Six hypothèses sur la nature du capitalisme contemporain

par | Juil 7, 2025 | Économie, Guerre, Marxisme, Théorie

Avertissement

Au moment de la parution de mon dernier livre, Un monde en guerres, en avril 2024, Jean Batou m’a demandé de rédiger un texte sur le capitalisme contemporain en tant que nouvelle configuration de l’impérialisme. 

Il souhaitait mettre cette question en discussion au sein d’un groupe marxiste qui adhère, avec des degrés d’accord divers, à la caractérisation de la période comme celle de l’impérialisme au sens (large), mais aussi, comme celle d’une rivalité croissante entre différentes puissances impérialistes.

Un monde en guerres, tout en abordant ces thèmes, est un ouvrage destiné à un public, certes averti, mais qui n’est pas supposé avoir lu Marx et les marxistes.

J’ai rédigé cette contribution en gardant à l’esprit la différence entre les deux types de lectorat. Cet article confronte directement l’héritage marxiste, à l’aide d’une interprétation d’un ensemble de citations parfois longues, à la réalité contemporaine. Les aspects empiriques sont mis ici au contact des enseignements — tels que je les comprends — des écrits de Marx, d’Engels et des autres marxistes.

Ce texte résume, en guise d’introduction, les six thèses que je propose pour analyser le capitalisme contemporain. Elles sont développées avec plus ou moins d’ampleur dans la suite du texte. La débat est donc ouvert et des contributions critiques sont les bienvenues. (C. S.)

I. Six hypothèses sur le capitalisme contemporain

1. Le capitalisme domine aujourd’hui l’espace mondial contemporain. Ses transformations sont rythmées par les dynamiques économiques — la quête de plus-value — et les rivalités géopolitiques, dont la forme dominante est le militarisme.

Cette hypothèse s’appuie sur les théories marxistes de l’impérialisme, dont les deux points centraux sont :

a) la définition donnée par Lénine de l’impérialisme, défini d’une part par la domination du capital monopoliste financier et d’autre part par le partage du monde entre grandes puissances. « Si l’on devait définir l’impérialisme aussi brièvement que possible, il faudrait dire qu’il est le stade monopoliste du capitalisme. Cette définition embrasserait l’essentiel […] d’une part, le capital financier […] et, d’autre part, le partage du monde ».

b) l’hypothèse du développement inégal et combiné (DIC) proposée par Trotski. La constitution d’un marché mondial politiquement structuré «contraint les nations et leur interdit de passer par les mêmes stades de développement que ceux parcourus par les pays avancés ».

L’hypothèse du développement inégal et combiné s’intéresse aux évolutions et aux mutations, autrement dit, elle regarde du côté des transformations du capitalisme parvenu à un stade mondial d’interdépendance universelle des nations. Elle invite donc à ne pas considérer de façon statique les cinq caractéristiques données par Lénine pour définir l’impérialisme — dont aucune d’ailleurs n’est obsolète — mais à prendre en compte les changements de physionomie de l’impérialisme au cours du temps.

L’impérialisme définit donc une configuration de l’espace mondial et des pratiques particulières de pays situés en position dominante dans l’espace mondial grâce à un mix de capacités économiques et militaires. Les pays dominants peuvent ainsi capter sous forme de profits industriels et de rentes financières une partie de la valeur et s’approprier des ressources naturelles situées hors de leur territoire.

La contestation du concept d’impérialisme par les marxistes d’aujourd’hui porte essentiellement sur deux points. D’une part, dans une vision « hyper-globaliste », il est affirmé que la formation du marché mondial, à la fin du vingtième siècle (qui produit la domination d’une classe transnationale capitaliste et la formation d’un État transnational), met fin au processus impérialiste amorcé il y a plus d’un siècle.

Ce dépassement de la relation entre le capital et l’État national (qui, selon la version de Boukharine, devaient fusionner en un trust national) met ainsi fin aux guerres entre pays impérialistes.

D’autre part, l’impérialisme est souvent exclusivement défini par la captation et le transfert de plus-value par les pays les plus puissants, ce qui, selon les défenseurs de cette thèse, exclut la Chine et la Russie du bloc impérialiste) [1]. Les théories marxistes de l’impérialisme tenaient pourtant compte d’autres facteurs complémentaires à la domination économique (voir plus bas).

L’impérialisme n’est pas un système qui serait seulement défini par l’usage de la violence (militarisme, annexion territoriale) et serait en cela une étape distincte du capitalisme pur « imaginé » par Marx.

L’impérialisme ne « remplace » pas le capitalisme, il en définit les contours et lui donne son contenu contemporain. C’est pourquoi le débat sur l’obsolescence des théories de l’impérialisme (et l’obsolescence des théories marxistes qui l’analysent) évoque celui sur l’obsolescence des fondements du capitalisme proposés par Marx.

La hiérarchie des puissances impérialistes est relativement stable depuis un siècle. La Chine constitue l’exception la plus remarquable, car elle constitue un impérialisme émergent. Ce pays rassemble des capacités économiques et militaires qui concurrencent les impérialismes en place, y compris les États-Unis.

Néanmoins, la densification des échanges économiques et les bouleversements géopolitiques des deux dernières décennies ont permis à quelques pays d’accéder à un statut de puissance continentale. En conséquence, la multipolarité capitaliste contemporaine est plus diversifiée qu’elle ne l’était avant 1914, et conduit certains marxistes à proposer la catégorie de subimpérialisme. Elle demeure néanmoins hautement hiérarchisée même si, confirmant l’hypothèse du développement inégal et combiné, de nombreux pays ont amorcé un développement capitaliste subordonné à la division internationale du travail.

2. « La tendance à créer le marché mondial est directement donnée dans le concept de capital lui-même » (Marx), mais l’hypothèse de cette contribution est que la fragmentation géopolitique est directement présente dans l’hypothèse du marché mondial analysé par Marx. Le capital n’est pas un processus économique, mais un rapport social fondé sur l’antagonisme entre les capitalistes et les producteurs de valeur. Cet antagonisme intègre la fragmentation géopolitique du marché mondial, car les rapports sociaux capitalistes sont politiquement construits autour d’États et territorialement circonscrits [2]. Les rivalités internationales, qui résultent de la fragmentation nationale du marché mondial, ne s’ajoutent pas, mais se combinent avec l’antagonisme entre les classes qui existent à l’intérieur des pays. « Abolissez l’exploitation de l’homme par l’homme, et vous abolirez l’exploitation d’une nation par une autre nation » [3].

Rien n’est plus étranger à la pensée de Marx que l’identification du « marché mondial » à un espace homogène. « Le marché mondial est le lieu où toutes les contradictions entrent en jeu » (Marx). Car les crises qui assaillent la planète ne résultent pas d’une addition de crises nationales, elles confrontent le capital à ses propres limites. La fragmentation nationale du marché mondial est totalement constitutive du « développement de la production capitaliste » : la relation entre l’antagonisme intérieur (entre les classes) et extérieur (interétatique) est étroite et elle est ainsi résumée par Marx : « les bourgeois ont un intérêt commun, et cette communauté d’intérêts, qui est dirigée contre le prolétariat à l’intérieur du pays, est dirigée contre les bourgeois d’autres nations à l’extérieur du pays. C’est ce que le bourgeois appelle sa nationalité » [4].

3. Depuis la fin des années 2000, l’humanité est entrée dans une nouvelle conjoncture historique. Celle-ci résulte de la conjonction de la crise financière de 2008, qui a évolué en une « longue dépression », de bouleversements géopolitiques dominés par l’antagonisme Chine–États-Unis et de l’accélération de la dégradation climatique. Dans ce contexte, la révolution tunisienne de 2011 aux cris de « pain, liberté, dignité » a ouvert une série de convulsions, d’émeutes et de contre-révolutions, dont, plus récemment, le renversement du régime d’Assad en Syrie.

Le terme de crises est utilisé dans ce texte par simplicité de langage, car il est clair que chacune de ces crises est rythmée par ses spécificités et possède donc sa propre temporalité. Leur convergence est un processus remarquable qui s’exprime d’autant plus violemment en raison du degré d’interdépendance des sociétés qui est atteint au terme de plusieurs siècles de constitution du « marché mondial ». C’est au niveau de l’espace mondial, que se concentrent désormais trois contradictions auxquels le capital est confronté :

A. Les barrières physico-environnementales qui ne sont repoussées qu’au prix d’une attaque plus forte contre l’environnement et la nature.

B. La propriété privée, dont les limites ne sont dépassées qu’au prix de la marchandisation accélérée des composantes de la reproduction physique et intellectuelle des individus (droits de propriété sur la connaissance, la reproduction du vivant et, plus récemment, des données personnelles accumulées sur internet).

C. la fragmentation nationale du marché mondial qui s’exprime périodiquement par différentes formes de guerres.

Le moment 2008 n’est pas une phase baissière d’un cycle long — dit Kondratiev — dont la sortie s’effectuerait grâce aux technologies fondées sur l’Intelligence artificielle (IA). À suivre les critiques de Trotski, formulées à l’encontre des cycles Kondratiev. Il est hautement improbable qu’une nouvelle vague d’accumulation se produise par le seul truchement des « forces internes au capital » et en l’absence de « facteurs externes » qui lui seraient favorables (tels que les guerres, des régimes politiques totalitaires utilisant le « talon de fer » imaginé par Jack London, etc.).

4. Il est nécessaire d’analyser l’économie politique du militarisme contemporain, car, si « Le militarisme est un moyen et comme tel, il est différent selon le type d’ordre social […] le capitalisme développe sa propre variété de militarisme » [5], il s’est également diversifié en relation avec l’évolution du capitalisme. Les intuitions d’Engels sur l’émergence d’un militarisme auto-expansif qui fait émerger un mode d’extermination doivent être prises au sérieux (voir plus loin), alors qu’elles ont été largement négligées par la littérature marxiste. Depuis la Seconde Guerre mondiale, on assiste à l’entrelacement du mode d’extermination et du mode de production (qui est lui-même un mode de destruction des forces productives), dont la poursuite des relations économiques entre Israël et les pays arabes — reflet du mode de production pendant le génocide à Gaza — mode d’extermination de masse — est l’exemple le plus tragique.

Au-delà des conflits armés, l’enracinement puis l’auto-expansion des systèmes militaro-industriels (SMI) marquent l’avènement d’une configuration totalement nouvelle du militarisme. Le SMI états-unien est né de la conjonction, d’une part, de la conjoncture internationale, qui plaçait l’impérialisme états-unien au cœur de l’ordre économique et géopolitique mondial, et d’autre part, de la centralité acquise par la technologie, vecteur privilégié d’extraction de la plus-value relative — appelée accumulation intensive dans le langage standard des économistes —. L’importance prise par la technologie confirme le pronostic de Marx sur « l’accumulation de la science sociale — force productive directe ». Dans la configuration internationale de l’impérialisme, postérieure à la Seconde Guerre mondiale, les SMI constituent l’autre face du modèle d’accumulation fondé sur la technologie, ils en sont en quelque sorte son excroissance monstrueuse.

La puissance des SMI tient principalement aux fonctions qu’ils remplissent dans le cadre des rivalités inter-impérialistes et d’une « diplomatie de la canonnière », devenue aujourd’hui plus sophistiquée, grâce à l’usage des drones. Mais la puissance des SMI repose également sur leur positionnement sui generis d’interface entre l’économique et le politique. Ce positionnement des SMI à l’intersection de l’économique et du politique, qui semble contrevenir à la séparation spécifique au capitalisme de ces deux domaines, les constitue en « noyau totalitaire » des sociétés. Les SMI sont industriellement régénérés et politiquement fortifiés par l’essor de l’IA, dont les applications menacent les êtres humains en tant qu’ils sont salariés, citoyens et civils.

5. Les guerres en Palestine et en Ukraine confirment la centralité des territoires dans la conjoncture actuelle de l’impérialisme. Elles démentent les analyses postmodernistes et hyperglobalistes marxistes qui déforment le sens de la métaphore sur l’« annihilation de l’espace grâce à la compression du temps », utilisée par Marx. Ces analyses oublient que les marchandises, les êtres humains, doivent circuler et pour communiquer, l’existence d’infrastructures matérielles qui connectent toutes les parties du monde est indispensable. La maîtrise des réseaux mondiaux est un des enjeux les plus sérieux de la rivalité entre la Chine et les Etats-Unis [6], mais elle est également l’une des sources de tensions entre les puissances émergentes du Moyen-Orient (voir plus loin).

Avec la centralité des territoires, ces guerres confirment également la résistance de la « forme État » dans l’extension mondiale contemporaine du capital. Cette configuration du monde réellement existante s’oppose à celle véhiculée par certains marxistes qui affirment qu’une classe capitaliste transnationale et même qu’un État capitaliste transnational domine le monde [7]. L’existence d’États, y compris ceux qualifiés de « faillis » par les institutions internationales, demeure une composante essentielle de l’impérialisme contemporain.

Au couple Territoire-État traditionnellement associé dans la sociologie politique, il faut ajouter le militarisme qui leur est consubstantiel (fondateur). Les deux guerres majeures menées par Israël et la Russie [8] — qui masquent des dizaines d’autres — indiquent qu’il n’existe rien de tel qu’un « mouvement du capital auto-expansif » isolé des rapports sociopolitiques qui demeurent fondés, non seulement sur l’antagonisme entre les classes, mais également sur les rivalités intercapitalistes. Dans le cas de la Russie, l’ambition de capture de territoires s’est manifestée avec force depuis l’invasion de l’Ukraine en 2014. Elle menace directement les États limitrophes d’Europe.

6. La structure de l’espace mondial peut être définie comme une multipolarité capitaliste hiérarchisée. L’écrasement du peuple palestinien n’est pas seulement un projet interne, fondé sur l’idéologie sioniste et sur l’accumulation primitive dans les territoires colonisés. L’objectif d’Israël est d’émerger de la guerre à Gaza en tant que puissance régionale, ou, dans les termes utilisés par le sociologue marxiste Paulo Marini, de devenir un « subimpérialisme ». Cette ambition est confortée par deux événements majeurs qui ont ébranlé le Moyen-Orient : a) l’aventure irakienne des États-Unis, en 2003, qui s’est vite transformée en un enlisement de leurs armées et leur affaiblissement politique dans la région ; b) l’angoisse commune à Israël et aux pays arabes, que les printemps arabes ont fait naître depuis 2011. Ceux-ci ont souligné la fragilité des régimes arabes de la région, alliés des États-Unis, voire leur implosion (la Syrie depuis 2011) et, par contraste, ils font d’Israël le pilier de l’ordre transatlantique dans la région.

L’interdépendance économique entre Israël et les pays arabes s’est considérablement densifiée depuis une dizaine d’années, y compris pendant le génocide en cours, et elle illustre la multiplicité des centres d’accumulation [9]. Ce processus donne-t-il raison à Kautsky, dont l’hypothèse d’ultra-impérialisme est fondée sur le mot d’ordre « capitalistes de tous les pays, unissez-vous ! » [10] ? Deux obstacles se dressent sur la voie de la « paix des marchés ». D’une part, cette collaboration s’inscrit dans un espace régional de rivalités avec des pays qui aspirent également à jouer un rôle leader (Turquie, Iran, Arabie saoudite). D’autre part, l’unité israélo-arabe ne tient qu’aussi longtemps que la politique expansionniste d’Israël n’ébranle pas les rapports sociaux sur lesquels les régimes arabes exercent leur domination, ce qui pourrait devenir le cas avec la fuite en avant militariste du gouvernement Netanyahou. En résumé, l’intégration régionale entre Israël et les pays arabes est stimulée par le souci commun de faire face aux mouvements populaires qui risquent de les renverser, mais elles ne suppriment ni leur agenda géopolitique distinct ni la « concurrence des capitaux ». La concurrence entre les puissances qui revendiquent un rôle leader s’inscrit dans un cadre mondial où la Chine, les États-Unis, l’Inde et l’UE déploient leur influence économique et militaire pour des projets concurrents.

Le renforcement de l’interdépendance économique entre les pays du Moyen-Orient est donc totalement compatible avec le combat contre les classes exploitées, mais aussi avec la poursuite des rivalités entre les États de la région.

Ce texte était pratiquement achevé au moment de la prise de pouvoir par Trump le 20 janvier 2025. Les errements fantaisistes des «experts» sur le «caractère» de Trump, de son «désintérêt pour les guerres» à sa «diplomatie transactionnelle» (en passant par son objectif d’obtenir le «prix Nobel de la paix»!) reflètent le désarroi de la pensée dominante et sont de toute façon un substitut à une analyse structurelle de sa politique qui détermine largement les marges de manœuvre limitées dont il dispose [11].

Le président Donald Trump lance les États-Unis dans une fuite en avant vers un précipice dans lequel l’économie mondiale et l’humanité risquent d’être englouties. Trump accentue le chaos, mais il n’a aucune certitude qu’il en récoltera les bénéfices et les premiers bilans de sa politique produisent au contraire un «retour de bâton» sur l’économie états-unienne ainsi qu’une mobilisation populaire rarement atteinte depuis des années. C’est ici que les personnages rencontrent les lois de l’histoire : le court-termisme de Trump — qui se traduit déjà par des errements dans ses décisions — est à l’image du court-termisme de l’horizon du capital états-unien. En effet, depuis les années 2000, les classes dominantes ont un objectif prioritaire : empêcher la Chine de poursuivre son ascension et devenir la première puissance à la fin des années 2020. Or, les administrations Obama, Trump 1 et Biden ont échoué à enrayer le recul économique et géopolitique des États-Unis. L’Administration Obama avait lancé le «pivot vers la Chine», au début des années 2010, avec l’objectif de contenir l’économie et le militarisme de la Chine. L’administration Biden (2020-2024) a notablement amplifié les mesures protectionnistes qui avaient été prises par Trump I (2016-2020). La secrétaire d’État au Trésor avait alors préconisé le «découplage» des économies des États-Unis et de la Chine, et souhaité que, désormais, les grands groupes occidentaux «relocalisent dans les pays amis» [12]. Pour la première fois en 2021, à la demande de l’administration Biden, l’OTAN, une «Alliance Atlantique», a mentionné la Chine dans un communiqué et caractérisé ce pays de «rival systémique», un terme proche de celui utilisé par les États-Unis depuis 2017 [13]. C’est également à la demande pressante de l’administration Biden, que, pour la première fois en 2019, l’Allemagne a accepté qu’un document de l’UE caractérise la Chine comme «un rival systémique qui développe des modèles de gouvernance alternatifs» (sic) [14].

Rien de tout cela n’a suffi. Les déficits commerciaux et budgétaires des États-Unis ont continué à grimper dans un mouvement notable et inverse à leur influence géopolitique, en dépit du fait qu’ils réalisent 40 % des dépenses militaires mondiales. Dans ces conditions, les citoyens des États-Unis pouvaient-ils réélire, en novembre 2024, un Président qui s’était momentanément assoupi lors d’un débat télévisé avec son concurrent D. Trump?

C’est pourquoi le comportement «erratique» de Trump, qu’il reflète ou non un trait de caractère, traduit plus profondément le fait que les États-Unis n’ont plus d’autre vision stratégique que d’empêcher la Chine de poursuivre son ascension économique et géopolitique. De plus, et ceci est d’une importance considérable, la politique de Trump s’inscrit dans le «moment 2008», c’est-à-dire dans le contexte où la dynamique du capital concentre toutes ses contradictions au niveau du marché mondial, et où elle en amplifie considérablement les traits militarisés. Autrement dit, ce n’est pas parce que Trump a été élu que le monde est au bord de l’abîme, c’est au contraire parce que les contradictions du capital conduisent l’humanité vers la catastrophe qu’un personnage comme Trump peut émerger et accélérer des processus mondiaux déjà en cours depuis des années.

II. Toute conjoncture historique est singulière : le moment 2008

Depuis la fin des années 2000, l’humanité est entrée dans une nouvelle conjoncture historique qui résulte de la conjonction de la crise financière de 2008, de bouleversements géopolitiques dont un axe majeur est l’antagonisme Chine–États-Unis et de l’accélération de la dégradation climatique. Dans ce contexte, la révolution tunisienne de 2011 aux cris de « pain, liberté, dignité » a ouvert une série de convulsions, d’émeutes et de contre-révolutions, le renversement du régime d’Assad en Syrie étant le plus récent de ces événements.

Les courants dominants décrivent ce moment comme celui des « polycrises ». Il en a été largement débattu lors de la session de 2023 du Forum économique de Davos, un club dont un des objectifs est de fournir un langage commun aux élites économiques, politiques et médiatiques. A. Tooze, l’un des utilisateurs les plus en vue de la notion de polycrise, explique l’avantage de cette expression : elle permet d’en finir avec les explications monocausales, par exemple, marxistes (la faute au capitalisme) ou néolibérales (la faute à l’intrusion de l’État dans l’économie) [15]. La formule utilisée par Tooze est elle-même une façon de rendre la réflexion impuissante, sous couvert d’éviter la généralisation et, en ce sens, elle poursuit une œuvre de « déconstruction » de la totalité que constitue non seulement « le capitalisme », mais le marché mondial tel qu’il est aujourd’hui constitué.

Il incombe donc aux marxistes de relever le défi d’analyser cette nouvelle conjoncture historique — que j’appelle le moment 2008 —. Le terme de crise est utilisé dans ce texte par simplicité de langage, car, si on peut parler de « crises », il est clair que chacune d’entre elles est rythmée par ses spécificités et possède donc sa propre temporalité. Les marchés financiers vivent sous la pression des traders haute-fréquence, grâce aux puissances de calculs et aux algorithmes capables de réaliser des transactions financières à une échelle inférieure à une milliseconde et permettre aux traders les plus rapides d’empocher de confortables plus-values. Aujourd’hui, les transactions haute fréquence représentent environ la moitié de l’ensemble des transactions boursières. À l’autre extrémité, il y a le temps long de la gestation des processus naturels, qui s’étend parfois sur plusieurs dizaines d’années, comme dans la sylviculture. De plus, il ne faut pas oublier que de nombreuses ressources de la biosphère ne sont pas renouvelables. Enfin, les rivalités géopolitiques entre grandes puissances fermentent des dizaines d’années avant de se transformer en conflit armé.

Cette convergence des crises s’exprime d’autant plus violemment en raison du degré d’interdépendance des sociétés, atteint au terme de plusieurs siècles de constitution du « marché mondial ». C’est à ce niveau que se concentrent désormais trois contradictions, auxquelles le capital est confronté et qui ont été mentionnées plus haut : les barrières physico-environnementales, la propriété privée des moyens de production et la fragmentation nationale du marché mondial.

Néanmoins, comme le rappelle Tomba, « L’existence d’une pluralité de temporalités ne signifie pas qu’elles n’interagissent pas, ou même que leurs interactions devraient être évitées afin de préserver leur identité spécifique » [16]. Le défi est plutôt de comprendre pourquoi ces différentes temporalités convergent à certaines périodes historiques.

Avant de revenir sur ces différentes dimensions dans la suite de ce texte, il faut situer le « moment 2008 » dans la longue histoire du capitalisme. La période actuelle est souvent considérée comme une phase baissière d’un cycle long dit Kondratiev. Ainsi, l’économiste et blogger marxiste Michael Roberts qualifie la période actuelle de grande dépression, la troisième dans l’histoire du capitalisme, après celle de 1873 et de 1929 [17]. C’est également le point de vue de Tonak et Savran [18]. D’autres estiment que les cycles longs sont rythmés par les conflits pour l’hégémonie mondiale. Wallerstein considère que les années 1970 ont ouvert une période de déclin des États-Unis qui accompagne la phase baissière d’un cycle Kondratiev.

Certes, des régularités existent dans l’histoire du capitalisme et ces approches mettent à juste titre l’accent sur les traits permanents (d’une part la baisse du taux de profit et d’autre part les rivalités géopolitiques) qui caractérisent l’histoire du capitalisme. Toutefois, cela ne signifie pas que l’histoire procède par simple répétition et on peut souscrire à la remarque de Francisco Louça, lorsqu’il écrit que l’histoire doit être analysée dans « sa totalité organique — ses processus et non ses équilibres, ses changements et non ses continuités, sa dialectique et non son invariance causale » [19]. Du point de vue méthodologique, on dispose d’outils pour analyser les transformations historiques à la manière dont Louça les aborde. La causalité cumulative, l’irréversibilité et la bifurcation des trajectoires sont quelques-uns des concepts mis en évidence par les théories des systèmes, qui sont nées dans les sciences physiques et biologiques [20]. Sans nul doute, certains concepts qui y ont été élaborés sur les systèmes peuvent voyager vers les sciences sociales, comme cela a été fait avec la dialectique [21]. Après tout, Engels qualifiait déjà la dialectique de « science des interconnexions » [22]… Marx souligne ainsi un des apports de la dialectique dans son chapitre du Capital consacré à la masse et au taux de plus-value ainsi : « Ici, comme dans les sciences naturelles, on voit à quel point est correcte la loi découverte par Hegel (dans sa Logique) à savoir que de simples différences quantitatives produisent, à un certain stade, des changements qualitatifs » [23].

Les « changements qualitatifs » qui prennent place aujourd’hui proviennent des effets conjugués des trois contradictions qui ont été mentionnées et des moyens mis en œuvre par le capital pour reculer les obstacles qui constituent aujourd’hui ses barrières historiques. Un rappel de l’échange qui a eu lieu entre Kondratiev et Trotski lors de la présentation de l’hypothèse de cycles longs éclaire les enjeux actuels. Kondratiev avait construit un appareil statistique qui lui permettait de conclure que « Du point de vue économique, la crise est toujours et uniquement un procès intense et douloureux de liquidation des disparités qui se sont développées au sein de la structure d’une économie nationale, et qui détruit l’équilibre de ses composants » [24].

Je ne reviens pas ici sur la notion d’« équilibre », avancée par Kondratiev, qui guide une partie de son analyse de l’évolution du capitalisme. Kondratiev, comme bien d’autres marxistes, fait une lecture « harmoniciste », ici des schémas de reproduction du livre 2 du Capital, qui conduirait à la possibilité « théorique » d’une croissance illimitée sous la condition d’une répartition harmonieuse des secteurs des biens de production et de consommation [25].

L’objectif de Kondratiev était de montrer l’existence d’une régularité de la longue période, à l’image des cycles industriels (renommés Business cycle par Schumpeter), que Marx avait été le premier à déceler et qu’il fondait sur le renouvellement du capital fixe. Marx, qui avait demandé l’aide d’Engels, en tant que « businessman » (sic) l’estimait « à plus ou moins dix ans », mais il attirait l’attention sur le fait qu’il pouvait être allongé ou raccourci — dans ce dernier cas par la dépréciation « morale » (et non pas physique) des équipements en raison du progrès technique [26]. Sur les marchés oligopolistiques mondiaux contemporains, cette course à l’obsolescence (également qualifiée d’usure morale) est un des atouts stratégiques des grands groupes qui peuvent ainsi épuiser financièrement leurs concurrents, puisque ceux-ci subissent de facto une dévalorisation du capital fixe qu’ils ont mis en place.

Toutefois, Engels, à la fin du dix-neuvième siècle, mettait déjà en doute l’existence d’une stricte périodicité. Dans ses commentaires du chapitre du Capital consacré au « rôle du crédit dans la production capitaliste », publié en 1894, il explique les causes de ces modifications du cycle. Ce sont « des sociétés par actions à la deuxième et à la troisième puissance » et « la politique protectionniste par laquelle chaque pays cherche à se défendre contre les autres [ce qui produit] une surproduction chronique, un effondrement des prix, une baisse et une disparition des profits » [27].

En résumé, selon Engels, deux éléments caractérisent l’impérialisme, tel que Lénine le définit : d’une part, la constitution d’un capital monopoliste financier, appelé ainsi par Hilferding, et, d’autre part, la sévérité des rivalités interétatiques, dont témoigne le protectionnisme (et le militarisme, voir plus loin). Ces deux éléments mettent déjà le cycle industriel « sous tutelle ».

Trotski contesta l’extension à une longue durée des Business cycles que proposait Kondratiev, car, « Si l’on considère par contre les larges segments de la courbe du développement capitaliste (cinquante ans) que le professeur Kondratieff propose un peu rapidement d’appeler aussi des cycles, leur caractère et leur durée sont déterminés non pas par la résultante des forces internes du capitalisme, mais par l’environnement extérieur dans lequel se propage le développement capitaliste. L’acquisition de nouveaux pays et de continents, la découverte de nouvelles ressources naturelles et, dans leur sillage, les événements d’ordre “superstructurels” d’importance aussi essentielle que les guerres et les révolutions, déterminent le caractère et la succession des phases ascendantes, stagnantes ou déclinantes du développement capitaliste » (souligné en gras par moi).

Dans l’énumération des facteurs qu’il recense, Trotski établit un continuum et non pas une séparation entre la « dynamique interne des forces du capitalisme » et les « facteurs superstructurels ». La quête de nouvelles ressources naturelles mentionnée, qui fut un moteur puissant de l’essor de l’impérialisme, en est une illustration, puisqu’elle procède à la fois de la dynamique interne du capital et de l’usage de la violence politico-militaire. Ce continuum est une invitation à ne pas opérer une classification rigide entre ce qui procéderait de « l’économie » et du « politique », y compris dans l’analyse de l’économie (la dynamique interne des forces du capitalisme) [28].

Si l’on accepte cette analyse, la sortie de la phase dépressive actuelle du cycle Kondratiev dépend de facteurs géopolitiques et sociaux, bien plus que d’une quatrième révolution technologique qui serait provoquée par les développements de l’intelligence artificielle, comme beaucoup de partisans des cycles Kondratiev l’espèrent. Une étude récente confirme d’ailleurs l’échec d’une « quatrième révolution technologique » : « Digitization didn’t make a broad splash beyond the ICT sector » (La numérisation n’a pas largement diffusé au-delà du secteur des TIC) [29].

La masse de plus-value créée et appropriée ne suffit pas pour favoriser une expansion longue

Après la crise des années 1970, le capital a connu une période d’expansion économique qui a duré une quinzaine d’années, entre la disparition de l’URSS et l’année 2008.

Elle a été produite par trois facteurs :

A. Une augmentation du taux d’exploitation de la main-d’œuvre, incarnée dans le « néolibéralisme » et les « plans d’ajustement structurel. Elle est visible dans la montée de la part des revenus du capital au détriment des revenus du travail dans le partage de la valeur ajoutée.

B. L’essor des chaînes de production mondiale des grands groupes, qui a accentué la mise en concurrence des territoires et dont l’un des effets trop peu mentionnés a été l’exploitation plus intense des ressources naturelles fondées sur “l’accumulation primitive”, que celle-ci passe par les interminables “guerres pour les ressources” ou par l’expropriation violente des communautés de leurs terres.

C. L’entrée de la Chine sur le marché mondial, qui a permis au capital de trouver un marché extérieur susceptible de lui fournir, d’une part, une main-d’œuvre qualifiée et peu payée et d’autre part un marché de consommation apparemment sans limites. En Europe, l’intégration des PECO au marché européen a fourni à la fois cette main-d’œuvre qualifiée et peu payée ainsi qu’un marché pour les produits européens qui ont essentiellement permis à l’Allemagne d’étendre son influence.

Cette période a pris fin avec la crise financière de 2008, qui a été suivie par une récession économique dont l’économie mondiale n’est pas remise à ce jour. Ensuite, la crise sanitaire, et dans une moindre mesure l’invasion de l’Ukraine par la Russie, ont souligné la fragilité de la division internationale du travail, qui repose largement sur les chaînes de production construites par quelques centaines de grands groupes mondiaux. Enfin, les mesures prises par les administrations Trump et Biden, qui consistent tout à la fois à augmenter les barrières protectionnistes et à relocaliser les chaînes de production dans “les pays amis” (J. Yellen, secrétaire d’État au Trésor) [30], une forme d’« OTAN économique » en quelque sorte, fragilisent encore plus l’économie mondiale. Trump amplifie cette œuvre de démolition de l’économie internationale.

En réalité, la crise financière de 2008 a déclenché une « longue dépression », mais les causes de celle-ci lui sont antérieures. Elles s’expriment sous la forme d’une baisse du taux de profit des entreprises. Michael Roberts est l’un des défenseurs les plus combatifs de la thèse de la baisse du taux de profit, dont Marx explique qu’elle constitue la loi la plus importante de l’économie politique [31]. Rotta et Kumar confirment ce déclin du taux de profit dans leur étude qui recense 43 pays sur la période 2000-2014. Ils l’imputent à l’augmentation de l’intensité en capital (mesurée par le rapport entre le capital fixe installé et la production) qui n’est pas compensée par une augmentation suffisante du taux d’exploitation du travail (le taux de plus-value de Marx), ce qui, selon les hypothèses de Marx, produit une baisse du taux de profit [32]. Dans ce cadre analytique où le niveau de profit rythme l’évolution économique, sa baisse provoque une baisse du rythme d’investissement, autrement dit un ralentissement de l’accumulation du capital. Rotta et Kumar ajoutent une autre raison à cette baisse du taux de profit dans les pays développés et la Chine [33] : l’augmentation des activités improductives (au sens de Marx, c’est-à-dire celles qui ne produisent pas de valeur, mais sont financées par un prélèvement sur la valeur créée).

Comme une confirmation de cette analyse, le FMI, dans son rapport d’avril 2024, déplore une « formation de capital fixe (en gros l’investissement productif) des entreprises anémique » (p. 70), alors que celle-ci constitue le « second moteur de la croissance économique », le premier étant la croissance de la productivité (j’y reviens dans un moment). Le FMI estime que l’investissement réalisé par les entreprises se situe à seulement 40 % de son niveau pré -2008. Cette baisse de l’investissement productif est l’autre face de ce que les marxistes appellent une suraccumulation de capital : le capital fixe installé ne rapporte plus un taux de profit suffisant pour continuer à répondre à l’injonction « naturelle » du capitalisme « Accumulez, accumulez ! C’est la loi et les prophètes ! » [34].

Il est important de préciser que le taux de profit qui est considéré par Marx est construit en rapportant la totalité de la plus-value à l’ensemble du capital qui est investi dans le pays : « le profit moyen ne peut rien être d’autre que la masse totale de la plus-value répartie sur les masses de capitaux dans chaque sphère de production, suivant leurs grandeurs respectives. » [35] . L’arrivée d’une crise économique reflète donc bien l’état du système capitaliste dans son ensemble et non pas celui de telle catégorie d’entreprises ou d’un secteur industriel en particulier. Marx souligne à plusieurs reprises que c’est bien la masse de plus-value créée qui prime dans l’évolution du capitalisme, car l’augmentation de la masse permet aux capitalistes d’annuler la baisse du taux de profit. Autrement dit, l’augmentation du volume de profits (au niveau global, la masse des profits égale la masse de plus-value) compense sa diminution relative (par rapport au capital engagé). C’est pourquoi les capitalistes forment une classe qui est unie par l’objectif commun d’augmenter la masse de plus-value extraite de la force de travail. Marx appelle cela le « communiste capitaliste, autrement dit le fait que la masse de capital employé dans chaque secteur de production doit rapporter une part de la plus-value totale qui est proportionnelle à la proportion qu’il représente dans le capital total » (en italique chez Marx) [36]. Il ajoute que cette répartition de la masse de plus-value est décidée par la concurrence entre les capitalistes. En conséquence, « les capitalistes, qui se conduisent en faux frères lorsqu’ils se font la concurrence, s’entendent comme des francs-maçons lorsqu’il s’agit d’exploiter la classe ouvrière » [37].

Grossman critique donc avec raison les marxistes qui se limitent au taux de profit pour expliquer les crises : « Comment une proportion, un simple nombre tel que le taux de profit peut produire l’effondrement du système ? » [38].

La conjoncture actuelle est donc marquée par l’existence d’une trilogie, où la masse de plus-value crée à l’échelle mondiale — qui figure au numérateur de l’indicateur du taux de profit — même si elle augmente, ne suffit pas à compenser la hausse de l’intensité capitalistique, cette hausse signifiant que le volume de capital (machines, matières premières, etc.) augmente par rapport au volume de travail (Marx appelle ce rapport la « composition organique du capital »). En effet, même si le taux d’exploitation de la main-d’œuvre augmente, son augmentation demeure néanmoins insuffisante pour compenser la hausse de l’intensité capitalistique.

Dans la littérature économique dominante, cette situation est, depuis des années, principalement attribuée aux faibles gains de productivité du travail qui ne permettent pas de compenser la hausse de l’intensité capitalistique. Or, les gains de productivité du travail sont le vecteur principal d’augmentation à la fois de la plus-value (par la baisse du coût des biens de consommation qui composent le salaire) et de l’accumulation du capital (par la baisse du coût des équipements industriels qui freinent donc la hausse de l’intensité capitalistique). Ainsi que la figure 1 l’indique, le ralentissement des gains de productivité est considérable depuis le début des années 2000, d’autant plus que la hausse annuelle de la productivité du travail était déjà à cette époque nettement moins élevée que dans les trois décennies d’après-guerre.

  Source OCDE

 

Un régime de croissance lente qui dure : quatre raisons

Il existe une série d’obstacles qui suggèrent que, même en faisant abstraction d’un effondrement économique toujours menaçant, l’économie mondiale est durablement installée dans ce régime de faible croissance économique. Ces facteurs d’enlisement de la croissance économique sont principalement les suivants :

A. Dans l’histoire des crises, au moins jusqu’en 1929, la dévalorisation du capital a été un moyen privilégié d’amorcer un nouveau cycle d’accumulation. Elle se traduisait par une baisse du prix des équipements des entreprises. L’effet immédiat de la dévalorisation du capital était d’augmenter le taux de profit. Cette dévalorisation prenait principalement la forme de faillites et de rachats d’entreprises par les entreprises de plus grande taille. À partir de la fin du dix-neuvième siècle, l’essor des marchés financiers et des sociétés par actions, qui ont été les deux supports institutionnels de la formation du capital financier, a donné à cette dévalorisation du capital la forme tranchante de l’effondrement boursier qui se traduisait par la disparition d’une partie du capital fictif qui représente, à la Bourse, le « capital réel » [39].

Or, aujourd’hui, la dévalorisation brutale du capital — du moins celui des grands groupes — ne fait plus son œuvre. En effet, l’objectif principal des mesures qui ont été prises par les gouvernements des pays développés, depuis les années 1980, afin de consolider la domination du capital financier, est précisément d’éviter cette dévalorisation massive du capital boursier. C’est ce qui s’est passé après la crise de 2008, avec la mise en œuvre des politiques monétaires dites « non conventionnelles », qui ont consisté en pratique, pour les Banques centrales, à procéder à des injections massives et périodiques de liquidités. En rendant l’argent (emprunté) facile, ces politiques ont donc produit des taux d’intérêt faibles, voire négatifs (les Banques centrales payaient pour qu’on leur emprunte).

Depuis 2008, l’augmentation de la valeur boursière des entreprises — qui témoigne du gonflement du capital fictif — est l’exact opposé de sa dévalorisation. Elle agit donc comme un obstacle au rétablissement du taux de profit dans l’économie productive. En somme, la dévalorisation monétaire massive du capital installé n’effectue pas son travail de purge. La crainte des effets sociaux dévastateurs qui résulteraient de la disparition de milliers d’entreprises est également un facteur qui guide les politiques gouvernementales et qui les ont incitées à accumuler une dette publique, dont le montant provoque aujourd’hui, selon les experts, « une véritable indigestion » sur les marchés obligataires, car elle trouve de moins en moins d’acheteurs [40]. La conséquence de cette « indigestion » est une montée des taux d’intérêt des titres de la dette publique, qui menace les marchés d’un krach obligataire.

B. La soumission de l’économie productive au capital rentier (c’est-à-dire au capital-argent porteur de revenus financiers), caractéristique du régime d’accumulation financière [41], agit également comme un obstacle à l’accumulation dans la sphère productive. Le versement de dividendes, le versement d’intérêts et le rachat d’actions par les entreprises elles-mêmes sont autant de prélèvements sur la valeur qui détournent de leur utilisation productive. Ces pratiques tendent à se diffuser parmi les entreprises, mais les grands groupes mondiaux sont les seuls à avoir systématisé ce comportement en mettant en place des structures et des dispositifs qui leur donnent un accès direct aux marchés des actions, des obligations et aux marchés des changes afin d’en retirer des profits financiers. Généralement, des pools centralisés de trésorerie gèrent les liquidités disponibles et de nombreux groupes ont créé des banques pour gérer les mouvements de créances et d’emprunts. Il est donc essentiel de comprendre que les grands groupes mondiaux ne sont pas simplement des entreprises plus grandes et plus internationalisées que les autres. Ils représentent l’une des modalités contemporaines du capital financier [42] et que leur stratégie financière a des conséquences massives sur l’état général de l’économie.

L’augmentation de ces prélèvements au profit du capital rentier (sous la forme de versement de dividendes, d’intérêts et de rachat d’actions) au cours des dernières décennies a été considérable, comme l’indique la figure 2, qui porte sur le montant des dividendes versés par les 1200 premiers groupes mondiaux. Au total, les actionnaires ont reçu en 2024 presque 2,5 fois plus de dividendes qu’en 2009.

D’une part, ces augmentations de dividendes sont la conséquence de l’insuffisante valorisation produite par l’accumulation du capital réel, autrement dit un taux de profit jugé insuffisant par leurs actionnaires en raison d’opportunités d’investissement jugées peu rentables. D’autre part, la prospérité du capital rentier n’est pas seulement un reflet passif de l’état de l’économie productive, elle joue également un rôle actif dans le ralentissement de l’accumulation du capital. En effet, les rendements élevés qui sont offerts sur les marchés financiers, dopés par les politiques monétaires dites « accommodantes » (le Quantitative easing), dissuadent le capital-argent de s’engager dans un cycle productif plus risqué et à l’horizon de rendement plus lointain que celui offert sur les marchés financiers.

Il est intéressant de noter que, simultanément à la hausse des dividendes versés aux actionnaires, ces mêmes grands groupes ont augmenté leur endettement dans une proportion presque semblable. Ils ont été encouragés à emprunter pour rémunérer leurs actionnaires compte tenu du niveau faible, parfois négatif, des taux d’intérêt. Cependant, les moteurs véritables de l’endettement sont doubles. D’une part, les fusions-acquisitions, qui sont donc largement financées à crédit, alors même que, comme le rappelle Marx, la centralisation du capital qu’elle « se fasse par le procédé violent de l’annexion [ou] par le procédé plus doucereux des sociétés par actions, etc. […] ne fait que changer le groupement quantitatif des parties intégrantes du capital social ». Autrement dit, les fusions-acquisitions n’augmentent pas par elles-mêmes l’accumulation du capital (les cabinets de consultants reconnaissent aujourd’hui parfois cette réalité) [43]. D’autre part, l’autre moteur de l’endettement est la détention de liquidités, qui est alimentée par des dettes à court terme (moins d’un an) et qui permet aux centres de trésorerie centralisés des grands groupes de placer ces ressources sur les divers segments des marchés financiers à des taux supérieurs à ceux empruntés.

C. L’entrée de la Chine sur le marché mondial est une cause majeure de la suraccumulation du capital qui persiste sur le marché mondial. En effet, la stratégie fondée sur un taux d’accumulation de capital très élevé a précisément été la voie privilégiée par ses dirigeants pour, d’abord, permettre à la Chine d’entrer sur le marché mondial, puis de la constituer en « atelier du monde », et enfin de faire émerger ses grands groupes industriels en leaders mondiaux qui « épuisent » leurs concurrents dans cette course à l’investissement. Toutes les études qui portent sur l’économie chinoise confirment l’existence de surcapacités de production dans des dizaines de secteurs industriels. Ce fut d’abord le cas du secteur immobilier et des secteurs liés (sidérurgie, ciment, etc.), mais désormais également certains secteurs intensifs en technologie (panneaux solaires et véhicules électriques) sont également frappés. Cette situation périlleuse est la contrepartie de la domination industrielle de la Chine, car celle-ci concentre aujourd’hui toutes les contradictions du marché mondial.

Si la Chine était un pays en développement, elle n’aurait pas d’autre choix que d’accepter les injonctions des États-Unis en acceptant une dévalorisation massive du capital (les faillites et fermetures d’usine), comme cela fut fait durant la crise de 1997-1998. Mais elle est aujourd’hui le lieu principal de création de la valeur mondiale et elle dispose de formidables capacités militaires qui la placent en « rivalité systémique » avec les États-Unis. Les dirigeants politiques et les grands groupes chinois, dont le territoire demeure le principal foyer d’accumulation du capital productif, n’ont nullement l’intention de porter le fardeau de la suraccumulation du capital mondial. Leur stratégie est au contraire, de poursuivre dans cette voie avec l’objectif d’épuiser les pays concurrents.

On mesure donc à quel point la suraccumulation du capital, une autre manière d’observer un niveau trop faible du taux de profit et une masse de plus-value insuffisante, n’est pas un problème purement « économique » qui reproduit les cycles passés, elle est au cœur des rivalités impérialistes.

D. La logique rentière des grands groupes industriels, déjà abordée, a des effets profonds sur l’accumulation macro-économique du capital. Elle mérite une attention particulière.

Comment les grands groupes financiers à spécialisation industrielle contribuent au ralentissement de l’accumulation d’ensemble du capital

Dans son analyse des mouvements du taux et de la masse de profits (livre 3 du Capital), Marx souligne à plusieurs reprises la nécessité de prendre en compte la structure concurrentielle de l’économie. Son analyse de l’égalisation des taux de profit est précisément fondée sur leurs différences sectorielles, mais aussi sur la taille des entreprises, le capital concentré (qui possède une intensité capitalistique plus élevée) produisant un taux de profit plus bas. Marx s’intéresse également au «taux de profit plus élevé que réalisent les capitaux engagés dans le commerce international et surtout dans le commerce colonial», qui permet d’augmenter momentanément le taux général du profit en métropole [44]. En somme, il est attentif aux conditions de formation des taux de profit qui les rendent différents selon la taille des entreprises, leurs secteurs et leur nationalité.

Il faut donc admettre que le « capitalisme communiste », mentionné plus haut qui, selon Marx, permet l’égalisation du taux de profit existe uniquement lorsque la concurrence permet une redistribution sans obstacle de la plus-value entre les entreprises. Or, l’objectif de tous les capitalistes est au contraire de tenter de s’extraire de la concurrence pour se trouver en position de monopole, et, ainsi, de réaliser un surprofit. Marx est attentif à cet aspect, en particulier dans le Livre 3 du Capital, où la concurrence entre les capitaux est analysée. Ainsi, dans sa lettre à Engels, qui résume le contenu du Livre 3, il écrit que « Les branches de production qui constituent un monopole naturel ne participent pas au procès d’égalisation des taux de profit, même si leur taux de profit est plus élevé que le taux moyen. C’est important pour aborder plus tard le développement de la rente » (italiques chez Marx) [45].

Les grands groupes mondiaux en position de monopole réalisent donc des surprofits qui sont in fine réalisés grâce à une redistribution en leur faveur de la masse de plus-value. Ils peuvent donc, au moins provisoirement, échapper à la baisse générale du taux de profit en même temps qu’ils amplifient, par cette capture de plus-value, la baisse du taux de profit des autres entreprises.

Aux « monopoles naturels » (liés à l’accès à des ressources naturelles, à un site exceptionnel, etc.), que Marx mentionne dans sa lettre à Engels, il faut ajouter les « monopoles artificiels » — l’expression est utilisée par Marx à plusieurs reprises — qui se forment grâce à des avantages durables constitués sur le marché — . Les positions de monopoles sont en effet génératrices de surprofits qui se transforment en rentes, lorsqu’ils sont durables. La stratégie des grands groupes mondiaux consiste précisément à consolider ces rentes grâce à l’innovation technologique, mais surtout, à l’aide de dépenses massives de marketing et de protection du marché (brevets). C’est l’une des raisons des dépenses considérables consacrées à la R&D et aux dépenses de protection du marché par les GAFAM.

La captation de rentes par les grands groupes a pris récemment une nouvelle dimension avec le développement des chaînes de production mondiale (CPM). L’approfondissement de la division internationale du travail, qui permet d’augmenter l’exploitation du travail, n’est pas le seul effet positif pour les grands groupes. Les CPM leur ont également facilité la mise en concurrence mondiale — ou plus souvent continentale — des entreprises sous-traitantes. Les groupes peuvent ainsi extraire une partie de la valeur créée dans les entreprises sous-traitantes et accumuler des rentes grâce à ce qu’on peut appeler leur pouvoir relationnel — qu’ils détiennent grâce aux liens étroits développés avec les différentes composantes de l’appareil d’État [46].

Ainsi, les rentes de monopole accaparées par les grands groupes sous diverses formes sont des surprofits qui n’entrent pas dans la péréquation des taux de profit et surtout, elles viennent en déduction de la plus-value totale réalisée par les autres entreprises. La situation actuelle évoque donc celle déjà envisagée par Marx dans laquelle, lorsque la masse de plus-value ne progresse plus, « la répartition des pertes ne se fera pas d’une manière égale entre tous les capitalistes, mais résultera d’une lutte dans laquelle chacun fera valoir ses avantages particuliers» [47]. Aujourd’hui, le capital monopoliste concentré dans les grands groupes du numérique dispose d’atouts inégalés pour faire valoir « ses avantages particuliers ». Le niveau d’investissement des GAFAM est sans commune mesure, même avec les autres grands groupes cotés dans l’indice boursier de Wall Street (le S&P) [48]. Les énormes investissements qu’ils réalisent (1000 milliards de dollars en 2025) visent à résister à la concurrence chinoise, mais également à rendre impossible l’émergence de nouveaux concurrents de la Silicon Valley et de l’écosystème européen au prix d’ailleurs d’un gaspillage de forces productives. Ainsi, l’économiste Acemoglu (prix de la Banque de Suède, dit prix Nobel d’économie 2024), très sceptique sur les effets macroéconomiques de ces investissements dans l’IA, affirme-t-il : « Je n’ai pas d’idée précise quant à la part du boom actuel des investissements qui sera gaspillée ou productive. Mais je m’attends à ce que les deux se produisent » [49].

Cette accumulation rentière des grands groupes augmente en même temps que la concentration industrielle progresse. Une étude récente, parmi de nombreuses autres, et qui porte sur 151 secteurs industriels, indique qu’entre 2000 et 2019, la concentration — mesurée par la part de marché détenue par les quatre premières entreprises — a augmenté en moyenne de plus de 5 % dans les principaux pays de l’UE, en Corée du Sud, au Japon et aux Etats-Unis [50].

Au plan macroéconomique, le ralentissement de l’accumulation du capital productif qui découle de l’accumulation rentière des groupes est d’autant plus massif que leurs activités industrielles sont concentrées dans des secteurs moteurs de l’économie. Or, comme le remarque Marx, ce qui importe pour que l’accumulation du capital puisse augmenter, c’est non seulement la masse de plus-value disponible, mais aussi sa répartition entre les différentes entreprises et secteurs industriels [51].

III. Une accélération de la guerre contre la nature

Marx explique que « Le travail est de prime abord un acte qui se passe entre l’homme et la nature. L’homme y joue lui-même vis-à-vis de la nature le rôle d’une puissance naturelle » [52].

La guerre à la nature, dont l’humanité est donc partie prenante, est intrinsèque à la production capitaliste, elle est une composante de l’accumulation du capital, autrement dit, elle fait partie des forces internes du capitalisme » (« internal interplay of capitalist forces »), dont parle Trotski. La conséquence, notée par Marx, est que « La production capitaliste ne développe donc la technique et la combinaison du procès de production sociale qu’en épuisant en même temps les deux sources d’où jaillit toute richesse : la terre et le travailleur » [53]. Cet épuisement des ressources naturelles, qui sont en partie non renouvelables, augmente leurs coûts et tend donc à faire baisser le taux de profit [54]. Il ne s’agit pas là d’une « seconde contradiction », comme James O’connor l’affirmait dans des travaux fondateurs du « marxisme environnemental » datant des années 1970 [55]. Cette position revient à opposer une contradiction externe représentée par la nature et ce qu’il nomme les « conditions générales de production » à une contradiction interne propre au processus de production de la valeur (et de la plus-value) [56].

La dégradation accélérée de l’environnement et l’épuisement des ressources naturelles ne constituent pas une « crise pour le capital » qui arrive d’ailleurs à transformer les fléaux qu’il a créés en sphère de valorisation sous la forme de marchés du carbone (droits à polluer) ou encore de finance du climat (climate finance) [57]. La Banque des règlements internationaux (BRI) nous alerte d’ailleurs sur le fait que les « innovations financières » qui nourrissent cette « finance de climat » présentent une redoutable complexité et une opacité qui rappellent l’accumulation de crédits hypothécaires qui a conduit à la crise de 2008 (« reminiscent of the subprime mortgage crisis ») [58]. Et la BRI ajoute même un risque qui n’existait pas avant 2008 : « Le risque de Greenwashing qui vient des activités de la finance climat des banques est une autre source majeure de risques prudentiels » [59]. Autrement dit, la destruction de la nature devient une sphère d’investissement rentable, un processus qui évoque celui de l’investissement dans la production d’armes, destructeur de valeur au plan macroéconomique, mais rentable pour les firmes productrices d’armes.

Les barrières que le capital doit surmonter prennent principalement la forme de la finitude de certaines ressources naturelles et du coût financier et environnemental exorbitant pour continuer à les approprier et les exploiter.

Le capital utilise tous les moyens dont il dispose pour renverser ces barrières. Les moyens les plus « indolores » s’appuient sur les technologies innovantes, par exemple la fracturation hydraulique (c’est-à-dire l’injection de liquide sous haute pression) qui permet d’extraire des hydrocarbures dits non conventionnels, tels que les gaz de schiste, qui sont piégés dans des roches peu poreuses et peu perméables. Cette technologie permet l’exploration de nouveaux gisements de ressources naturelles. Les coûts d’investissements supplémentaires sont dans une proportion plus ou moins grande supportés par les consommateurs, qui sont dans leur grande majorité des salariés [60].

De façon plus futuriste, la colonisation de l’espace [61], aujourd’hui envisagée par E. Musk et d’autres investisseurs financiers — qui réaliserait ainsi le rêve de Cecil Rhodes, porte-parole de l’impérialisme anglais du début du vingtième siècle [62] — constitue une autre tentative de contourner la finitude des ressources existant sur terre. Il va de soi qu’une partie des ressources financières nécessaires à cette colonisation de l’espace par le capital sera fournie par l’État et que celle-ci aura une forte dimension militaire.

J’ai qualifié d’« indolore » ces moyens dans la seule mesure où ils constituent depuis des siècles la forme « normale » de fonctionnement du capitalisme qui est incité a) à développer en permanence les technologies aux seules fins de valorisation du capital, et b) à en reporter les effets dévastateurs en « épuis[ant] les deux sources de richesse : la terre et l’ouvrier » (Marx).

En attendant que les rivalités intercapitalistes pour la colonisation de l’espace amplifient la militarisation de notre planète, celle-ci a d’ores et déjà franchi une nouvelle étape dans l’arc polaire, où la fonte de la calotte glaciaire annonce une exploitation des ressources porteuse de tensions militaires entre les grandes puissances. C’est dans ce contexte que l’ambition de Trump d’annexer le Groenland s’inscrit.

Les guerres pour les ressources au cœur de la mondialisation contemporaine

Il existe cependant des méthodes autrement plus violentes pour faire face à cet épuisement des ressources naturelles. Elles font partie de ce que Marx appelle « l’accumulation primitive » du capital. Elles accompagnent l’appropriation des ressources naturelles par le capitalisme depuis ses débuts. L’accumulation primitive continue, et cela rend un peu plus étrange l’hypothèse faite par Ellen Meiskins Wood, une marxiste éminente selon lesquels, dans la période contemporaine, « l’impérialisme est devenu une affaire presque totalement économique » qui justifie qu’on parle plutôt d’« empire du capital » [63].

La violence inhérente à l’accumulation primitive a redoublé de vigueur, depuis les années 1990, sous la forme de guerres, trompeusement appelées « guerres civiles » ou « ethniques » par la Banque mondiale et les penseurs dominants. En réalité, les ressources naturelles pillées au cours de ces guerres permanentes sont insérées dans les chaînes de production contrôlées par les grands groupes mondiaux. La richesse financière issue de ces guerres est recyclée dans les paradis fiscaux des pays développés, les armes utilisées sont importées des pays producteurs. En somme, ces guerres pour les ressources sont une composante de la mondialisation réellement existante.

Que deviendrait la chaîne de valeur de l’industrie des semi-conducteurs sans le coltan extrait en RDC et dont le négoce est adossé au Rwanda, un pays dont le gouvernement de P. Kagamé est devenu l’enfant chéri des grands pays européens ? Le coltan possède des propriétés physiques (ductilité, supraconductivité, haute densité, etc.) qui en font un matériau indispensable, présent dans la plupart des équipements électroniques (téléphones mobiles, ordinateurs personnels, électronique automobile et caméras). Or, l’extraction de la ressource, son transport, son négoce, sa transformation par les quelques grandes entreprises de fonderie — principalement chinoises, états-uniennes et allemandes — et enfin à l’extrémité de la chaîne de valeur, la vente aux fabricants de semi-conducteurs, sont intimement reliés à l’état de guerre permanente que la RDC connaît. Cette guerre s’est même intensifiée depuis quelques années en raison de la montée en puissance régionale du gouvernement rwandais, d’ailleurs soutenu par l’UE [64]. Les exterminations de masse dans la région avaient fini par inciter la « communauté internationale » à agir. Toutefois, les mécanismes qui ont été mis en place depuis quelques années ont en réalité confié aux entreprises elles-mêmes la mission de contrôler que ce matériau est « conflict-free » (c’est-à-dire n’est pas lié aux guerres). Plusieurs années après leur mise en place, ces mécanismes de contrôle s’avèrent donc impuissants [65].

Il est de nouveau nécessaire d’intégrer la fragmentation géopolitique du marché mondial dans l’analyse de ces guerres pour les ressources. De longue date, ces guerres sont qualifiées de « locales », mais elles sont en réalité alimentées par les rivalités entre grandes puissances. Après la Seconde Guerre mondiale, et dans le contexte de lutte des peuples pour leur indépendance, les États-Unis et l’URSS, ainsi que la France, dans son « pré carré », furent des acteurs entreprenants, parfois initiateurs, de ces conflits. Ensuite, au cours des années 1990, l’accumulation primitive réalisée dans les guerres pour les ressources s’est principalement faite au profit des grands groupes occidentaux, dans le cadre de ce que les penseurs dominants des relations internationales appellent l « ordre international libéral », dominé par les États-Unis et leurs alliés. J’ai qualifié cette période de mondialisation au format PDF (Peace-Democracy-Free Market), consécutive à la disparition de l’URSS, et qui, selon Fukuyama, marquait la « fin de l’histoire ».

Au cours des années 2000, la présence sur le marché mondial de la Chine, en tant qu’impérialisme émergent, et le tournant néo-impérialiste de la Russie de Poutine, ont modifié la donne. La conjugaison de la «longue dépression» et de l’intensification des rivalités interimpérialistes ouvrent une nouvelle étape dans ces guerres permanentes. En effet, les pouvoirs militaires et les élites financières locaux peuvent désormais plus facilement marchander auprès des différents «camps» leur association au pillage des ressources naturelles de leur pays contre des avantages matériels fournis par les grands groupes mondiaux et/ou leur gouvernement. Ceci confirme d’ailleurs la résistance de la «forme État», y compris les plus vulnérables (j’aborde ce point plus loin). Réciproquement, les grandes puissances mondiales utilisent les leviers économiques et militaires — secondairement leur influence politico-culturelle — pour maintenir l’accès aux ressources naturelles extraites dans ces conflits intranationaux. Les guerres pour les ressources continuent, mais elles font donc partie désormais d’un espace mondial structuré par la multipolarité capitaliste hiérarchisée, d’autant plus que certains pays qui aspirent à devenir des puissances régionales y sont largement impliquées [66].

L’accumulation ultime : le contrôle de la reproduction de la vie…

La guerre à la nature contemporaine indique la persistance de l’accumulation primitive comme moyen d’intensifier l’extraction de valeur tirée de l’exploitation du travail et des ressources naturelles. Luxemburg en avait déjà montré l’actualité, il y a un siècle, en soulignant qu’elle témoignait de l’impérieuse nécessité pour le capital de trouver en permanence un «marché extérieur» qui lui permette d’élargir la base matérielle de son accumulation. De plus, elle formulait une remarque clairvoyante sur le fait que cet extérieur n’était pas seulement une question d’extension géographique. «Le marché intérieur et le marché extérieur tiennent certes une place importante et très différente l’une de l’autre dans la poursuite du développement capitaliste; mais ce sont des notions non pas de géographie, mais d’économie sociale» [67]. Autrement dit, l’accumulation du capital n’est pas limitée par la conquête du marché mondial, qui était d’ailleurs déjà constitué il y a un siècle. Luxemburg explique même que le paysan allemand constitue un «marché extérieur» pour le capital allemand.

L’actualité de cette formule résonne fortement. En effet, au cours des dernières décennies, les politiques menées au compte du capital lui ont ouvert de nouveaux territoires d’accumulation qui ne sont pas seulement géographiquement délimités (comme ceux de la Chine et des pays de l’ex-URSS). Dans un mouvement frappant d’involution [68], le capital s’attaque désormais de façon organisée aux composantes de la reproduction physique et intellectuelle de l’humanité. Après avoir conquis tous les territoires physiques (géographiques) de la planète, puis réintégré sous sa domination ceux qui lui avaient échappé (Chine, URSS et pays satellites), le capital a en effet investi des espaces de valorisation intangibles (ou immatériels) situés au cœur de l’existence et de la reproduction des êtres vivants.

Le processus a débuté dans les années 1990. Il a d’abord concerné — via la création de droits de propriété intellectuelle, orchestrée par l’Organisation mondiale du commerce — la privatisation du génome humain, mais aussi celle de la reproduction des micro-organismes, des semences et des plantes connues et utilisées par les communautés autochtones. Le capital a transformé leur «valeur d’usage», qui était connue depuis des siècles par les populations d’Amazonie et d’autres régions qui vivent des ressources de la terre [69], en valeur d’échange monnayable sur les marchés. Biocolonialisme, marchandisation de la vie sont les termes fréquemment employés par les critiques de ces pratiques.

L’anthropologue marxiste, Claude Meillassoux, rappelle que, dans les sociétés précapitalistes qu’il étudie, la «finalité est la reproduction de la vie comme précondition de la production» et la mise en place d’«un système cohérent intégré sur le plan économique, social et démographique afin d’assurer la satisfaction des besoins vitaux de ses membres productifs et non productifs»[70]. À l’inverse des finalités des sociétés précapitalistes, la dynamique capitaliste contemporaine justifie l’usage du terme d’involution. La marchandisation du vivant est l’indice le plus sûr que la production pour le marché devient une condition de la reproduction de la vie.

La marchandisation contemporaine des composantes physiques et intellectuelles de la reproduction de la vie élargit considérablement un long processus qui a commencé avec la subordination de l’activité scientifique aux besoins du capital, dont Marx a fourni une clé de lecture dans Le Capital [71] et plus longuement dans les fragments sur les machines des Grundrisse [72].

Il faut de plus relier les remarques de Marx sur la science et la technologie à celles qu’il formule dans son analyse de la rente de monopole : «Une partie de l’humanité paie un tribut à l’autre afin de pouvoir habiter la terre, la propriété foncière consacrant au profit du propriétaire le droit d’exploiter le globe avec les matières qu’il renferme et l’air qui l’entoure, c’est-à-dire de faire argent de la conservation et du développement de la vie» [73]. Et il ajoute : «Deux éléments bien distincts sont ici en présence : d’un côté, l’exploitation de la terre, dans le but d’extraire les richesses qu’elle renferme ou de reproduire celles qu’elle engendre; de l’autre côté, l’espace, élément indispensable de l’activité humaine. Des deux côtés, la propriété foncière réclame son tribut» (souligné en gras par moi).

Le mécanisme que j’ai décrit comme une involution concerne donc la prétention du capital à priver l’humanité de son contrôle sur «le développement de la vie», ainsi que sur «l’espace, élément indispensable de l’activité humaine». L’accumulation du capital sape les conditions physiques qui sont nécessaires à la reproduction de la vie que les capitalistes souhaitent réserver à la population solvable [74].

Ce mouvement d’involution s’est étendu à de nouveaux domaines de la reproduction sociale, que des auteurs se réclamant du «marxisme féministe critique», définissent «comme l’ensemble des activités, des rapports sociaux et des institutions qui sont nécessaires à la reproduction de la vie, aujourd’hui et pour les générations futures» [75]. Dans le cadre des rapports capitalistes, le capital s’est toujours efforcé de reporter le coût de ces activités, liées à la reproduction sociale, sur les individus eux-mêmes, — et ce fait est à l’origine d’une abondante littérature, principalement féministe, sur le travail domestique non payé. Lorsque ce transfert des coûts n’est pas possible — par exemple dans le cas de la formation [76] — les capitalistes se tournent vers l’État et, dans le cadre du financement collectif par l’impôt, s’efforcent de diminuer sa contribution au détriment des salariés [77].

… favorise la capture de rentes par les géants du numérique

Au cours des dernières années, les grands groupes du «numérique» (qualifiés de Big Tech par les consultants et journaux anglophones) ont accumulé les données personnelles qu’ils collectent sur internet et constituent des bases de données susceptibles d’être valorisées auprès des clients industriels et particuliers [78]. Le contrôle des utilisateurs du Net devient ainsi une source de profits considérables.

Cette nouvelle étape dans l’intrusion du capital dans les sphères de la vie et la transformation des données en domaine d’accumulation du capital consolide la dimension rentière (monopolistique) du capitalisme contemporain. En 2025, 45 % des données digitales mondiales seront stockées sur les clouds, dont les cinq premiers groupes — tous états-uniens —, Alibaba figurant en sixième position, contrôlent plus de 70 % du marché mondial. L’économie industrielle montre en effet que l’industrie des réseaux possède des caractéristiques économiques et financières qui nécessitent et favorisent la concentration du capital, une contrainte résumée de façon populaire par la formule «le gagnant rafle toute la mise» (the winner takes all). Cependant, ce processus de concentration est soutenu par les gouvernements concernés, en dépit des pressions conjuguées de la «société civile» et des groupes concurrents désireux soit d’entrer sur ce marché, soit de réduire le pouvoir des groupes en place.

La concentration monopoliste est la source de rentes importantes qui expliquent les bénéfices annuels considérables annoncés par les groupes. Ces rentes de monopole se conjuguent avec les «profits d’entreprise», au sens que leur donne Marx de profits issus de la production, qui sont réalisés grâce à la production de services vendus aux entreprises et particuliers. Cet entrelacement des profits d’entreprise et des rentes est caractéristique du comportement du capital financier et donc de celui des grands groupes mondiaux. De plus, ceux-ci cumulent deux types de rentes. D’une part, une «rente absolue», au sens donné par Marx [79], c’est-à-dire fondée sur des ressources qu’ils détiennent en «exclusivité» grâce aux droits de propriété et qui créent donc une rareté artificielle sur les connaissances, qui sont au contraire un bien qui prospère grâce à sa diffusion massive. D’autre part, une «rente de monopole», «qui n’est déterminée ni par le prix de production [coût de production + profit moyen, C.S.] ni par la valeur des marchandises, mais par le goût des consommateurs et leur pouvoir d’achat» [80]. Ces «besoins» des consommateurs sont évidemment largement façonnés par les groupes eux-mêmes et les contraintes de la vie en société.

Certaines analyses ont parlé à ce propos d’exploitation du consommateur dans un sens identique à celui donné par Marx aux relations de travail. Les travaux de Négri et des autonomistes ont mis en avant cette hypothèse, ainsi résumée par Lazaratto : «Le procès de communication sociale (et son contenu principal, la production de subjectivité) devient ici directement productif parce que, d’une certaine manière, il “produit” la production» (Lazaratto, 1996 : 143) [81]. En somme, la communication sociale est productive de valeur et ce sont les utilisateurs des réseaux sociaux qui produisent cette valeur.

Il s’agit selon moi d’un emploi abusif et dissolvant du concept d’exploitation, qui repose sur le rapport capital-travail au sein duquel le salarié loue sa capacité de travail en échange d’un salaire [82]. Engels, dans une réédition de la question du logement, critiquait déjà les proudhoniens allemands qui interprétaient le paiement du loyer comme une seconde exploitation des ouvriers [83]. Il est vrai que les Big Tech tirent profit de l’extraordinaire développement des relations interindividuelles qui s’appuient sur les technologies de communication. Ils le font grâce à la mise en place d’«enclosures», comme les grands propriétaires l’avaient fait sur les terres communales au temps de l’accumulation primitive [84]. Cette valorisation capitaliste des relations interindividuelles se situe ainsi à l’apogée d’un processus multiséculaire de quête de «marchés extérieurs» par le capitalisme. Dans un texte d’une grande perspicacité, Marx, au terme de son analyse des réseaux de communication routiers et ferrés, note que le degré atteint par la soumission de la «richesse sociale reproductive» au capital est un reflet du stade de développement du capitalisme. Et il ajoute «l’ampleur avec laquelle la richesse sociale reproductive a été capitalisée, et tous les besoins sont satisfaits; aussi bien que l’ampleur avec laquelle les besoins socialement posés de l’individu, c’est-à-dire ceux qu’il consomme et ressent non pas en tant qu’individu isolé dans la société, mais en commun avec d’autres — dont le mode de consommation est social par la nature de la chose — sont eux aussi non seulement consommés, mais aussi produits par l’échange, l’échange individuel» (italiques dans le texte) [85]. Les données individuelles captées sur le web par les groupes du numérique sont typiquement issues de la vie en communauté, d’autant plus que celle-ci a pour vecteur de communication les nouvelles technologies qui sont imposées par les grands groupes du numérique. On ne peut toutefois pas parler d’exploitation au sens de la relation capital-travail. Il s’agit, d’une part, d’une appropriation gratuite de ressources — ici les données personnelles —, qui servent, d’autre part, de support à un processus de production de base de données — d’ailleurs très intensif en capital fixe et en énergie — qui, comme toute production capitaliste, est productive de profits. Pour les raisons expliquées, les positions de monopole des groupes du numérique leur permettent de capter des rentes.

Le terme d’accumulation ultime, utilisé ici pour qualifier la privatisation marchande des activités de reproduction sociale, n’implique aucune vision «téléologique» de la trajectoire du capitalisme qui n’aurait plus d’autre territoire (réel ou intangible) à valoriser. Le terme ultime n’est pas ici non plus utilisé dans le même sens que la thèse, présente dans une partie de la littérature féministe marxiste, critiquée par E. Renault, selon laquelle la reproduction sociale serait le «fondement ultime» du capitalisme [86]. Il faut plutôt voir ce nouveau domaine d’accumulation, tourné vers le contrôle de la reproduction sociale, comme un processus exacerbé par les besoins compulsifs du capital de trouver de nouvelles sphères de valorisation, ce processus n’étant pas contradictoire avec celui qui maintient — voire augmente — le travail reproductif non payé, majoritairement assumé par les femmes.

Plus précisément, et confortant le noyau totalitaire des systèmes militaro-industriels (voir plus loin), l’accumulation des données par les grands groupes du numérique réunit les dimensions de rentabilité économique, de surveillance politique et de soumission culturelle.

IV. Marx et la fragmentation étatique du marché mondial

Dans le chapitre sur le Capital qui est inclus dans les Grundrisse, Marx condense ainsi le lien intime qui unit le capital au marché mondial : «La tendance à créer le marché mondial est directement donnée dans le concept de capital lui-même». Ailleurs, il écrit que «le marché mondial est à la fois la précondition et le résultat de la production capitaliste, et c’est seulement «le commerce extérieur, le développement du marché en marché mondial, qui permet à la monnaie de se constituer en monnaie mondiale et le travail abstrait en travail social» [87].

Cette clairvoyance de Marx, qui lui est reconnue, même par ses adversaires, a été souvent interprétée par les marxistes comme autosuffisante pour caractériser l’avènement du marché mondial, à la fin du vingtième siècle. De fait, l’insistance mise sur le «capitalisme mondial néolibéral» dans les analyses marxistes a fréquemment minimisé la réalité de la fragmentation nationale étatique du marché mondial. Or, l’hypothèse que je propose dans cette contribution est que cette fragmentation n’est pas un élément de type «superstructurel» (étatique), mais qu’elle est incluse dans le concept même de marché mondial. En effet, le «concept de capital» ou «capital en général» n’existe que dans «la compétition [qui] n’est rien d’autre que la nature interne du capital, son caractère essentiel, apparaissant et se réalisant comme l’interaction réciproque de nombreux capitaux les uns avec les autres, la tendance interne comme la nécessité externe» (italiques dans le texte) [88]. C’est en raison de cette «nature interne du capital [qui] ne peut procéder qu’en un mouvement constant d’auto-répulsion [qu’] il est absurde de concevoir la possibilité d’un capital universel, n’ayant pas en face de lui d’autres capitaux avec lesquels il procède à des échanges» [89]. Le marché mondial est le lieu privilégié de cette compétition et elle mobilise la puissance des États.

L’examen des textes «politiques» de Marx, qu’ils soient rédigés comme journaliste ou comme militant de l’Internationale, ne laisse aucun doute : rien n’est plus étranger à ses analyses que l’identification du «marché mondial» à un espace homogène. «Le marché mondial est le lieu où toutes les contradictions entrent en jeu» (Marx), non pas parce que ce serait à ce niveau que les crises nationales se cumulent, mais parce qu’il témoigne que le capital ne peut par son seul mouvement, surmonter les contradictions qui lui sont propres. C’est sur le marché mondial qu’on vérifie que les crises économiques sont en même temps des crises politiques, car les rapports sociaux capitalistes sont politiquement construits et territorialement délimités [90]. Il suffit de voir comment Marx traite la question de la balance des paiements en temps de crise : «il devient alors évident que toutes les nations ont simultanément surexporté (et donc surproduit) et surimporté (et donc suréchangé)» [91].

Dans sa critique du projet de programme du Parti socialiste allemand, Marx aborde ainsi les rapports entre l’économique et le politique dans l’espace mondial : «“le cadre de l’“État national actuel”, par exemple l’Empire allemand, est lui-même à son tour “dans le cadre” économique du marché mondial, “dans le cadre” politique des systèmes d’États» [92].

Lorsque Marx fait «abstraction» de la fragmentation nationale de l’espace mondial, ce n’est donc pas parce qu’elle n’est pas importante, mais parce que sa méthode d’investigation est fondée sur des «approximations successives» [93] qui visent néanmoins à cerner l’objet concret, «pas comme une conception chaotique de l’ensemble, mais comme une totalité riche de multiples déterminations et relations» [94]. Selon Grossmann, une bonne partie des interprétations erronées par les marxistes des schémas de reproduction du Livre 2 du Capital tient à cette incapacité à comprendre cette démarche de simplification des hypothèses qui fait que des «conclusions provisoires sont prises pour des résultats finaux» (Provisional conclusions were taken for final results) [95].

Puisque la fragmentation nationale du marché mondial est constitutive du «développement de la production capitaliste», elle est longuement analysée, dès le premier livre du Capital (chapitre 22, intitulé «Différences nationales de salaires»). C’est d’autant plus remarquable que le livre 1 du Capital est traditionnellement considéré comme celui qui porte sur l’analyse du capital dans sa forme la plus «pure».

Le marché mondial est le lieu de toutes les contradictions, car c’est là que les tendances universalisantes du capital se heurtent à la fragmentation nationale des rapports sociaux. D’où le caractère contradictoire du comportement des capitalistes : ils sont à la fois unis dans leur action contre les «prolétaires de tous les pays», mais en même temps divisés et leur division prend sur le marché mondial la forme paroxystique de rivalités nationales.

Marx décrit également la relation organique des territoires nationaux à l’espace mondial dans sa critique de la vision « harmoniciste » (entre les classes sociales), proposée par l’économiste américain Carey. Celui-ci se plaint que le fonctionnement « distordu » du capitalisme anglais empêche la victoire du capitalisme « pur » américain qui lui est supérieur. Marx lui rappelle que la fragmentation nationale est constitutive du marché mondial : « l’harmonie des relations bourgeoises [dans chaque pays] finit avec la disharmonie la plus profonde de ces relations sur le terrain le plus large sur lequel elles apparaissent, le marché mondial, et avec la plus forte intensité, comme des relations de nations productrices. […] [C]es disharmonies du marché mondial sont simplement l’expression adéquate la plus développée des disharmonies qui se sont manifestées comme des relations abstraites au sein de catégories économiques ou qui ont une existence locale [96] sur une échelle plus petite » (souligné par moi) [97]. Et il ajoute : « Les disharmonies du marché mondial dérivent donc du fait que celui-ci est le lieu où s’expriment les contradictions du capital et au sein desquelles se trouvent les relations entre les « nations productrices » («producing nations ») [98].

V. L’économie politique du militarisme

Dès leurs premiers écrits, Marx et Engels soulignent que « [L]es forces productives connaissent dans la propriété privée un développement qui n’est qu’unilatéral, elles deviennent pour la plupart des forces destructives et une foule d’entre elles ne peut pas trouver la moindre utilisation sous son régime » [99]. C’était un sérieux avertissement contre les visions « productivistes » qui ont dominé le marxisme pendant près de deux siècles.

Les intuitions d’Engels

Il revient cependant à Engels de poser les bases d’une théorie du militarisme et de son lien avec l’évolution du capitalisme. Il distingue trois caractéristiques principales. D’abord, observant les développements technologiques, il écrit : « Le navire de guerre moderne devint […] un spécimen de la grande industrie moderne, car […] l’ingénieur est maintenant bien plus important à bord que l’homme de la “violence immédiate”, le capitaine » [100]. Ensuite, il constate que ces innovations technologiques incessantes qui sont destinées à assurer la supériorité sur le champ de bataille nourrissent une « course aux armements » entre les pays européens. « La course entre le blindage et l’efficacité du tir est si peu arrivée à son terme, qu’aujourd’hui, un navire, d’une façon presque générale, ne répond déjà plus à ce qu’on en exige, est déjà vieilli avant d’être lancé » [101]. Cette dialectique de l’épée et du bouclier est, depuis la Seconde Guerre mondiale, un fondement des rivalités internationales et un moteur des dépenses militaires. Enfin, Engels formule l’hypothèse que, si le militarisme n’est pas arrêté, on assistera à « une guerre mondiale d’une ampleur et d’une violence encore jamais vues. Huit à dix millions de soldats s’entrégorgeront ; ce faisant, ils dévoreront toute l’Europe comme jamais ne le fit encore une nuée de sauterelles » [102].

Au cours des années 1880 et 1890, Engels perçut donc clairement les mécanismes endogènes au capitalisme qui poussent à l’auto-croissance des systèmes militaro-industriels, bien avant qu’ils ne s’enracinent durablement, à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Le sociologue allemand, Wolfgang Streek, le crédite pour de telles intuitions, qui énoncent selon lui une seconde théorie marxiste, celle qui met en évidence « la formation d’un mode social d’extermination distinct du mode social de production » [103]. Il faut en effet prendre toute la mesure de la contribution théorique d’Engels. Marx a longuement analysé la puissance destructrice du capitalisme, qui est périodiquement révélée par les crises qui rendent les marchandises invendables et transforment les salariés en « surnuméraires ». Les réflexions d’Engels sur le militarisme se situent sur un autre plan. Elles rappellent que le capitalisme n’est pas seulement un mode de production fondé sur l’accumulation du capital, c’est aussi un régime de domination socialedont la reproduction repose sur un État, qui détient le monopole de la violence légitime et en use en tant que de besoin. L’esquisse d’une théorie de l’auto-expansion du militarisme par Engels ouvre un vaste champ de réflexion sur l’autonomie des institutions étatiques. Son approche ne distingue pas de façon étanche le domaine de l’économie et du politique, elle fournit une clé de lecture des fondements et de la dynamique des systèmes militaro-industriels qui ont émergé après la Seconde Guerre mondiale.

Les nouvelles relations entre technologie, militarisme et capitalisme

Du point de vue de la place du militarisme dans les rapports sociaux, la Seconde Guerre mondiale marque indéniablement un tournant majeur. Au-delà du niveau extraordinairement élevé des dépenses militaires mondiales et de l’accumulation d’armes de destruction massive nucléaires, bactériologiques et chimiques, les guerres pour les ressources sont sans doute l’exemple le plus spectaculaire de cet entrelacement du mode de production et du mode d’extermination. Toutefois, bien qu’elles possèdent des formes originales et surviennent dans un contexte international différent de celui de la fin du dix-neuvième siècle, elles ne sont pas qualitativement différentes des guerres de colonisation, avec lesquelles elles partagent l’objectif d’appropriation des ressources par la violence (forme d’accumulation primitive) et la subjugation de ces guerres par les grands groupes des pays dominants.

Il en va autrement de l’émergence et de l’enracinement des systèmes militaro-industriels (SMI) après la guerre et surtout leur relation aux rapports sociaux. En effet, les SMI forment une configuration inconnue jusqu’alors et dont l’interprétation théorique par le marxisme est loin d’être terminée. Les remarques d’Engels sur l’auto-expansion du militarisme grâce à la technologie constituent une formidable intuition, mais elles ne dispensent évidemment pas d’une analyse des processus contemporains. De même, il faut noter la contribution de Luxemburg, qui, dès 1899, anticipe son hypothèse du « militarisme en tant que domaine d’accumulation du capital » (chapitre 31 de L’accumulation du capital). Elle remarque : « ce qui rend la production militaire, en particulier, essentiellement plus profitable que, par exemple, les dépenses publiques à des fins culturelles (sic) (écoles, routes, etc.), ce sont les innovations techniques incessantes du militaire et l’augmentation permanente de ses dépenses. Le militarisme représente une source de profit capitaliste inépuisable et de plus en plus rentable » [104].

C’est dans ce cadre qu’il faut analyser l’enracinement des SMI, et au premier chef, celui qui est né au cours de la Seconde Guerre mondiale aux États-Unis. Deux facteurs majeurs y ont contribué. D’une part, la nouvelle configuration de l’ordre mondial [105], dont les États-Unis constituent la force organisatrice et, d’autre part, le rôle acquis par la technologie dans le régime d’accumulation d’après-guerre. Le premier facteur, qui est largement connu et n’a donc pas besoin d’être approfondi ici, explique que le SMI états-unien est d’une dimension sans égale parmi ses concurrents, alliés et adversaires.

Le second facteur d’enracinement des SMI est relatif à la technologie. L’importance prise par la technologie dans le régime d’accumulation, depuis l’après-guerre, mérite quelques explications si on veut comprendre cette institution sui generis que sont les SMI. La période d’accumulation du capital qui a pris place après 1945 et s’est achevée au début des années 1970 a été d’abord rendue possible par la destruction gigantesque de forces productives opérée par la grande crise économique de 1929, puis par les dévastations matérielles et l’extermination humaine de la Seconde Guerre mondiale. La guerre a réalisé à une échelle terrifiante les purges — la dévalorisation du capital — « traditionnellement » réalisées, au dix-neuvième siècle, par les crises et les grandes dépressions.

En ce sens, les effets de la guerre mondiale ont « confirmé » l’hypothèse de Trotski selon laquelle l’apparition d’un nouveau « segment long » de croissance économique nécessitait la contribution de phénomènes externes à l’accumulation du capital, tels que la guerre (cf. ci-dessus).

Toutefois, la destruction massive de forces productives était une condition nécessaire, mais pas suffisante, pour relancer l’accumulation du capital. Une condition complémentaire à cette destruction de capital a été la mise en place d’un régime d’accumulation susceptible de produire d’importants gains de productivité du travail. Autrement dit, il fallait qu’il puisse massivement augmenter la masse de « plus-value relative ». Ce fut la fonction du progrès technique, dont le double effet est d’augmenter la productivité lorsque de nouveaux équipements de production sont installés, et de baisser le coût de la force de travail, lorsque ces gains de productivité du travail se traduisent par une baisse du coût de production des biens composant le « panier » des salariés. De nombreuses inventions faites depuis le début du vingtième siècle et qui n’avaient pas ou très peu été exploitées par le capital trouvèrent un débouché. D’autres technologies — l’automobile et les réfrigérateurs —, qui avaient commencé à être développées avant la guerre, furent désormais produites en masse.

Pour expliquer les fondements de cette période exceptionnelle, les marxistes (Mandel et la « troisième révolution technologique » dite du « capitalisme tardif », le courant du « capitalisme cognitif ») et « keynésien-marxiste » (les régulationnistes) ont mobilisé les remarques de Marx sur « le rôle de la science comme force productive ». Marx, dans les « fragments sur les machines » des Grundrisse [106] parle du « General intellectuel », du « machinisme [qui] se développe avec l’accumulation de la science sociale — force productive générale — ». Il note que le travail immédiat devient « subalterne eu égard à l’activité scientifique générale, à l’application technologique des sciences naturelles et à la force productive qui découle de l’organisation sociale de l’ensemble de la production ».

Ces remarques ne signifient nullement la fin de « la loi de la valeur », qui annoncerait un post-capitalisme dans lequel “la science est séparée du travail humain ou des rapports politiques, comme l’affirment Tony Négri et le courant ‘opéraïste’” [107]. Le processus décrit par Marx est celui d’une “socialisation” des forces productives qui étouffe dans le cadre de la propriété privée et requiert donc un engagement massif de l’État afin d’organiser la diffusion générale des connaissances, principalement grâce au système scolaire, financer la recherche-développement publique et subventionner la R&D privée, utiliser les technologies créées grâce aux connaissances en un avantage stratégique.

La Seconde Guerre mondiale a fait franchir un saut qualitatif dans la “socialisation” de la technologie, elle a transformé profondément le couple Technologie-État, et elle l’a rendu désormais indissociable. Le Manhattan Project de mise au point de la bombe atomique, installé à Los Alamos dès la fin de 1942, a bénéficié d’un financement d’un montant inconnu jusqu’alors d’environ 28 milliards de dollars (2022) et il employait 65 000 personnes en août 1945. À la fin de la guerre, la “politique scientifique et technologique” des États-Unis s’inspira du projet Manhattan et en généralisa, à destination des secteurs civils, les procédures et les structures qui avaient permis, pendant la guerre, l’accélération du passage des connaissances vers leur industrialisation. Il servit de modèle pour l’essor de la technoscience (Big science) après la Seconde Guerre mondiale. Ce modèle est caractérisé par un rapprochement de la science et de son utilisation à des fins de production de nouveaux biens, l’émergence d’immenses centres de recherches au sein des grands groupes industriels, un financement public massif de la R&D et une interaction plus forte entre la recherche publique et privée, l’emprise croissante de grands laboratoires adossés à des équipements scientifiques très coûteux et donc des objectifs de retour sur investissements à échéance plus lointaine.

En somme, l’émergence de la technoscience est la forme prise par la transformation de la “science en tant que force productive directe” et elle n’a pu être mise en place que par l’implication massive des États, sous la forme initiale des objectifs et financements militaires. En effet, dans le contexte national des États-Unis (absence de tradition d’une politique industrielle) et international de l’époque (la course aux armements), seul le Département de la défense était en mesure de mettre en œuvre cette nouvelle orientation, bien qu’il faille redire que l’objectif était bien de faire de la science et de la technologie des vecteurs de “compétitivité” industrielle tout autant que des instruments de supériorité militaire.

L’hypothèse qui est proposée est donc que l’enracinement du SMI des États-Unis et ceux des pays impérialistes de second rang constitue l’autre face de l’accumulation du capital, fondée sur la science et la technologie, dont ils sont en quelque sorte son excroissance monstrueuse. Les SMI sont désormais arrimés à l’économie du capitalisme, dont les modes de production et d’extermination sont entrelacés. Avec l’enracinement des SMI dans les rapports sociaux, le militarisme n’est donc pas seulement un processus politique qui relèverait de la “superstructure”.

Les SMI à l’interface du politique et de l’économique.

Dans tous mes travaux, j’explique que la production d’armes constitue le prolongement sur le terrain économique des fonctions politiques de l’État. Cette définition souligne la double caractéristique de la production d’armes : elle mobilise des ressources productives et du travail, comme les autres activités économiques, mais ses fondements et sa dynamique ne reposent pas sur les forces internes à l’accumulation du capital. Ses ressorts sont d’abord politiques au sens où la défense (contre l’ennemi extérieur) et la police (contre l’ennemi intérieur) sont des fonctions indispensables à la reproduction des rapports sociaux (voir plus bas) [108].

C’est dans ce cadre conceptuel qu’il faut analyser l’enracinement des systèmes militaro-industriels (SMI). Du point de vue de leur positionnement institutionnel, ils se trouvent à l’intersection de l’économique et du politique et principalement composés de trois forces sociales : les institutions politiques (exécutif, législatif, administration), l’armée et les industriels.

Cette position unique, du moins dans son ampleur et ses effets, a immédiatement été notée et l’interaction politique-économique est d’une certaine manière contenue dans l’expression même de “complexe militaro-industriel” introduit par le Président Eisenhower dans son discours d’adieu, en 1961, bien qu’il ait été silencieux sur le rôle du politique, et en particulier du Congrès, qui en constitue le troisième pôle. Cette interaction est également au cœur des analyses “managériales” de la sociologie états-unienne, qui observent l’emprise des élites dominantes, parfois qualifiée de classe, qui réunit dans une collusion stratégique les dirigeants des grandes entreprises et ceux de l’État.

Les SMI, situés à l’interface de l’économie et du politique, constituent une singularité dans le fonctionnement du capitalisme, puisque la séparation de l’économie et du politique en constitue une caractéristique basique. L’existence de SMI et surtout leur capacité d’auto-expansion, qui, comme tous les systèmes, est fondée sur des mécanismes endogènes, sont donc un défi pour cette partie de la littérature marxiste pour laquelle la séparation entre l’économique et le politique est devenue un fossé qui sépare l’infrastructure et la superstructure des sociétés capitalistes. Comme le remarque Wood “sous une forme ou une autre et à des degrés divers, les marxistes ont généralement adopté des modes d’analyse qui, implicitement ou explicitement, traitent la ‘base’ économique et les ‘superstructures légales politiques et idéologiques qui les ‘reflètent’ ou leur ‘correspondent’, comme des domaines plus ou moins clos et des ‘régions’ séparées” [109]. Meszaros se livre également à une critique de la séparation entre infrastructure et superstructure, car, face aux tendances centrifuges du capital, le rôle cohésif de l’État le transforme en “une composante intégrale de l’assise matérielle du capital” (an integral part of capital’s material ground itself) [110].

En réalité, la séparation de l’économique et du politique ne peut être érigée en une abstraction ahistorique, coupée du fonctionnement réel des sociétés capitalistes. Dès ses premiers écrits, Marx fait la critique de la représentation d’un domaine politique, “incarné” par l’État, qui est conçu comme une entité autonome vis-à-vis des rapports de production directs en face duquel se constitue la “société civile”, composée d’individus libres et égaux en droit. Il dénonce cette illusion d’égalité dans une société fondée sur la propriété privée des moyens de production et des rapports sociaux antagonistes. Il souligne en même temps les tendances auto-expansives et dictatoriales de la bureaucratie d’État. À peine quelques années plus tard, le coup d’État de Louis Napoléon Bonaparte confirma son hypothèse. Il la reformula ainsi : “Ce pouvoir exécutif, avec son immense organisation bureaucratique et militaire, avec son mécanisme étatique complexe et artificiel, son armée de fonctionnaires d’un demi-million d’hommes et son autre armée d’un demi-million de soldats, effroyable corps parasite qui recouvre comme d’une membrane le corps de la société française et en bouche tous les pores” [111]. Marx réitère cette affirmation dans son analyse de la Commune de Paris.

La pensée dominante marxiste postérieure à la Seconde Guerre mondiale a néanmoins opéré une séparation stricte entre infrastructure et superstructure, ce qui a pour effet de ne pas porter une attention suffisante aux SMI en tant qu’objets spécifiques. Ils ont été souvent été réduits au rôle d’“instruments” du militarisme qui sont utilisés par les pays impérialistes afin d’asservir les pays moins puissants. Ou bien, ils sont considérés — par l’intermédiaire des dépenses militaires — comme un moyen d’“absorber” une partie du “surplus” — qui remplace le profit chez Baran et Sweezy — que le capitalisme produit en trop grande quantité. ‘Si les dépenses militaires étaient réduites de nouveau au niveau de celui d’avant la Seconde Guerre mondiale’, écrivent-ils, ‘l’économie nationale retournerait à un état de profonde dépression’ If military spending were reduced once again to pre-Second World War proportions,” Baran and Sweezy point out, “the nation’s economy would return to a state of profound depression” (p.153) [112]. On trouve chez eux et d’autres marxistes un « keynésianisme militaire » adapté à une terminologie marxiste.

En vérité, il existe en permanence un « moment politique » dans les rapports de production capitalistes, indûment réduits à l’économique. Quoique le rapport de production direct (sur le lieu de travail) soit séparé de la domination politique et de son appareil répressif, cela ne signifie pas l’absence de coercition. Dans la forme dominante — au moins dans les pays développés — la liberté des individus est constitutive du rapport capital-travail, à condition toutefois qu’on ajoute immédiatement : « entre deux droits égaux, qui décide ? C’est la force » [113].

Les SMI, dont la puissance repose sur l’interaction économique politique, constituent donc une enclave dans le capitalisme contemporain.

Le noyau totalitaire des SMI conforté par l’intelligence artificielle

Il a fallu attendre la barbarie du vingtième siècle, celle des guerres, du nazisme, du fascisme et du stalinisme pour que la question de la fusion du politique et de l’économie soit posée avec force et donne naissance au terme « totalitarisme ». Ce terme « caméléon », selon Enzo Traverso [114], a été d’abord employé en 1928 par Giovanni Gentile, le théoricien du fascisme. Celui « d’État total » a été utilisé, dès 1931, par Carl Schmidt, théoricien du nazisme.

Les travaux de Hanna Arendt ont renouvelé les débats sur ces questions. En effet, selon elle, l’évolution de l’impérialisme vers le totalitarisme est le résultat de l’accumulation illimitée de pouvoir politique par la bourgeoisie « La bourgeoisie, si longtemps exclue du gouvernement par l’État-nation et son propre manque d’intérêt pour les affaires publiques, fut politiquement émancipée par l’impérialisme. L’impérialisme doit être considéré comme le premier stade du règne de la bourgeoisie plutôt que comme le dernier stade du capitalisme » [115]. Pour Arendt, cette volonté d’expansion illimitée du capital explique la transformation de l’État en un instrument totalitaire.

Avant elle, le juriste Franz Neumann, en tant que marxiste, avait connecté l’économie et la politique du nazisme d’une façon différente de celle d’Arendt. Il définissait le régime nazi comme un « capital monopoliste totalitaire » [116]. Il critiquait les thèses du « collectivisme bureaucratique » (qui annoncent la domination d’une classe managériale), énoncé en particulier par F. Pollock figure marquante de l’école de Francfort, dont il montre qu’elles signifient que le capitalisme comme rapport de production n’existe plus, mais qu’il est remplacé par la toute-puissance politique. À l’inverse, il souligne l’importance de la base économique du régime nazi et il analyse finement la nouvelle configuration des classes dominantes constituée d’un agglomérat de quatre groupes : « le parti, l’armée, la bureaucratie et l’industrie [117] ». De façon tout à fait pionnière, il dénie l’existence d’un État centralisé ayant le « monopole de la violence » en montrant que ces diverses composantes possèdent chacune des segments de pouvoir.

Enfin, Trotski [118] utilise le qualificatif de totalitaire en ce qui concerne l’Italie où « Le centralisme d’État, sous couvert de fascisme, a pris un caractère totalitaire », l’Allemagne, où la « dynamique militaire » de « l’impérialisme allemand […] est étroitement liée aux traits spécifiques d’un État totalitaire » et, finalement, il qualifie de « totalitaire » la bureaucratie de Moscou — qu’il nomme également « l’oligarchie » —. Quelques années auparavant, il avait même esquissé une perspective pour la période postérieure à la Seconde Guerre mondiale. En cas de déclin du prolétariat après la guerre, la possibilité s’ouvrirait d’une « décomposition ultérieure du capital monopoliste, sa fusion ultérieure avec l’État et la substitution à la démocratie, là où elle est encore maintenue, d’un régime totalitaire […] qui marquerait le crépuscule de la civilisation » [119].

Après la Seconde Guerre mondiale, l’histoire n’a pas globalement suivi cette trajectoire totalitaire, pas plus qu’elle n’a généralisé le modèle orwellien, qui est resté localisé et temporaire. Toutefois, la conjoncture historique qui s’est mise en place et fonctionne aujourd’hui est bien celle d’une combinaison entre le mode de production et d’extermination dont les modalités nationales sont dessinées par le développement inégal et combiné de la planète. Les SMI des grandes puissances sont des agents de cette situation, car ils ne sont pas seulement un reflet passif des transformations de l’environnement international, ils en dessinent également certaines évolutions. Ils conçoivent et produisent les moyens d’extermination qui s’accumulent en attente d’utilisation, non seulement par leur pays d’origine, mais également par ces pays clients qu’une intense campagne de lobbying orchestrée par leur gouvernement a convaincus et/ou forcés d’acquérir. Leur pouvoir d’influence sociale, politique et idéologique diffuse dans toute la société l’idéologie militariste. Par leur mode de fonctionnement, fondé sur l’opacité, la toute-puissance et l’irresponsabilité, ils sont d’une certaine manière le témoignage d’un système faiblement limité dans ses pouvoirs discrétionnaires, y compris dans les démocraties, en même temps qu’un messager de l’ordre social qui serait fondé sur l’utilisation politiquement répressive de l’IA.

En effet, ainsi que cela a été mentionné, la technologie, dans sa double fonction d’instrument de contrôle politique et d’intensification de l’exploitation du travail, constitue un des fondements de la puissance des SMI. Les développements actuels de l’intelligence artificielle confortent ses capacités totalitaires. Considérée sous l’angle étroit de l’économie de l’innovation, l’IA constitue une nouvelle génération de technologie de portée générale (TPG) qui, comme le moteur à vapeur au début de la révolution industrielle, l’électricité à la fin du dix-neuvième siècle et l’informatique après la Seconde Guerre mondiale, se diffuse dans tous les secteurs de l’économie et de la société. Cette vision étroite ne prend pas en compte les conditions radicalement nouvelles dans lesquelles l’essor de l’IA se produit. Son développement a d’emblée pris place à l’échelle internationale dans un contexte de fortes interrelations de la concurrence économique et des rivalités militaires entre quelques grandes puissances, ce qui explique la proximité très forte des objectifs civils et militaires, la sécurité nationale invoquée comme stratégie de politique industrielle par les grands pays développés servant en quelque sorte d’interface entre ces deux dimensions.

À rebours de ce que permettrait leur usage socialement maîtrisé afin de satisfaire les besoins de l’humanité, les technologies qui reposent sur l’AI transforment simultanément les données en source d’accumulation de profits, elles renforcent le pouvoir sécuritaire des États et elles introduisent de nouvelles formes de guerre grâce à leur utilisation par les militaires. En somme, l’IA offre des potentialités d’utilisation contre des êtres humains dans tous les domaines de leur vie en société en tant qu’ils sont à la fois salariés, citoyens et « civils » menacés par les guerres. Cette transversalité d’emploi de l’IA tient au caractère cumulatif des technologies qui accélère en quelque sorte leur généralisation, au degré d’interdépendance produit par le marché mondial et aux opportunités exceptionnelles offertes aux gouvernements pour la mise en œuvre de leur politique sécuritaire et de leurs objectifs militaires.

Cette ubiquité des menaces posées par l’IA est étroitement liée à l’agenda de sécurité nationale qui, depuis les années 1990, émousse les frontières entre les « guerres commerciales » et les guerres militaires sous le vocable de « cyberguerres » (ou plus généralement de guerres hybrides) et dont les technologies de l’IA forment l’armature indispensable. L’agenda de sécurité nationale englobe et amalgame la lutte contre les ennemis extérieurs (la défense) et intérieurs (la police) [120].

Or, cette intrusion de l’IA dans tous les domaines de la vie sociale et privée des individus prend appui sur les SMI qui se transforment et se régénèrent grâce à l’entrée imposante des grands groupes du numérique (GAFAM aux États-Unis, BATx en Chine). La fusion qui opère entre le militaire et l’IA sont d’une tout autre importance que celle qui a eu lieu entre le militaire et l’électronique dans les décennies d’après-guerre. Elle annonce une inquiétante intensification de l’ordre militaro-sécuritaire.

En somme, les SMI ont pris leur essor et leur autonomie dans le cadre des rivalités impérialistes qui sont attisées par des facteurs « structurels » déterminants, liés à l’économie et la géopolitique. L’extension de leur influence ne résulte pas uniquement des tensions internationales, elle procède également des capacités d’autoexpansion qui tient à leur nature sui generis. Ils participent, avec toute leur puissance, aux agressions contre les libertés publiques et fragilisent un peu plus les formes démocratiques dont se réclament les pays capitalistes développés. En ce sens, et en l’absence d’une résistance suffisante des populations, le noyau totalitaire des SMI en fait une menace pour l’ensemble de la société [121].

VI. l’espace mondial : une multipolarité capitaliste hiérarchisée

Les guerres en Palestine et en Ukraine confirment l’importance des territoires dans la conjoncture actuelle de l’impérialisme [122]. Elles démentent les analyses postmodernistes et hyperglobalistes marxistes sur la disparition de l’espace grâce à la « compression du temps ».

La guerre menée par Israël en Palestine est une guerre de conquête néocoloniale, celle conduite par l’impérialisme russe est une guerre interétatique entre une puissance impérialiste et son ancienne colonie, qualifiée de façon un peu trompeuse de « guerre de haute intensité » par les militaires. Elles confirment conjointement la persistance et le rôle des guerres mis en évidence par les théories classiques de l’impérialisme.

La longue vie de la «forme État»

Avec la centralité des territoires, ces guerres confirment donc la résistance de la « forme État », qui, il faut le rappeler, est au point de départ des hypothèses du développement inégal et combiné. À l’inverse, pour certains marxistes, les États ont cédé la place à une classe capitaliste transnationale et même à un État capitaliste transnational. Ainsi, l’existence d’États, y compris ceux qualifiés de « faillis », demeure une composante essentielle de l’impérialisme contemporain, bien qu’évidemment le système international des États soit fortement hiérarchisé. Au cours des dernières décennies, on voit la disparition des États (presque) partout dans les discours, mais on constate au contraire leur prolifération dans les statistiques des organisations internationales.

Loin de disparaître, la « forme État » demeure une composante essentielle de l’impérialisme contemporain, tel est l’un des enseignements majeurs des guerres menées par Israël et la Russie. Certes, la hiérarchisation est très marquée, mais il est remarquable que, même les dizaines de pays que les institutions internationales appellent les « États faillis ou encore LICUS (Low-Income Countries Under Stress), demeurent des composantes nécessaires du système interétatique. La raison majeure est que, dans le contexte de densification de l’interdépendance économique, autrement dit de la domination mondiale du capital, le contrôle des populations et la répression des mouvements et explosions qui pourraient menacer l’ordre social sont une impérieuse nécessité.

Cette fonction de garant de l’ordre social dans leurs pays est un élément précieux pour les grands pays qui contrôlent l’espace mondial. En contrepartie, le statut soumis, mais indispensable des « pays faillis » laisse néanmoins des marges de manœuvre à leurs élites nationales et à l’armée, qui constitue généralement le socle des institutions étatiques. La base matérielle des classes dominantes et de l’armée de ces pays « faillis » est fournie par les ressources naturelles, dont elles s’approprient une partie par des moyens souvent violents. Comme en témoignent les « guerres pour les ressources », indûment considérées par les penseurs de la Banque mondiale comme des guerres locales, mais qui sont insérées dans les chaînes de production mondiale et les marchés financiers. Le contrôle militaire des populations par les classes dominantes et l’armée est facilité par la fourniture d’équipements militaires importés des pays développés et émergents. En somme, l’intégration de ces pays « faillis » dans la division internationale du travail permet aux institutions étatiques — en premier lieu, l’armée — de renforcer leur mainmise sur le pays. Marx et Engels [123] ont toujours pris en compte ces deux attributs de l’État, sa mission de défense d’une classe dominante et son auto-développement comme bureaucratie militarisée oppressive, loin d’une conception instrumentale de l’État qui leur est parfois attribuée.

L’explosion de nationalisme xénophobe qui traverse toute la planète est également un indice négatif de la résistance de la « forme État ». Le nationalisme et la classe ouvrière ont été, au dix-neuvième siècle, le produit de l’essor du capitalisme. Le « printemps des peuples » appartient au dix-neuvième siècle au cours duquel les aspirations nationales furent exploitées et transformées en xénophobie et racisme. Aujourd’hui, une réflexion s’impose pour analyser comment l’exploitation des nationalismes par les classes dominantes, aiguillonnées par l’extrême droite, instrumentalise les aspirations légitimes des peuples et communautés à affronter le marché mondial (la « mondialisation »).

Au couple Territoire-État bien connu de la sociologie politique, il faut associer le militarisme qui leur est consubstantiel (fondateur). Les deux guerres en cours au Moyen-Orient et en Ukraine — qui masquent des dizaines d’autres — indiquent qu’il n’existe rien de tel qu’un « mouvement du capital auto-expansif » qui serait isolé des rapports sociopolitiques. Or, ces rapports sociopolitiques demeurent fondés, non seulement sur l’antagonisme de classes, mais également sur des territoires nationaux qui alimentent les rivalités intercapitalistes.

Le militarisme n’est donc pas un « ultime » obstacle, hérité du passé, qui s’oppose au triomphe mondial d’une classe dominante qui serait porteuse d’un développement des forces productives. Cette idée que les guerres des dernières décennies sont des freins au développement des tendances profondes et pacifiques du capital, ou, comme l’expliquait Schumpeter, qu’elles sont contraires à l’« esprit du capitalisme » a été de facto acceptée par une partie des marxistes contemporains.

Les guerres en cours sont, au contraire, le « premier » obstacle, celui qui naît de la concurrence mondiale entre capitaux telle que celle-ci est dessinée par la fragmentation géopolitique, et qui est l’état normal du capitalisme (cf. supra).

Interdépendance économique et écrasement des peuples : le Moyen-Orient

L’écrasement du peuple palestinien n’est pas seulement un projet interne fondé sur l’idéologie sioniste et sur l’accumulation primitive des territoires colonisés. L’objectif d’Israël est d’émerger de la guerre à Gaza comme une puissance régionale, ou, dans les termes utilisés par le sociologue marxiste Paulo Marini, d’accéder au statut de « subimpérialisme ». Cette ambition est confortée par deux événements majeurs qui ont ébranlé le Moyen-Orient : a) l’aventure irakienne des États-Unis en 2003, qui s’est vite transformée en un enlisement de leurs armées ; b) la crainte commune à Israël et aux États arabes, que les printemps arabes ont fait naître. Ils ont souligné la fragilité des régimes de la région, alliés des États-Unis, voire leur implosion (la Syrie depuis 2011), et, par contraste, ils font d’Israël le pilier du « bloc transatlantique » dans la région.

Reproduisant une tendance qui se développe à l’échelle mondiale, l’interdépendance économique entre Israël et les pays arabes s’est considérablement densifiée depuis une dizaine d’années et les échanges commerciaux se sont même renforcés pendant le génocide (avec l’Égypte tout particulièrement). A. Hanieh rappelle que les efforts des États-Unis pour favoriser l’intégration datent des années 1990 [124]. L’intégration régionale entre Israël et les pays arabes est également stimulée par le souci commun de faire face aux mouvements populaires qui risquent de les renverser. L’intensification de l’interdépendance économique est donc totalement compatible avec le combat contre les classes exploitées.

Ce processus donne-t-il raison à Kautsky, dont l’hypothèse d’ultra-impérialisme est, comme il l’écrit, fondée sur le mot d’ordre « capitalistes de tous les pays, unissez-vous » ! [125] ? Deux obstacles majeurs se dressent sur la voie de la « paix des marchés » au Moyen-Orient. D’une part, la collaboration d’Israël et de certains États arabes s’inscrit dans un espace régional de rivalités avec d’autres pays qui aspirent également à tenir un rôle leader (Turquie, Iran) et sont pour cela en conflit avec Israël. D’autre part, l’unité israélo-arabe ne tient qu’aussi longtemps que la politique expansionniste d’Israël n’ébranle pas les rapports sociaux de ses voisins au point de menacer leur pouvoir. Or, la fuite en avant militariste du gouvernement Netanyahou, adossé aux États-Unis, amplifie ces menaces de déstabilisation des régimes arabes.

Le « campisme » aujourd’hui

Le constat de la multipolarité capitaliste hiérarchisée que je propose s’oppose à l’approche campiste de l’impérialisme. John Bellamy Foster, l’éditeur de Monthly Review, critique le déni de la réalité de l’impérialisme par une large partie de la gauche (Arrighi, Harvey, Robinson, etc.). Or, il adopte lui-même une conception limitée de l’impérialisme contemporain, qu’il réduit à la surexploitation du « Sud global » par le « Nord global » [126]. Son analyse pêche sur deux points principaux. D’abord, la présence de classes antagonistes dans le « Sud global » n’est jamais mentionnée, pas plus que n’est défini le mode de production sur lequel reposent ces pays – sauf pour la Chine, qui est qualifiée de « socialisme avec des caractéristiques chinoises ». La lutte de classes est mentionnée dans son article, mais elle existe exclusivement dans les pays capitalistes du centre [127]. Ensuite, Foster réduit d’abord l’impérialisme à l’impérialisme économique et, ensuite il réduit l’impérialisme économique à l’échange inégal [128]. Ce double réductionnisme qui sert de critère pour déterminer si un pays est dominant (impérialiste) ou dominé (exploité) ne me paraît pas correspondre au concept d’impérialisme proposé par Lénine et les autres marxistes [129]. Lénine associe clairement les dimensions économiques et géopolitiques dans sa définition de l’espace mondial impérialiste. Et pour souligner à quel point ces deux dimensions sont entrelacées à l’ère du capitalisme monopoliste, il ajoute : « il est inconcevable en régime capitaliste que le partage des zones d’influence, des intérêts, des colonies, etc., repose sur autre chose que la force de ceux qui prennent part au partage, la force économique, financière, militaire, etc. » (italique dans le texte) (id.) [130].

Cet ensemble de facteurs économiques, financiers, militaires, etc., entrelacés, qui sont énoncés par Lénine, d’une part, commande la hiérarchie des nations et, d’autre part, explique les pratiques singulières de chacune d’entre elles. Ainsi, lorsqu’il décrit l’espace mondial hautement hiérarchisé et inégal de son temps, Lénine recense les « six plus grandes puissances » (Allemagne, États-Unis, France, Japon, Royaume-Uni et Russie), mais il subdivise immédiatement ce groupe en trois sous-groupes qui sont respectivement composés des « jeunes nations capitalistes (Amérique, Allemagne, Japon) dont le progrès a été extraordinairement rapide ; deuxièmement, des pays avec un développement capitaliste plus ancien (France et Grande-Bretagne), et, troisièmement, un pays très arriéré économiquement (Russie), dans lequel l’impérialisme capitaliste moderne est entrelacé dans un dense réseau de relations précapitalistes » [131]. Dans ses carnets (Notebooks) préparatoires à cet ouvrage, il introduit un autre critère distinctif du « groupe des six » qui est différent du classement précédent : la France, la Russie et le Japon forment un groupe de « première classe, mais pas totalement indépendant » (souligné par moi), contrairement au premier groupe (Grande-Bretagne, Allemagne, États-Unis) qui est « pleinement indépendant » [132]. La notion d’indépendance est évidemment cruciale, même si Lénine ne développe pas ce point.

Cette analyse conduit Lénine à déclarer qu’« en général, l’impérialisme militaire et féodal domine en Russie » [133]. Trotski est encore plus clair sur la nature très diversifiée des pays impérialistes lorsqu’il écrit : « La Russie payait ainsi le droit d’être l’alliée de pays avancés, d’importer des capitaux et d’en verser les intérêts, c’est-à-dire, en somme, le droit d’être une colonie privilégiée de ses alliées ; mais, en même temps, elle acquérait le droit d’opprimer et de spolier la Turquie, la Perse, la Galicie, et en général des pays plus faibles, plus arriérés qu’elle-même. L’impérialisme équivoque de la bourgeoisie russe avait, au fond, le caractère d’une agence au service de plus grandes puissances mondiales » [134]. Cette description de la Russie tsariste par Trotski indique clairement qu’elle n’aurait pas été considérée comme un pays impérialiste si elle avait été soumise au seul test de l’échange inégal !

Une faiblesse de l’analyse de Foster et d’autres marxistes est de ne pas tenir compte du fait que la densification du marché mondial a allongé la hiérarchie qui existait au début du vingtième siècle. La qualification donnée par Lénine et Trotski de la Russie tsariste ne tient pas à une imprécision de leur part, mais à une méthode d’analyse qui considère l’impérialisme comme une structure de domination de l’espace mondial par le capital financier monopoliste et quelques grands pays. Mais surtout, l’impérialisme intègre la caractéristique essentielle d’être une configuration du capitalisme, donc d’avoir pour fondement des classes antagonistes et l’extraction de la plus-value.

NOTES

[1] Guglielmo Carchédi et Michael Roberts, “The Economics of Modern Imperialism”, Historical Materialism, 29.4 (2021), p. 34.
[2] Serfati Claude (2014), “’The new configuration of the capitalist class”, in Leo. Panitch, Greg. Albo and Vivek. Chibber (Eds), “Registering Class”, in Socialist Register, vol. 50, pp.138‐161.
[3] Le manifeste du Parti communiste.
[4] Karl Marx, Notes critiques sur Friedrich List (1845), p. 281. Voir également la critique de Carey dans Marx Karl, Grundrisse, « Notebook VII—The Chapter on Capital/Bastiat and Carey » (1857-1861) (www.marxists.org).
[5] Liebknecht Karl, Militarism & Anti-Militarism, 1907.
[6] Voir Benjamin Burmaumer (2024), Chine/États-Unis, le capitalisme contre la mondialisation, Paris, La Découverte.
[7] C’est la thèse défendue par William Robinson dans de nombreux articles et ouvrages. Il a raffiné cette thèse en parlant d’un « État policier mondial », « Capitalist globalization, transnational class exploitation and the global police state: Interview with William I. Robinson » LINKS : International Journal of Socialist Revival, October 19, 2023.
[8] L’impérialisme territorial russe a une longue histoire, voir Zbigniew Marcin Kowalewski, « Impérialisme russe », Inprecor, N° 609-610 octobre-décembre 2014. L’ambition de Poutine de prendre le contrôle total de l’Ukraine a été partiellement contenue, elle ne l’empêche pas de viser la conquête — et en tout cas une influence dominante — sur d’autres territoires européens limitrophes. Une réflexion spécifique sur cette question, qui serait fondée sur une connaissance fine de la situation économique de la Russie et de l’état des rapports politiques internes, est nécessaire. Mais elle doit être abordée en même temps que la militarisation accélérée de l’Europe, qui n’est pas abordée dans ce texte, mais que j’aborde dans d’autres textes.
[9] Adam Hanieh.
[10] Karl Kautsky, Ultra-Imperiaism, Sept. 1914.
[11] Serfati Claude, « Plus destructeur et plus profitable : l’injonction de Trump au système militaro-industriel des États-Unis », Les possibles, 19 mai 2025.
[12] Claude Serfati, « L’ère des impérialismes continue : la preuve par Poutine », 22 avril 2022.
[13] The White House, “National Security Strategy of the United States of America”, décembre 2017.
[14] European Commission, EU-China — A Strategic Outlook, Joint Communication to the European Parliament, the European Council and the Council, 12 mars 2019.
[15] In ibidem: “Dans les années 1970, que l’on soit eurocommuniste, écologiste ou conservateur angoissé, on pouvait toujours attribuer ses inquiétudes à une cause unique : le capitalisme tardif, la croissance économique, trop forte ou trop faible, ou l’excès de privilèges”.
[16] Tomba Massimiliano, “Marx’s Temporal Bridges and Other Pathways”, Historical Materialism, 23.4 (2015) 75–91
[17] Roberts Michael (2016), The Long Depression: Marxism and the Global Crisis of Capitalism, Chicago, Haymarket Books.
[18] Sungar Savran, E. Ahmet Tonak (2024), In the Tracks of Marx’s Capital: Debates in Marxian Political Economy and Lessons for 21st Century Capitalism, Pelgrave McMillan.
[19] Ibid., pp. 5–6.
[20] Von Bertalanffy, L. (1973), General System Theory, Penguin University Books, London.
[21] Pour une approche comparée de la dialectique et de la théorie des systèmes, voir Levins Richard, « Dialectics and Systems Theory » dans Ollman Bertell and Tony Smith (2008), Dialectics for the New Century, Palgrave McMillan, p.37.
[22] Engels Friedrich (1873–1886) Dialectics of Nature.
[23] Capital, volume I, « Chapter 11: Rate and Mass of Surplus Value »,
[24] Cité dans R.B. Day, « New Left Review, 99, septembre-octobre 1976.
[25] Ce point de vue « harmoniciste » est critiqué par Grossman, Rosdolsky et Mattick.
[26] Capital, volume II, Chapter 9: The Aggregate Turnover of Advanced Capital, Cycles of Turnover.
[27] Capital, volume III, Chapter 27: The Role of Credit in Capitalist Production. 
[28] Ernest Mandel a utilisé ces remarques de Trotski pour expliquer que la phase expansive d’une « onde longue » ne repose pas sur la dynamique interne du capitalisme, mais sur des « variables semi-indépendantes ».
[29] McKinsey Global Institute, “Investing in productivity growth”, March 27, 2024, p. 25.
[30] Dans la version Trump 2024, la relocalisation aux États-Unis devient une exigence sous peine de représailles.
[31] Sans surprise, la controverse est forte parmi les marxistes, soit sur l’existence même de la loi de la baisse tendancielle du taux de profit (c’est le cas par exemple de David Harvey), soit sur la manière d’en mesurer la réalité en raison des difficultés de passage des concepts de Marx aux indicateurs fournis par les Comptabilités nationales, par exemple, la mesure du capital fixe au coût historique ou de renouvellement.
[32] Pour simplifier, un autre point de vue se réclamant du marxisme (parfois qualifié de marxo-keynésien), dont Kalecki est un des pionniers, part de l’hypothèse que ce sont les investissements qui créent les profits (d’où le soutien que l’État peut apporter à l’investissement public afin d’empêcher les récessions).
[33] Dic Lo, “The Political Economy of China’s ‘New Normal’”, IIPPE Annual Conference 2023 — The Chronicles of Multiple Crises Foretold, 6–8 September 2023.
[34] Capital, volume 1, chapitre 24: Transformation de la plus-value en capital.
[35] Capital, volume III, chapitre 10: Equalization of the General Rate of Profit Through Competition.
Market-Prices and Market-Values. Surplus-Profit.
[36] Letter to Friedrich Engels, April 30, 1868.  Voir l’analyse minutieuse de Fred Moseley, Moseley, F. (2018). Capitalist Communism: Marx’s Theory of the Distribution of Surplus-Value in Volume III of Capital. In: Dellheim, J., Wolf, F. (eds) The Unfinished System of Karl Marx. Luxemburg International Studies in Political Economy. Palgrave Macmillan, Cham.
[37] Capital, volume III, Chapître 10 : Action égalisatrice de la concurrence sur les taux généraux des profits — prix et valeurs de marché — surprofit.
[38] Grossmann Henryk (1929), « Law of the Accumulation and Breakdown ».
[39] La spéculation inhérente aux marchés financiers avait contribué à dissocier la valeur des équipements (le capital productif) de leur valeur boursière. C’est l’une des critiques majeures que Keynes adresse au régime capitaliste en des termes acerbes (voir, en particulier, son chapitre 12 de La théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie).
[40] Ian Smith, “The mounting pressure on bond markets”, Financial Times, 6 June 2025.
[41] Chesnais François, La mondialisation du capital (1994), Syros-Alternatives économiques, Paris.
[42] Serfati Claude (1996) Le rôle actif des groupes à dominante industrielle dans la financiarisation de l’économie, in F. Chesnais (dir.) La mondialisation financière, genèse, enjeux et coûts, Paris, Syros. Et, en anglais, Serfati Claude (2008) « Financial dimensions of transnational corporations, global value chains and technological innovation », Journal of Innovation Economics, n° 2.
[43] Capital, volume I,  Chapitre 25 : Loi générale de l’accumulation capitaliste ».
[44] Capital, volume III, chapitre 8: Différence des taux de profit dans les différentes branches de production par suite des différences de composition du Capital.
[45] Letter to Friedrich Engels, April 30, 1868, op. cit.
[46] Serfati Claude et Sauviat Catherine, (2017). Starosa donne une explication assez proche de la captation de valeur par les grands groupes. Elle résulte du fait, qu’en raison de la concurrence, les « petits capitaux » comme il les appelle (c’est-à-dire les petites entreprises) présentes dans les chaînes de production, sont contraints de vendre en dessous de leur prix de production (coûts de production + taux de profit moyen), mais au-dessus de la valorisation du capital variable (salaire des producteurs), Starosta Guido, « Global Commodity Chains and the Marxian Law of Value », Antipode Vol. 42 n°. 2, 2010.
[47] Capital, volume III, chpitre 15: Le développement des contradictions immanentes de la loi.
[48] Selon une étude de la Société Générale, les dépenses d’investissements des 7 grands groupes de la Tech ont augmenté de 40 % en 2024 contre 3,5 % pour les 493 autres sociétés listées dans le S&P500.
[49] Daron Acemoglu, “Gen AI: Too much Spend, too Little Benefit?” , Goldman Sachs Global Macro Research.
[50] Calligaris, S. et al. (2024), “Industry Concentration in Europe: Trends and methodological insights”, OECD Science, Technology and Industry Working Papers, No. 2024/06, OECD Publishing, Paris.
[51] Capital, volume III, chpitre 15: Le développement des contradictions immanentes de la loi.
[52] Capital, volume I, Chapitre 7 : Production de valeurs d’usage et production de la plus-value.
[53] Capital, volume I, Chapitre XV : Machinisme et grande industrie.
[54] Kohei Saito (2018), “Profit, Elasticity and Nature+, in Judith Dellheim & Frieder Otto Wolf (eds), The Unifnished System of Karl Marx: Critically Reading Capital as a Challenge for Our Times, Springer Verlag, pp. 187-217.
[55] Pour une présentation en français, voir O’connor James [1992], « La seconde contradiction du capitalisme : causes et conséquences », Actuel Marx, « L’écologie, ce matérialisme historique », n° 12, 2° semestre, Paris, PUF, p. 30-40.
[56] Pour une critique de cette position, Chesnais, F. et Serfati, C. 2003. « Les conditions physiques de la reproduction sociale », in J.-M. Harribey et M. Löwy (dir.), Capital contre nature, Paris, PUF.
[57] En 2023, les institutions financières privées ont fourni environ 235 milliards de dollars à la « finance climat ». Le montant du marché de la dette consacré à la finance climat s’élève à 4400 milliards de dollars.
[58] Bank of International Settlements, “The rising tide of climate finance—scope to adjust prudential treatment”, FSI Occasional Papers No 23, novembre 2024, p.4.
[59] Ibid. p. 5.
[60] En 2022, un ménage français a en moyenne consacré 3 551 € à ses dépenses énergétiques, dont 1 744 € imputables à l’énergie dans le logement et 1 808 € aux achats de carburants), contre 2700 € pour l’alimentation (INSEE).
[61] Szesik K. and Reiss M.J ,« Why space exploitation may provide sustainable development: Climate ethics and the human future as a multiplanetary species », Futures, 2023, 147.
[62] « Si je le pouvais, j’annexerais les planètes ». Cette formule de C. Rhodes figure en exergue de l’ouvrage d’Hanna Arendt, L’impérialisme (deuxième partie de sa trilogie sur Les origines du totalitarisme) qui commente ainsi cette remarque : « Il avait découvert le moteur de l’ère moderne, de l’ère de l’impérialisme », 1982 (1951), Fayard, Paris, p.13.
[63] Wood (2003). À l’inverse, David Harvey a popularisé le terme d’accumulation par expropriation (accumulation by dispossession) pour souligner la permanence de l’accumulation primitive. Cependant, il regroupe sous ce vocable des pratiques très hétérogènes qui incluent la privatisation des services publics, la suppression des pensions de retraite, l’accès à l’éducation, la spéculation financière, etc., ce qui émousse considérablement les traits spécifiques — l’emploi de la violence — de l’accumulation primitive « écrite dans les annales de l’humanité en lettres de feu et de sang » (Marx). Sa définition extensive lui permet d’affirmer que l’accumulation par expropriation est aujourd’hui la règle par rapport à la « reproduction élargie du capital ».
[64] Ce texte était pratiquement achevé au moment de la prise de contrôle par les groupes armés, soutenus par le Rwanda, d’une partie du territoire de la RDC.
[65] Voir sur ce sujet largement documenté par les ONG et les rapports de l’ONU, Melanie Gouby, The Problem With « Conflict-Free » Minerals, Foreign Policy, 22 mai 2024. Un rapport de la Cour des comptes des États-Unis annonce qu’en 2022, la situation est la même qu’en 2014, lorsque des mécanismes de contrôle ont été mis en place par la « communauté internationale » : moins d’un quart des entreprises déclare pouvoir tracer l’origine du coltan qu’elles achètent.
[66] Ce qui a donné lieu, de la part des instituts de recherche qui recensent les conflits armés, à l’apparition d’une nouvelle catégorie qualifiée du terme étrange de « guerre civile internationalisée » (PRIO).
[67] Rosa Luxemburg (1913), L’Accumulation du capital, chapitre 26.
[68] Définie à la suite de la biologie, comme une transformation dans le sens d’une régression (par dégénérescence) (dictionnaire en ligne CNRTL).
[69] Jean-Pierre Berlan (dir.), La guerre au vivant : organismes génétiquement modifiés & autres mystifications scientifiques, Marseille/Montréal, Agone/Comeau & Nadeau, 2001.
[70] Claude Meillassoux (1977), “De la reproduction à la production”, Période
[71] Par exemple : « La science ne coûte en général absolument rien au capitaliste, ce qui ne l’empêche pas de l’exploiter. La science d’autrui est incorporée au capital, tout comme le travail d’autrui. Or, appropriation “capitaliste” et appropriation personnelle, soit de la science, soit de la richesse, sont choses complètement étrangères l’une à l’autre ».
[72] Par exemple, « L’invention devient alors un métier et l’application de la science à la production immédiate devient elle-même pour la science un point de vue déterminant et qui la sollicite »
[73] Capital, volume III, chapitre 46: La rente des terrains à bâtir. La rente des mines. Le prix de la terre.
[74] Cf. Friedrich Engels « Selon la conception matérialiste, le facteur déterminant, en dernier ressort, dans l’histoire, c’est la production et la reproduction de la vie immédiate. Mais, à son tour, cette production a une double nature. D’une part, la production de moyens d’existence, d’objets servant à la nourriture, à l’habillement, au logement, et des outils qu’ils nécessitent ; d’autre part, la production des hommes mêmes, la propagation de l’espèce ». Engels Friedrich, Préface à The Origin of the Family, Private Property and the State.
[75] Guérin I., Hillenkamp I. et C. Verschuur, 2021. « La reproduction sociale : un enjeu clé pour l’économie solidaire féministe », in C. Verschuur., I. Guérin et I. Hillenkamp (Dir.) Effervescences féministes. Réorganiser la reproduction sociale, démocratiser l’économie solidaire, repenser la valeur, Coll. Éclairage n° 215-36. Paris : L’Harmattan, 
[76] « Cette somme varie selon le caractère plus ou moins complexe de la force de travail. Les frais d’éducation, très minimes d’ailleurs pour la force de travail simple, rentrent dans le total des marchandises nécessaires à sa production. Ce montant [nécessaire à l’éducation] varie selon le caractère plus ou moins complexe de la force de travail » Marx, Capital, volume I, chapitre 6
[77] Nancy Frazer concept of “accumulation by dispossession” was coined by David Harvey. Fraser further proposes to distinguish between the “hidden abode of production”, the site of labor exploitation, and another, better hidden and more fundamental “hidden abode”, that of the “expropriation” of the activities of social reproduction”, cité dans Emmanuel Renault qui pointe le risque d’une opposition entre exploitation capitaliste et expropriation.
[78] Claude Serfati, Un monde en guerre, op. cit., chapitre 4 « L’intelligence artificielle au cœur de l’ordre militaro-sécuritaire ».
[79] Capital, volume III, en particulier, chapitre 45 et 46.
[80] Capital, volume III, chapittre 45.
[81] Cité dans S. Böhm and C.Land, “The New ‘Hidden Abode’: Reflections on Value and Labour in the New Economy”, Soioogical Review, 2012, 60, 2 p. 224.
[82] Par exemple, Marx parle de « la plus honteuse exploitation de la pauvreté » des ouvriers anglais par les propriétaires de logements (« l’exploitation la plus éhontée de la pauvreté, car la pauvreté est plus rentable pour la location d’un appartement que les mines de Potosí ne l’ont jamais été pour l’Espagne », Capital, volume III, chapter 46: La rente des terrains à bâtir. La rente des mines. Le prix de la terre.
[83] Friedrich Engels, The Housing Question, Part 1.
[84] Land Chris, “From mineral mining to data mining: Understanding the global commodity chain of internet communications”, Ephemera, Février 2024, 24, 1.
[85] Grundrisse, Notebook V – The Chapter on Capital.
[86] Renault Emmanuel, « Travail reproductif et exploitation : de Marx aux théories féministes de la reproduction », Actuel Marx, 2021, 70, p. 59.
[87] Marx (1861-3), Theories of Surplus Value, Chapter XXI Opposition to the Economists (Based on the Ricardian Theory). On notera que Marx distingue ici et ailleurs le « commerce extérieur » — qui est fondé sur l’échange entre des espaces nationaux différenciés par leurs conditions concrètes sociales de production — et le « marché mondial », qui reflète le mouvement propre du capital.
[88] Marx Karl, Grundrisse, « Notebook IV — The Chapter on Capital » (1857-1861). Ce « saut » qui s’effectue du concept de capital vers sa réalité concrète est longuement analysé par Roman Rosdolsky, The Marking of Marx’s «Capital», London, Pluto Press, 1977. En français, Fondements de la critique de l’économie politique, tome 2, Éditions Anthropos, Paris,p. 371.
[89] Id., en français, p.379.
[90] Claude Serfati, “The new configuration of the capitalist class”, in Leo Panitch, Greg Albo and Vivek. Vhibber (Eds), “Registering Class”, in Socialist Register, vol. 50, 2014, pp.138‐161.
[91] Capital, volume III, chapter 30: Money-Capital and Real Capital.
[92] Marx Karl (1875), Critique du Programme de Gotha.
[93] Grossmann (1929).
[94] Marx Karl, The Method of political economy, Outline of the Critique of Political Economy (Grundrisse).
[95] Henryk Grossmann (1929), “The Law of the Accumulation and Breakdown of the Capitalist System”,
[96] Par « locale », Marx pense évidemment au niveau national.
[97] Marx Karl (1857–1861) Grundrisse, Notebook VII—The Chapter on Capital/Bastiat and Carey.
[98] Voir également les commentaires de ce texte de Marx dans Desai Radhika, Marx’s geopolitical economy : “The relations of producing nations”, Capital and Class, 46, 1, mars 2022.
[99] K. Marx & F. Engels (1845), L’Idéologie allemande. Feuerbach. Opposition de la conception matérialiste et idéaliste. B. La base réelle de l’idéologie. 1. Échanges et forces productives.
[100] Engels Friedrich, Anti-Dühring, Économie politique. Théories de la violence
[101] « Théories de la violence », dans Anti-Dühring, 1878.
[102] F. Engels « Introduction à la brochure de Sigismund Borkheim “À la mémoire des patriotards assassins allemands. 1806—1807”, 15 décembre 1887.
[103] Streeck Wolfgang, ‘Engels’s Second Theory: Technology, Warfare and the Growth of the State’, New Left Review 2020, 123, p. 80.
[104] Rosa Luxemburg (1899). The Militia and Militarism, Leipziger Volkszeitung, February 20th-26th, 1899
[105] Je laisse de côté le SMI de l’URSS, noyau central de l’appareil d’État, qui occupait une place hypertrophiée dans l’économie soviétique. Il s’est régénéré sous Poutine.
[106] Marx Karl (1968), Fondements de la critique de l’économie politique, tome 2, Éditions Anthropos, Paris, p. 214-215.
[107] Voir l’analyse critique de cette interprétation par Ricardo Bellofiore et Massimiliano Tomba, “Marx et les limites du capitalisme : relire le ‘fragment sur les machines’” » (n.d.).
[108] C’est une des raisons pour lesquelles, l’utilisation des schémas de reproduction du Livre 2 du Capital me paraît erronée. Ils sont conçus pour un tout autre usage.
[109] Wood Ellen Meiksins, “The Separation of the Economic and the Political in Capitalism”, New Left Review, 1981 mai-juin 25 February 2016.
[110] István Mészáros (2010), Beyond Capital: Toward a Theory of Transition, NYU Press, Monthly Review Press.
[111] Marx, Le 18-Brumaire de Louis Bonaparte, chapitre 7.
[112] Baran P. A. et Sweezy A. (1966), Monopoly Capital: An Essay on the American Economic and Social Order, Monthly Review Press, p.153.
[113] Capital, volume I, chapitre 10.  Cette tension entre l’égalité formelle et l’inégalité inhérente au rapport capital-travail est développée par le marxiste allemand Franz Neumann, voir par exemple : Franz L. Neumann, “The Concept of Political Freedom”, Columbia Law Review, Vol. 53, No. 7, nov. 1953.
[114] Traverso Enzo, « Le totalitarisme. Histoire et apories d’un concept », L’Homme et la société, 1998, 129, p.106.
[115] Arendt Hanna (1973 [1950]), The Origins of Totalitarianism the Political Emancipation of the Bourgeoisie I: Power and the Bourgeoisie, A Harvest Book Harcourt Brace & Company, p. 138.
[116] Neumann Franz L. (1944), Behemoth: the structure and practice of national socialism 1933–1944. Harper and Row, New York, p. 214.
[117] Id., p. 323.
[118] Manifeste de la IVe Internationale sur la guerre impérialiste et la révolution impérialiste mondiale, mai 1940.
[119] « L’URSS dans la guerre », 1937, également.
[120] Sur la sécurité nationale en tant qu’agenda émergeant dans les années 1990, voir Serfati Claude, Impérialisme et militarisme, actualité du vingt et unième siècle, Page2, Lausanne, 2004.
[121] Palley (2024) considère le « complexe militaro-industriel » comme « variété de capitalisme » qui a pris le pouvoir aux États-Unis et qui fraie avec les « ismes dominants » « du néoconservatisme, du néolibéralisme et du protofascisme ».
[122] Voir le remarquable travail de l’architecte Eyal Weizman et de son équipe, et son entretien.
[123] Par exemple, cette remarque d’Engels : “À la tête des instruments que la société se donne afin de gérer ses intérêts communs […], on trouve l’État qui, au cours du temps, afin de satisfaire ses intérêts spécifiques, s’est transformé lui-même de serviteur de la société en maître de la société”, Postscript—Engels 1891 Introduction by Frederick Engels On the 20th Anniversary of the Paris Commune.
[124] Crude Capitalism, New Centres of Capital Accumulation and the Middle East’s Place in Global Imperialism: An interview with Adam Hanieh, 2 April, by Federico Fuentes.
[125] Karl Kautsky, Sept. 1914, “Ultra-impérialisme”.
[126] Bellamy Foster John, “The New Denial of Imperialism on the Left”, Monthly Review, 1° Novembre 2024.
[127] Cf “Adopter une attitude anti-impérialiste ne signifie évidemment pas abandonner le combat de classe au cœur des nations capitalistes dominantes”.
[128] Pour une caractérisation claire de la nature « subimpérialiste » des cinq pays fondateurs des BRICs, voir Bond Patrick « The Blessing » for Genocide. Nearly all BRICS+ regimes nurture Israel, economically”1° Octobre.
[129] Voir les remarques de Chesnais sur les positions assez proches défendues par J. Smith, (2016), Global Slump. Finance Capital Today, Brill, p.12.
[130] Lénine V. I. (2016), L’impérialisme, stade suprême du capitalisme, chapitre 9.
[131] Id. chapitre VI.
[132] Lénine V. I (1912-1916), Notebooks on Imperialism.
[133] Lénine V. I. (1915), Socialism and War, chapitre 1.
[134] Trotski (1930), Histoire de la révolution russe, chapitre 2,  Marini (1991) souligne le double statut du Brésil, dominant et dominé, dans sa définition du subimpérialisme (1973) Dialéctica de la dependencia, Clacso, Buenos Aires.

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