Le 22 septembre 2025, l’Italie a été le théâtre de manifestations de masse rassemblant des centaines de milliers de personnes dans quelques 75 villes. La Péninsule n’avait pas connu une telle mobilisation depuis plus de vingt ans. Sous le slogan « Blocchiamo tutto » (bloquons tout), la grève générale (services de santé, écoles, transports, dockers…) et les manifestations de rue en solidarité avec le peuple palestinien ont surpris tant en Italie que dans le reste du monde, faisant la Une de la presse internationale. Comment une telle mobilisation a pu prendre pied ? Quels en ont été les facteurs ? Comment saisir ce qu’elle nous dit de la force et de la nécessaire organisation des classes populaires à un moment de bouleversement global ?
Herbes folles et champ cultivé
Au sujet de la journée d’hier, 22 septembre, comme sans doute un peu toutes les personnes qui ont participé à la grève et aux manifestations de rue pour la Palestine et l’arrêt du génocide, nous avons lu de nombreux commentaires sur les réseaux sociaux, dans les journaux, etc. Nous aimerions dire quelques mots sur un sujet qui nous semble aussi important que négligé : la manière dont cette journée a été construite, comment elle a grandi et germé.
Car, à y regarder de plus près, c’est précisément de cette construction dont personne ne parle. L’image récurrente que nous retrouvons, même de la part de voix insoupçonnables, parce qu’expertes des dynamiques politiques et des mouvements, est qu’étant donné une certaine sensibilité – qui se serait développée spontanément à force d’assister aux brutalités et aux injustices infligées au peuple palestinien, et d’être les témoins du premier génocide en direct mondiale – les mobilisations explosent, les places débordent de monde, les cortèges bloquent tout, les cœurs s’enflamment et les puissants s’agenouillent (si seulement !).
En lisant Il Manifesto, mais aussi des magazines influents et proches comme Jacobin Italia, il nous semble que le récit dominant présente le mouvement comme quelque chose qui naît et se développe de manière pratiquement autonome. L’Union syndicale de base (USB) et les autres organisateurs sont à peine mentionnés et presque par erreur, suivant la rhétorique selon laquelle ils ont certes appelé à la grève, mais que quiconque se serait présenté à ce « rendez-vous avec l’Histoire » aurait obtenu le même résultat. Cette narration est non seulement biaisée, mais aussi, à notre avis, dangereuse. Car, bien qu’il soit évident et incontestable que toutes les personnes descendues dans la rue n’ont pas forcément dans leur poche leur carte d’adhérent au syndicat de base, le « qui » et le « comment » des choses ne sont pas sans importance pour le résultat, bien au contraire.
Un travail d’organisation de longue haleine
Chaque mobilisation, chaque action politique réussie, est le résultat de la combinaison de facteurs objectifs – le climat ambiant, ce qui se passe concrètement à un moment historique donné – et subjectifs – qui intervient pour travailler sur ce climat, quelle est son autorité et ses ressources, quel récit est-il capable de construire et quelle sensibilité oriente-t-il et vers où.
Mettre tout l’accent sur la dimension objective, sur l’atmosphère, et non sur ceux qui ont concrètement travaillé, non pas depuis un jour ou un an, mais souvent de manière souterraine et invisible, depuis des décennies, revient à délégitimer ce « travail quotidien gris » qui ne doit pas être reconnu pour sa valeur morale – quelqu’un s’est sacrifié, quelqu’un s’est engagé – mais parce qu’il a une valeur politique, c’est-à-dire une efficacité, et qu’il permet d’obtenir des résultats durables.
Il ne s’agit donc pas de revendiquer des paternités ou de décerner des médailles, mais d’identifier et de reproduire le travail et la stratégie qui nous ont permis de vivre des « places » comme celles d’hier.
Fanon l’écrivait en parlant de la lutte de libération algérienne : la spontanéité est grande et, en même temps, dangereuse. Elle est belle, puissante, mais c’est aussi une arme à double tranchant. S’appuyer sur l’idée que la seule colère, la seule indignation (avec un petit, tout petit coup de pouce du premier venu) suffit à faire naître un mouvement, c’est comme dire que l’oppression et le malaise et le désarroi social, à eux seuls, produisent des révolutions. Nous le savons bien, car nous le vivons au quotidien : souvent, le seul résultat de la détresse, même lorsque nous parvenons à la nommer et à en identifier l’origine, est la dépression et la passivité.
Seule la construction d’un niveau subjectif – de capacités et de compétences, d’un niveau organisationnel solide, d’une crédibilité – nous permet de ne pas nous replier sur nous-mêmes et de ne pas refluer, avec nos rêves et nos espoirs, à chaque changement de vent, à chaque moment de stagnation.
Marx lui-même soutenait que l’ampleur d’une victoire ou d’une défaite ne se mesure pas à partir du résultat ponctuel obtenu, mais à partir des niveaux d’organisation et de renforcement du niveau subjectif qu’elles produisent. En clair : il est possible qu’un conflit particulier échoue, mais s’il laisse derrière lui non pas des ruines et du désespoir, mais l’envie et la capacité de s’engager toujours davantage, alors derrière cette apparente défaite se cache un progrès et une conquête.
Donc : il est évident que lorsqu’une date ou un mouvement réussit, il finit par déborder ceux qui l’ont lancé. Et heureusement. D’ailleurs, cela a toujours été le cas. C’est un mythe de penser qu’une révolution est le fait d’un seul parti, d’un seul syndicat, cela n’a jamais été le cas et aucun théoricien marxiste ne l’a jamais affirmé. Mais aucune date ne réussit spontanément, comme par « accident », simplement parce qu’il y avait un certain sentiment, une certaine sensibilité. Et même le sentiment et la sensibilité communs ne sont pas spontanés, mais sont le produit d’un travail quotidien, de mille stimuli, de mille combats. Les images de Gaza, aussi atroces soient-elles, ne parlent pas « d’elles-mêmes » : ce sont les Palestiniens et Palestiniennes et, dans un second temps, nous toutes et tous qui les avons « fait parler ».
Face à la faillite des grands appareils, semer les graines de la lutte…
La CGIL (Confédération générale italienne du travail, l’équivalent de la CGT française, ndlr) était-elle capable de convoquer une telle date ? Non, car elle n’aurait pas parlé comme les dockers de Gênes qui ont soulevé le pays grâce à leur sérieux et à leur activité concrète développés au fil des ans. Landini (Maurizio Landini, le Secrétaire général de la CGIL, ndlr), qui a évoqué la « révolte sociale » puis a montré à plusieurs reprises toute son inconsistance, quelle crédibilité a-t-il ? Le PD ou les 5 étoiles étaient-ils capables de le faire avec l’hypocrisie de leur positionnement, leur silence complice qui a duré des années et leur connivence ?
La date a fonctionné parce qu’elle a été appelée et gérée par une certaine approche syndicale et politique (Unione Sindacale di Base, Confederazione Unitaria di Base, Associazione Difesa Lavoratrici e Lavoratori, Sindacato Genelare di Base, Potere al Popolo ! et les autres organisateurs) qui avait de la crédibilité, exprimait la force et faisait appel à la capacité d’action de chacun·e à travers la logique du blocage. Un blocage qui n’est pas seulement une évocation (nous disons cela sans dévaloriser le plan symbolique, l’imaginaire compte et permet de relier les luttes, comme le montre également le fait que le slogan a été repris par les mouvements français), mais une pratique concrète et reproductible qui a permis à différents groupes de s’activer simultanément dans des contextes et selon des modalités différentes.
Nous aimerions que chaque jour soit comme hier. Voir les places pleines, les visages déterminés et souriants, les drapeaux palestiniens flotter. Mais pour qu’une journée comme celle d’hier soit possible, il faut mille journées de lutte sur les lieux de travail et pour reconquérir nos quartiers pied par pied. Il faut beaucoup de refus, beaucoup de travail caché, beaucoup de discipline.
Ce mouvement est loin d’être né hier. Il est né dans chaque communiqué traduit et diffusé, dans chaque tract distribué, dans chaque assemblée syndicale, dans chaque blocage des ports auquel, jusqu’à très récemment, aucun journal local ne consacrait même un petit encadré. Dans cette accumulation de forces et d’outils, construite jour après jour et qui, pour cette raison, est si difficile à percevoir. « Saisir l’occasion ! » signifie aussi et surtout la préparer et être prêt quand le moment arrive.
Les mobilisations, les grèves, les conflits, la politique en général, aussi séduisante que soit cette image, ne sont pas des plantes qui poussent toutes seules, elles ne sont pas comme la mauvaise herbe qui envahit tout, portée par le vent, ce sont des plantes qui naissent de graines qui ont été semées, soignées, arrosées et qui, si elles trouvent les bonnes conditions, éclosent et fleurissent. Souvenons-nous-en lorsque nous voyons un potager luxuriant, un champ de tournesols ondulant au vent, une grève réussie et une place bondée de monde : ils ne sont pas apparus tout seuls et notre travail quotidien compte.
*Cet article est paru en italien dans Progetto Me-Ti, qui se présente comme un projet éditorial d’information et de formation indépendant, reprenant la figure du livre des retournements de Bertold Brecht. Nous en publions une traduction légèrement revue, tirée de notre site ami Contretemps.