même expérience de classe.
C. Delphy et D. Leonard objectent aux théories de la reproduction sociale que l’expérience de l’exploitation se présente comme celle d’une exploitation par des conjoints masculins plutôt que par des capitalistes [26], et que les femmes appartenant à la bourgeoisie voient également leur travail domestique exploité [27]. Il est certes injuste de reprocher à M. Dalla Costa, S. James et S. Federici d’ignorer que les femmes assignées au travail domestique se trouvent dans une situation de dépendance économique et que la domination masculine qui se fonde sur cette dépendance est pour ces femmes un problème fondamental. M. Dalla Costa et S. James soulignent en effet que le salaire familial transforme le salarié exploité dans l’usine en agent de l’exploitation (en « contremaître ») dans l’espace domestique [28]. Quant à S. Federici, elle fait de cette transformation l’un des ressorts du consentement masculin à l’exploitation salariale : non seulement le salaire domestique « discipline » les femmes qui sont ainsi placées dans un rapport de dépendance économique, mais elle offre aux prolétaires masculins un « pouvoir social » qui compense partiellement leur propre expérience de la servitude [29].
Il serait tout aussi erroné de croire que seule la domination masculine est l’objet d’une expérience, et que l’idée d’une exploitation par le capitalisme ne correspond à aucune expérience de celles des femmes qui sont cantonnées dans le travail domestique. N’est-il pas évident que plus le revenu est faible, plus il est difficile d’avoir le sentiment de répondre de manière pleinement satisfaisante aux exigences du travail domestique : difficulté de trouver de la nourriture bon marché et de qualité, difficulté des tâches ménagères dans des logements insalubres, difficulté du travail de care quand le conjoint est rongé par les maladies professionnelles, brisé par les accidents du travail, ou miné par la crainte du licenciement ou des exigences de productivité toujours accrues [30]. Ces difficultés, ainsi que les savoir-faire développés pour les surmonter, relèvent d’une expérience de classe qui peut sans aucun doute être connectée avec l’expérience de l’exploitation salariale. L’un des objectifs des théories féministes de la reproduction sociale est précisément d’élaborer des outils théoriques pour aider à établir un tel lien.
Il n’en reste pas moins que certaines expériences de l’exploitation du travail domestique ne peuvent pas être représentées adéquatement par le modèle de l’exploitation capitaliste du travail reproductif. Dans le cas d’une femme au foyer appartenant la haute bourgeoisie, sans ressources propres, qui délègue à d’autres femmes les dimensions du travail reproductif qu’elle juge les plus ingrates, on peut imaginer que le salaire du conjoint sera assez élevé pour assurer une rémunération en nature (consommation, logement, etc.) et un droit sur une part du revenu qui représentent une contrepartie suffisante ou supérieure au travail domestique effectué. Cette femme ne vivra généralement pas sa condition comme celle d’une exploitée – ce qui ne signifie pas qu’elle ne subit pas d’oppression en tant que femme –, et il n’y a pas plus de raisons théoriques ou politiques à chercher à la convaincre qu’elle devrait la vivre ainsi. En revanche, une femme appartenant aux classes moyennes, dont le salaire est supérieur ou égal à celui de son mari, et qui s’acquitte intégralement du travail domestique, pourra vivre sa situation comme une exploitation, sans pour autant la vivre comme une exploitation par le capitalisme, et il n’y a pas plus de raisons théoriques ou politiques à chercher à la convaincre qu’elle devrait la vivre ainsi. Dans ce cas, le modèle de l’exploitation patriarcale du travail domestique, c’est-à-dire celui de l’appropriation par la « classe des hommes » du surtravail de la « classe des femmes » [31], semble le plus adapté. Entre ces cas purs d’exploitation capitaliste du travail reproductif et d’exploitation patriarcale du travail, il existe sans doute différents cas mixtes.
Les déplacements d’une problématique
Les développements ultérieurs des théories féministes de la reproduction sociale ont été marqués par une série de déplacements notables. Ces déplacements n’impliquent pas tous des ruptures avec les orientations théoriques et les objectifs politiques initiaux, de sorte qu’il peut sembler légitime de parler de la théorie de la reproduction sociale comme d’un ensemble unifié [32], notamment par le type de renouvellement du projet socialiste auquel il contribue [33]. Mais il existe aussi des ruptures impliquant des divergences théoriques et politiques profondes. Pour identifier ces déplacements, nous partirons du texte qui a le plus contribué à faire prendre conscience des spécificités et de la force politique des développements contemporains de la théorie de la reproduction sociale : le manifeste Féminisme pour les 99 % [34]. Nous nous référons également aux ouvrages et articles rédigés indépendamment par les trois auteures de ce manifeste : C. Arruzza [35], T. Bhattacharya [36] et N. Fraser [37], afin de mettre en lumière les divergences théoriques et politiques existant entre les deux premières, qui continuent à penser la reproduction sociale à partir de Marx, et la troisième, qui la pense davantage à partir de Polanyi.
Un premier déplacement est lié à l’introduction d’une opposition entre « reproduction sociale » et « reproduction sociétale [38] ». Chez J. Brenner et B. Laslett, qui ont mis cette distinction en circulation, le concept de reproduction sociétale recouvre ce que Marx théorisait sous le concept de « reproduction » lorsqu’il soulignait que « tout processus de production sociale est […] en même temps un processus de reproduction [39] ». Les dynamiques économiques spécifiques du mode de production capitaliste (production de survaleur et accumulation) ne peuvent en effet se développer que si elles reproduisent leurs propres conditions. La reproduction de la force de travail n’est que l’une de ces conditions, car il faut également que soit reproduite l’existence d’une classe ouvrière contrainte de vendre sa force de travail à une classe capitaliste, et que des rapports fonctionnels soient conservés entre le secteur de la production des biens de production et celle des biens de consommation. Le concept marxien de reproduction désigne donc tout à la fois une reproduction de la force de travail, la reproduction des inégalités structurelles et la reproduction du capital, ainsi que l’imbrication de ces trois reproductions. Ce point de vue, qui est conservé dans la première théorie féministe de la reproduction sociale, est jugé insuffisant parce qu’il revient à « immerger la sphère de la reproduction dans celle de la production en lui faisant ainsi perdre sa spécificité [40] ». Marx aurait proposé une analyse pertinente de la reproduction systémique du capitalisme, mais il n’aurait pas compris que le processus de la reproduction sociale lui était irréductible, bien que toujours conditionné par lui. Déjà chez J. Brenner et B. Laslett, la distinction entre reproductions sociale et sociétale recoupe largement l’opposition entre le social et l’économique, le processus de reproduction étant conçu comme l’origine de « la perpétuation de la société », par opposition au processus économique de la production des marchandises [41]. On peut entendre cette distinction comme celle de deux facteurs d’un même processus socio-économique, comme lorsque C. Arruzza et T. Bhattacharya soulignent l’orientation processuelle et unitaire de la théorie de la reproduction sociale [42], ou selon une conception dualiste du social et de l’économique, comme chez Fraser qui reformule la thèse de la contradiction potentielle entre production de survaleur et reproduction sociale à partir du thème polanyien de l’autodéfense de la société contre l’économie capitaliste [43]. Dans l’une et l’autre de ces versions, le concept de reproduction sociale se voit conférer une portée normative, et non plus seulement fonctionnelle comme chez Marx tout comme dans la première théorie de la reproduction sociale, ce qui permet d’opposer les exigences de la reproduction sociale à celle de la reproduction sociétale sous sa forme capitaliste.
Ces deux premiers déplacements (l’opposition social/sociétal, et la dimension normative acquise par le concept de reproduction) sont solidaires d’une extension accrue du concept de reproduction sociale. Il ne se réfère plus seulement à la reproduction de la force de travail, mais à l’ensemble des conditions de la « perpétuation de la société ». Dans le manifeste Féminisme pour les 99 %, le concept de reproduction sociale désigne « l’activité qui consiste à “faire des personnes” [44] ». Chez T. Bhattacharya, il reste certes pensé à partir de la reproduction de la force de travail [45], mais dans Capitalism. A conversation in critical theory, N. Fraser lui confère une extension maximale. Après avoir reproché à la première théorie féministe de la reproduction sociale « d’avoir conçu la reproduction sociale de manière trop étroite, comme n’étant relative qu’à la reproduction de la force de travail », elle ajoute :
La reproduction sociale englobe la création, la socialisation, et la subjectivation des êtres humains dans tous leurs aspects. Elle inclut également la création et la transformation de la culture, et les différentes formes d’intersubjectivités dans lesquelles les humains habitent – les solidarités, les significations sociales, et les horizons de valeur dans lesquels et par lesquels ils vivent et respirent [46].
Une telle extension ne risque-t-elle pas de faire perdre toute spécificité au concept de reproduction sociale ? Les activités du travail productif, appartenant à la sphère de la reproduction sociétale, opposée par définition à celle de la reproduction sociale, ne produisent-elles pas d’effet de socialisation et de subjectivation ? Ne contribuent-elles pas également à la création et à la transformation de la culture ? Ne sont-elles pas le lieu de la constitution de formes de solidarité, de significations sociales et d’horizon de valeur spécifiques ? Le nier serait adopter une conception étroite du travail comme activité instrumentale, maintes fois critiquée par les sciences sociales et la théorie critique contemporaines [47].
Un quatrième déplacement concerne la légitimité de la problématique de l’exploitation du travail reproductif. Dans le manifeste Féminisme pour les 99 %, de même que dans les publications de C. Arruzza et T. Bhattacharya, les activités de reproduction sociale sont considérées comme relevant du travail [48] et faisant l’objet d’une forme d’exploitation spécifique. La thèse suivant laquelle ce travail est exploité est fondée sur le constat que le travail domestique de même que le travail professionnel dans les secteurs participant à la reproduction sociale sont sous-rémunérés, en raison d’une dévalorisation du travail reproductif par rapport au travail productif, dévalorisation exprimant la dépréciation générale des activités auxquelles sont assignées les femmes. Il ne s’agit ni de prouver qu’il y a exploitation, ni que cette exploitation est nécessaire au capitalisme, comme dans la première théorie de la reproduction sociale, mais seulement de tirer les conséquences théoriques et politique de l’existence du « différentiel d’exploitation qui caractérise le travail féminisé [49] ». La thèse de l’exploitation comme facteur de classe, ainsi que le lien politique traditionnel entre exploitation et grève restent centraux. La stratégie de la grève féministe a pour fonction de faire apparaître l’importance des fonctions sociales du travail reproductif, et par là-même, d’inviter à une revalorisation du travail reproductif qui devrait se solder par une hausse de sa rémunération et par l’établissement de relations plus équilibrées entre travail productif et travail reproductif. Comme dans les premières théories féministes de la reproduction sociale, la problématique du travail reproductif permet donc tout à la fois d’élargir le concept de travail et d’attirer l’attention sur la diversité des figures de l’exploitation du travail. Néanmoins, le contraste est fort avec la « politique anti-travail [50] » qui était propre aux premières théories féministes de la reproduction sociale. La stratégie n’est plus tant, en effet, de libérer les femmes de leur assignation au travail de reproduction en militant pour sa socialisation – stratégie conduisant d’ailleurs à interpréter la grève comme une fuite du travail [51] – que de revaloriser des activités auxquelles les femmes ont été assignées, ainsi que des compétences et des relations sociales qui leur sont liées, tout en soulignant que cette revalorisation bénéficierait également à une grande partie des hommes, ceux qui sont employés dans les secteurs éducatif, du soin, et dans des services sociaux, ces derniers relevant du travail reproductif au sens où ils relèvent du care au sens large.
Au contraire, chez N. Fraser, l’étendue maximale conférée au concept de reproduction sociale rend impossible que toutes les activités contribuant à la reproduction relèvent du travail, tandis que l’opposition polanyienne de l’économie et de la société conduit à soutenir que le concept d’exploitation perd de sa pertinence quand il est appliqué au processus de reproduction sociale. Plutôt que d’identifier reproduction au sens large et « travail de production de la société [52] », elle préfère la décrire comme un ensemble d’« activités ». S’inspirant du chapitre sur la « soi-disant accumulation primitive », ainsi que du concept « d’accumulation par dépossession » forgé par D. Harvey, N. Fraser propose par ailleurs de distinguer entre l’« antre secret de la production [53] », lieu de l’exploitation du travail, et un autre « ancre secret », mieux dissimulé et plus fondamental, celui de l’« expropriation » des activités de reproduction sociale. Marx se voit crédité d’avoir montré que la sphère des échanges marchands, où semble régner la liberté et l’égalité, est en fait fondée sur les relations d’inégalité et de domination structurelles qui règnent dans la sphère de la production et qui sont décrites adéquatement par les concepts de travail et d’exploitation. Mais il conviendrait d’ajouter que les processus d’échange marchand et d’exploitation du travail sont rendus possibles par le fait que les activités de reproduction, conçues comme des conditions non économiques de l’économie, font l’objet d’une appropriation capitaliste [54]. Cette thèse est forte et séduisante, même si l’on peut légitimement se demander si la plupart des activités orientées vers la reproduction, y compris en ce sens élargi, ne relèvent pas du travail. On peut en outre penser que le concept le plus adéquat pour rendre compte de l’expérience de la réduction d’une activité à une marchandise destinée à contribuer à un profit capitaliste reste le concept d’exploitation. La question du contenu d’expérience de la distinction entre exploitation et expropriation se pose également. Chez les femmes concernées, l’expérience de la marchandisation de leur travail et de leur corps n’est-elle pas toujours également celle de leur exploitation [55] ?
L’extension maximale qui est conférée par N. Fraser au concept de reproduction sociale peut donc être soumise à une double objection théorique : elle tend à dissoudre l’opposition de la reproduction sociale et de la reproduction sociétale, et elle établit une distinction entre exploitation du travail et expropriation des activités dont les critères sont incertains et le contenu d’expérience semble limité. En outre, on peut s’interroger sur la pertinence d’une promotion de la reproduction sociale en fondement ultime plutôt qu’en tant que facteur du processus social d’ensemble [56]. À ces objections théoriques s’ajoutent des objections politiques. La force du manifeste Féminisme pour les 99 % tient au fait que l’élargissement du concept de reproduction permet de présenter la plus grande partie des salariés comme des travailleurs reproductifs et d’envisager ainsi une vaste convergence de luttes de travailleuses domestiques et de salariées ou salariés des secteurs privés et publics, en réponse aux attaques du capitalisme néolibéral contre la reproduction sociale. Cela revient à définir, sur la base d’un concept de classe ouvrière élargi, défini par les différentes formes de l’expérience de l’exploitation du travail productif et reproductif et tenant compte de ses dimensions genrées et racialisée [57], une perspective politique antinéolibérale et anticapitaliste. Mais conférer une extension maximale au concept de reproduction revient à « faire l’économie de la classe », puisque toutes et tous sont susceptibles de contribuer à la reproduction de la vie sociale [58]. Introduire un dualisme entre exploitation et expropriation revient en outre à affaiblir la proposition de la grève féministe, dans la mesure où sa force politique dépend du fait que la grève apparaît comme une réponse adaptée à l’exploitation du travail [59]. En outre, on peut se demander si l’idée qu’un « antre secret » est plus fondamental qu’un autre ne risque pas de reconduire une hiérarchie entre les luttes contre le néolibéralisme et le capitalisme, les unes pouvant alors apparaître comme plus fondamentales que les autres, – alors que le dualisme perspectiviste consistant à appréhender l’injustice sociale conjointement en termes de reconnaissance et de redistribution, défendu antérieurement par N. Fraser, avait notamment pour fonction de récuser toute hiérarchisation des luttes [60].
Modèles incompatibles ou complémentaires
Récapitulons. Le propre de la première théorie féministe de la reproduction sociale est de souligner que l’exploitation du travail domestique est de même nature que l’exploitation salariale (elle relève d’une appropriation capitaliste de survaleur) et que les travailleuses domestiques sont exploitées par le capitalisme, ce qui confère une portée anticapitaliste au refus de l’exploitation qu’elles subissent. La force de la proposition théorique tient au fait que c’est du point de vue d’une théorie des spécificités du mode de production capitaliste que le caractère proprement capitaliste de cette exploitation est analysé. Mais le fait que cette théorie soit cherchée chez Marx a pour contrepartie que tout repose sur une théorie de la valeur dont on peut penser qu’elle s’applique mal au travail reproductif, dont on voit difficilement en quel sens précis il pourrait être créateur de survaleur. En outre, elle semble superflue s’il s’agit d’établir un lien de proportionnalité inverse entre profit capitaliste et rémunération du travail domestique. La force politique de cette première théorie féministe de la reproduction sociale tient quant à elle au fait qu’elle ouvre l’horizon d’une alliance anticapitaliste de celles qui refusent l’exploitation domestique et de celles et ceux qui subissent l’expérience de l’exploitation salariale, tout en tenant compte de l’irréductibilité des luttes contre ces deux formes d’exploitation. L’inconvénient est alors que les structures patriarcales de l’exploitation domestique semblent minimisées, ou que le genre semble se dissoudre dans la classe.
Les déplacements liés aux développements ultérieurs de la théorie de la reproduction sociale ont contribué ou bien à relativiser la pertinence de la problématique de l’exploitation du travail domestique, ou bien à le reformuler selon le modèle de la sous-rémunération structurelle des activités assignées aux femmes. Le concept d’exploitation n’est plus défini dans le cadre d’une théorie des dynamiques économiques propres au mode de production capitaliste, mais par référence à une conception socio-économique des sociétés capitalistes soulignant qu’elles sont marquées tout à la fois par un rapport de classe et par un rapport social de sexe faisant du travail productif, conçu comme masculin, la norme du travail, et du travail de reproduction, conçu comme féminin, un travail dévalorisé. Le concept de reproduction sociale désignant non plus seulement la reproduction de la force de travail, mais un ensemble de fonctions sociales essentielles, il est alors possible de présenter l’expérience du contraste existant entre la sous-rémunération d’un travail et les fonctions sociales essentielles de ce travail comme une expérience de l’exploitation. Et dans la mesure où le néolibéralisme s’attaque systématiquement aux formes socialisées des fonctions éducatives, de santé et de protection sociale, en baissant les rémunérations et en augmentant la pénibilité de ces activités, tout en engendrant ce qu’on peut présenter comme une crise de la reproduction sociale, ces expériences de l’exploitation, ainsi que la grève féministe dans laquelle elles peuvent trouver un débouché politique immédiat, peuvent se voir conférer une portée stratégique fondamentale. La contrepartie de cette proposition théorico-politique tient au fait que le lien entre exploitation du travail productif et exploitation du travail reproductif tend à se distendre, et que la critique de l’exploitation du travail productif reste non thématisée, alors même qu’elle suscite elle aussi des manifestes à l’âge de la crise du travail et des inégalités extrêmes [61], et qu’elle semble tout aussi essentielle dans la perspective d’une lutte contre le caractère exploiteur du capitalisme.
Que conclure de ces forces et de ces faiblesses, sinon de possibles complémentarités ? Il n’est pas absurde de penser, comme bell hooks, qu’il est essentiel au mouvement féministe de donner une place centrale à la question de « l’exploitation économique des femmes [62] » – ce qui ne signifie pas tout réduire à l’exploitation – tout en tenant compte du fait que toutes les femmes ne sont pas exploitées de la même manière et au même degré [63]. Or, comme le remarque M. Mies, les femmes peuvent être triplement exploitées, en tant qu’êtres humains par les hommes, en tant que femmes au foyer par le capital, et en outre en tant que salariées – ces trois formes d’exploitation devant être analytiquement distinguées pour comprendre comment elles peuvent se surdéterminer en produisant des effets aggravés [64].
Il n’est pas non plus absurde de penser qu’un projet authentiquement socialiste devrait se donner pour perspective l’alliance des différentes luttes contre le caractère exploiteur du capitalisme, tout en tenant compte de la diversité des formes de l’expérience de l’exploitation, y compris de celles qui n’entretiennent pas de lien direct avec les dynamiques économiques les plus fondamentales des sociétés capitalistes. L’enjeu est alors d’articuler les différentes théorisations féministes de l’exploitation patriarcale du travail domestique et de l’exploitation capitaliste du travail reproductif, avec l’analyse de l’exploitation des salariées et salariés, ou des travailleuses et travailleurs indépendants, relevant d’autres mécanismes que ceux de l’exploitation du travail domestique ou reproductif. Affirmer que l’alliance des différents refus de l’exploitation est aussi nécessaire dans une perspective féministe que dans la perspective d’un dépassement socialiste du capitalisme n’interdit pas de penser, par ailleurs, que d’autres alliances sont requises, notamment avec les luttes contre le caractère non démocratique (particulièrement évident à l’époque de la dé-démocratisation néolibérale) et écocidaire du capitalisme [65].
* Emmanuel Renault est professeur de philosophie à l’Unversité de Paris-Nanterre. Cet article est paru dans la revue Actuel Marx,2021/2, n° 70. Il a été mis en ligne, le 1 octobre 2021.