Cet article, paru le 22 novembre dernier, sur le site Jacobin, aux États-Unis, pose des problèmes importants et ouvre un débat nécessaire.
Il ne fait aucun doute que la gauche marxiste doit défendre le combat armé et la résistance civile du peuple ukrainien contre l’impérialisme russe, de même que sa lutte contre le cynisme des oligarques corrompus de Kyiv. La gauche et les pacifistes européens qui s’opposent à la livraison d’armes à l’Ukraine favorisent, au contraire, une victoire de l’impérialisme russe et le renforcement du régime militaro-policier de Vladimir Poutine. Pour autant, cela ne signifie en aucun cas que nous devrions soutenir les programmes de réarmement et d’embrigadement militariste des principales puissances européennes. Ces États impérialistes et leurs armées, qui se disputent les ressources de larges pans du globe, qui arment Israël et les pétromonarchies du Golfe, ne sont pas les nôtres ! Qu’ils commencent par annuler la dette extérieure de l’Ukraine !
Dans ce sens, nous ne croyons pas que la prise de position récente de la députée finlandaise de L’alliance de gauche, Li Andersson, en faveur du renforcement des capacités de défense et de l’autonomie stratégique des États membres de l’UE, permette de garantir nos droits sociaux et démocratiques face à la dérive autoritaire des États bourgeois — l’enquête Civicus People Power Under Attack 2025, parue ce mois, ne vient-elle pas de rétrograder l’Allemagne, la France et l’Italie, de « pays aux libertés civiques rétrécies » à « pays aux libertés civiques entravées ». Et il n’est même pas question des libertés qui règnent au sein de leurs armées… Oleksandr Kyselov en a pleinement conscience, puisqu’il donne une priorité absolue à « des institutions sociales résilientes et à des infrastructures publiques solides », mais aussi à « la démocratie économique, à l’inclusion politique et au contrôle public », qui rendent toute cause digne d’être défendue.
Si l’histoire et la géographie de la Finlande permettent de comprendre la mobilisation du sentiment national contre la menace de l’impérialisme russe, l’adhésion à l’OTAN et l’appel au réarmement des États membres de l’UE ne représentent pas une politique de défense indépendante de la gauche combative finnoise. Sur cet objet, il vaut la peine d’écouter le point de vue d’une minorité de l’Alliance rouge et verte danoise qui a refusé le glissement de la majorité de son parti en faveur d’« une défense territoriale efficace, capable de faire respecter la souveraineté du Danemark et du Royaume danois », lors de son congrès du 6 au 9 juin dernier.
Ce pays n’est-il pas l’un des membres fondateurs de l’OTAN, menacé pourtant aujourd’hui par les visées impériales de Donald Trump sur le Groenland (une colonie aujourd’hui disputée de l’ancien empire danois) ?
Jean Batou
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Épuisés par plus de trois ans d’attaques russes, les Ukrainien·es sont de plus en plus prêts à accepter des compromis politiques injustes et des concessions territoriales sévères pour mettre fin à la guerre. Pourtant, il est loin d’être certain que ce choix difficile apportera réellement une paix durable.
Alors que les spéculations vont bon train au sujet d’un autre plan de paix négocié par Trump pour l’Ukraine, une grande partie du débat actuel donne une impression de déjà-vu. On retrouve les mêmes dénonciations des « intérêts particuliers » dans le conflit, les condamnations des bellicistes et les appels à des « pourparlers urgents ». En Ukraine, nous n’avons pas seulement entendu ces arguments. Nous les avons nous-mêmes formulés.
À l’été 2014, après l’annexion de la Crimée par la Russie et alors que la guerre dans le Donbass faisait déjà rage, des militants ukrainiens, russes et biélorusses ont publié une déclaration « New Zimmerwald » critiquant la montée du chauvinisme et de la xénophobie dans leurs pays. Ils ont appelé à un vaste mouvement antiguerre, à un cessez-le-feu immédiat et à un désarmement mutuel. Le mouvement ukrainien Sotsialnyi Rukh (Mouvement social), nouvellement formé, s’est fait l’écho de cet esprit en 2015, préconisant des négociations directes impliquant des syndicalistes et des défenseurs des droits humains des deux côtés, ainsi que la dissolution des agences de sécurité. Il s’agissait d’une véritable tentative de paix internationaliste — qui a échoué.

Rien de tout cela n’a empêché l’agression russe en 2022. Pourtant, à l’exception d’une courageuse minorité, les gauches russes se sont à nouveau retranchés derrière des formules pacifistes, rejetant la responsabilité de la guerre sur les deux camps et pointant du doigt l’OTAN, Boris Johnson et le « régime oligarchique néonazi de Kiev ». Les Ukrainiens, sous le feu des bombardements, n’avaient pas ce loisir. Ils ont résisté aux troupes d’occupation, et trop nombreux sont ceux qui ont déjà perdu la vie.
Au niveau international, lorsque la gauche ne se limite pas à de brèves déclarations stéréotypées, elle oscille largement entre une répulsion instinctive face à l’injustice et un appel désespéré à la paix. Mais l’un ou l’autre peut-il servir de guide pour l’action ?
Le prix de la justice
Nombreux sont ceux qui dénoncent tout compromis avec le Kremlin comme une trahison pure et simple qui créerait un précédent en récompensant l’agression. En termes absolus, ils ont raison. Pourtant, la justice a toujours un prix : si ce n’est pour les militant·ees qui la réclament, c’est pour quelqu’un d’autre.
Les ressources de l’Ukraine ont été poussées à leur limite. Les dépenses de défense de 2025 ont atteint les 70 milliards de dollars, dépassant les recettes fiscales nationales. Le déficit budgétaire oscille autour de 40 milliards de dollars, et la poursuite de l’aide étrangère n’est pas acquise. Le coût de la reconstruction a déjà grimpé à plus d’un 500 milliards de dollars. La dette publique s’élève à 186 milliards de dollars et continue grimper.
Près des deux tiers des Ukrainiens s’attendent à ce que la guerre dure encore plus d’un an, et les experts partagent cet avis. Le président Volodymyr Zelensky souligne que son pays aura besoin de tout le soutien possible pour combattre l’armée russe pendant encore deux à trois ans. Dans le même temps, les forces armées ukrainiennes sont mises à rude épreuve non seulement par le manque d’armes et de munitions, mais aussi par la diminution des effectifs.
Plus de 310 000 cas de désertion et d’absence sans permission ont été enregistrés depuis 2022, dont plus de la moitié en 2025. De nombreux soldats qui ont quitté l’armée invoquent l’épuisement, le manque de préparation psychologique à l’intensité extrême des combats, les déploiements sans fin et la corruption des commandants qui les traitent comme des pions jetables. Certains sont prêts à revenir dès que les conditions s’amélioreront, mais seule une fraction d’entre eux l’ont fait dans le cadre de l’amnistie.
Plus de la moitié des Ukrainiens se disent prêts à se battre, mais un million et demi d’entre eux n’ont toujours pas mis à jour leur dossier militaire. Après l’introduction du recrutement en 2024, seuls 8500 se sont portés volontaires en un an. Même l’offre d’une prime d’inscription de 24 000 dollars pour les contrats d’un an aux jeunes n’a pas réussi à en attirer beaucoup. Une fois que les restrictions de voyage pour les 18-22 ans ont été assouplies, près de 100 000 hommes ont passé la frontière au cours des deux premiers mois, beaucoup pour partir définitivement.
La triste réalité est que la résistance ukrainienne repose sur la « busification », c’est-à-dire le fait de saisir de force des hommes dans la rue ou sur leur lieu de travail et de les enrôler de force dans l’armée. Le médiateur a reconnu que ces abus sont désormais systémiques.
Malgré cela, la Cour suprême ukrainienne a jugé que la mobilisation restait juridiquement irréversible, même lorsqu’elle était effectuée de manière illégale. Pendant ce temps, les réseaux sociaux font de plus en plus souvent état d’affrontements violents avec les agents chargés de la conscription.
L’opinion publique reflète cette lassitude, et les récents scandales de corruption impliquant les plus proches collaborateurs du président n’arrangent rien. Les sondages montrent que 69 % des Ukrainiens sont désormais favorables à une fin négociée de la guerre et près des trois quarts sont prêts à accepter le gel de la ligne de front, bien sûr pas selon les conditions de la Russie. Les Ukrainiens continuent d’insister sur des garanties de sécurité, qui pour eux incluent des livraisons d’armes et l’intégration à l’UE.
Le rêve de « se battre jusqu’à la victoire », quoi qu’il arrive, ignore ces limites. À moins que le « soutien indéfectible » de l’Occident n’inclue la volonté d’ouvrir un deuxième front, à quoi devons-nous nous attendre ? La logique du désespoir conduit à abaisser l’âge de la conscription, à étendre le service militaire aux femmes, à expulser de l’étranger les réfugiés ukrainiens en âge d’être mobilisés pour remplir les tranchées, puis à mettre en place des troupes de barrage et des exécutions sur le terrain pour empêcher les désertions.

Cette situation sombre n’est pas seulement un échec national. Elle reflète l’épuisement de porter seul le fardeau le plus lourd et de se battre bec et ongles pour obtenir le soutien matériel de ceux qui pensent que des condamnations fermes et une aide humanitaire suffisent pour mettre fin à l’invasion russe. Plus la situation devient difficile, plus il est tentant pour certains à l’étranger d’imaginer que la lutte elle-même est le problème.
Si les mots seuls pouvaient mettre fin à l’oppression, les grèves et les révolutions auraient été remplacées par des concours d’éloquence. D’où l’idée que les armes occidentales ne font que « prolonger les souffrances » et que couper cette bouée de sauvetage à l’Ukraine la pousserait à accepter les « concessions nécessaires ». C’est une illusion réconfortante fondée sur un raisonnement erroné.
Les livraisons d’armes n’entravent pas la diplomatie, mais permettent à l’Ukraine de participer aux négociations. Le président Zelensky a fait part de son ouverture à des discussions et même à des décisions difficiles. Mais seule une partie capable de tenir bon peut négocier sur un pied d’égalité. Désarmer l’Ukraine reviendrait à la forcer à céder. Moscou le sait et exploite les contradictions pour semer la confusion et diviser les rangs.
Le Kremlin a rejeté à plusieurs reprises un cessez-le-feu, indiquant clairement qu’il ne s’intéressait qu’à la capitulation effective de l’Ukraine. Même si le maximalisme de la Russie est en partie un bluff, un conflit « gelé » ou même la cession du Donbass par l’Ukraine ne « s’attaquerait pas aux causes profondes » de la guerre, comme l’affirme Vladimir Poutine. Moscou a sécurisé son pont terrestre vers la Crimée, mais manque de ressources pour s’emparer du reste des oblasts de Kherson et de Zaporijjia, qu’elle revendique également. L’Ukraine ne reconnaîtra jamais ses pertes, même si elle y est officiellement contrainte. Le ressentiment fera de la Russie un ennemi éternel, créant ainsi le risque d’une nouvelle flambée de conflit.

La maxime de Poutine lui-même — « Si le combat est inévitable, frappe le premier » — rend la prochaine étape prévisible, à en juger par la carte. Une poussée vers l’avant-poste russe en Transnistrie piégerait la Moldavie, sécuriserait le corridor de la mer Noire et étranglerait ce qui reste du commerce maritime ukrainien, tout en livrant Odessa, autrefois joyau de l’empire russe, au cœur de la mythologie du « printemps russe ».
L’abandon de l’Ukraine par les États européens n’apporterait aucune détente. Les nouveaux membres de l’OTAN, la Finlande et la Suède, ont abandonné leur neutralité précisément en raison de la nouvelle manière dont la Russie « résout les différends ». Cinq pays se sont retirés de l’interdiction des mines terrestres prévue par le traité d’Ottawa en 2025 pour la même raison. Les dépenses militaires de la Pologne sont en passe de tripler depuis 2022, et les pays États baltes se précipitent vers des dépenses de défense représentant 5 % du PIB.
Voir un voisin démembré par un ancien suzerain ne les apaiserait pas, mais les pousserait à s’armer davantage.
Angle mort
L’ultimatum lancé par Moscou en décembre 2021 a clairement affiché ses ambitions : l’OTAN doit se retirer sur ses frontières de 1997 et reconnaître la sphère d’influence russe en Europe centrale et orientale. Cette exigence semblait absurde jusqu’à ce que les coups de feu éclatent en février 2022. Mais la guerre éclair de Poutine contre l’Ukraine a échoué, et il en tient les « élites dirigeantes européennes » pour responsables.
Personne ne s’attend à ce que les chars russes atteignent Berlin. Mais les États baltes, coincés entre la Russie et son enclave militarisée de Kaliningrad, correspondent au schéma. Les anciennes provinces impériales, qui séparent Moscou de son territoire côtier, constituent une cible tentante. La rhétorique sur les « nations non historiques » en proie à la russophobie est déjà en place.
Si le Kremlin décidait de s’emparer du corridor de Suwalki — l’étroite bande de territoire polonais [au sud-ouest] et lituanien [au nord-est] entre Kaliningrad et la Biélorussie, alliée de la Russie — alors que l’Occident est à nouveau en proie à des querelles internes sur les sanctions, la politique énergétique ou la stratégie de défense commune, qui prendrait le risque d’une troisième guerre mondiale ?

À un moment donné, une partie de la gauche a perdu la capacité de distinguer la résistance du militarisme. En considérant l’expansion de l’OTAN comme la cause de la guerre — et en trouvant ainsi une solution dans son simple recul — les antimilitaristes concèdent discrètement que de vastes régions au-delà de la Russie appartiennent à son domaine « naturel ».
La question centrale est la suivante : si la Russie peut régler ses griefs historiques et répondre à ses « préoccupations légitimes en matière de sécurité » par la force, pourquoi les autres ne le pourraient-ils pas ? La véritable victoire pour le complexe militaro-industriel ne serait pas les livraisons à l’Ukraine ni même les programmes de réarmement, mais une Europe en crise permanente, où chaque frontière deviendrait contestable et où les dépenses de défense augmenteraient sans fin.
Révisionnisme rancunier
La véritable menace n’est pas le nationalisme ukrainien. Il n’est ni plus sinistre ni plus chauvin que celui de n’importe quel petit État assiégé. Même les personnes les plus touchées par la guerre se soucient plus souvent de survivre aux frappes de missiles et aux attaques de drones.
Cela ne signifie pas pour autant qu’il faille approuver la création de mythes nationalistes. Mais se focaliser sur les excès de la politique culturelle de l’Ukraine est une distraction commode, une excuse pour relativiser l’agression et se distancier de ce qui est réellement en jeu.
Nous sommes aujourd’hui confrontés à un empire pétrolier militarisé et expansionniste qui dissimule son ressentiment derrière des discours sur la « justice historique », drapant sa renaissance néo-traditionnelle contre « l’Occident décadent » et prêt à utiliser tous les moyens pour revendiquer sa « place légitime dans le monde ». Cette politique de révisionnisme rancunier n’est pas propre à Moscou, mais trouve un écho de Washington à Pékin, et doit être combattue avant que tout discours sur le désarmement ne prenne vraiment son sens.
Il est grand temps de proposer une alternative crédible dans les débats sur la sécurité, qui ne cède pas au néolibéralisme militarisé et ne fétichise pas la pureté.
Li Andersson, ancienne présidente de l’Alliance de gauche finlandaise, a déjà appelé à une politique de sécurité et étrangère antifasciste. Elle rejette l’illusion selon laquelle on peut raisonner le fascisme, accepte le renforcement des capacités de défense et de l’autonomie stratégique des États membres de l’UE comme condition préalable à la paix, et défend le droit international comme mécanisme de prévention contre la subversion autoritaire.

L’extrême droite progresse dans les sondages, les budgets de défense enflent, tandis que les dépenses sociales, l’adaptation au changement climatique et l’aide au développement sont réduites. Pourtant, le problème c’est que ce sont les élites qui exploitent cette crise pour faire avancer leur programme, et non les Ukrainien·es qui refusent de se plier à la volonté de Poutine.
Pour résister à cette tendance, il faut insister sur deux points. Premièrement, des institutions sociales résilientes et des infrastructures publiques solides sont essentielles pour résister aux chocs et à ceux qui peuvent les utiliser comme des armes. Deuxièmement, la démocratie économique, l’inclusion politique et le contrôle public rendent toute cause digne d’être défendue. Comme le montrent les leçons tirées de l’Ukraine, sans cela, tout discours sur la solidarité est une imposture.
Pas de solution toute faite
Tout le monde souhaite la fin de la guerre, mais personne n’a de solution toute faite — peut-être n’y en a-t-il pas. Nous nous devons mutuellement l’honnêteté que ce moment exige. Tout ce qui n’est pas le retrait complet de la Russie d’Ukraine est profondément injuste et carrément dangereux, mais la recherche intransigeante de la justice peut également nous mener à un point de non-retour.
La survie elle-même — perdurer en tant que nation indépendante malgré les leçons d’histoire de Poutine — est déjà une victoire pour l’Ukraine. Mais l’histoire ne s’arrêtera pas là. Les États cupides attaquent non pas parce qu’ils sont provoqués, mais parce qu’ils en ont la possibilité. Il faudra plus que la force morale pour les arrêter.
* Article publié par Jacobin, le 22 novembre 2025. Traduction française par Michel Lanson, publié sur le site du Réseau Bastille et repris dans Soutien à l’Ukraine résistante, n° 44, 28 novembre 2025.
Oleksandr Kyselov est militant de Sotsialnyi Rukh (Mouvement social, gauche ukrainienne). Ukrainien originaire de Donetsk, il est assistant de recherche à l’université d’Uppsala.

