Shir Hever est économiste. Il est né et a grandi à Jérusalem et il vit aujourd’hui en Allemagne, après avoir renoncé à sa citoyenneté israélienne. Directeur général de l’Alliance for justice Between Israelis and Palestinians, il est aussi membre de Jewish Voice for Just Peace in the Middle East. Jusqu’à récemment, il a été le coordinateur de la campagne d’embargo militaire de BDS. Ses diverses études portent sur l’économie de l’apartheid israélien, ainsi que sur le commerce des armes. Son dernier ouvrage, intitulé The Privatization of Israeli Security (La privatisation de la sécurité israélienne), a été publié par Pluto Press en 2017. Il a accordé une série de cinq entretiens sur l’économie de guerre israélienne au média en ligne Jadaliyya, que nous avons transcrits et traduits de l’anglais. Nous publions ici la cinquième partie, qui porte sur la désinformation et la conscience que les Israéliens ont du génocide. Le premier, sur l’argent de la guerre, le second, sur l’industrie d’armement israélienne, le troisième, sur l’éclatement d’Israël en tribus, et le quatrième, sur l’effondrement de l’économie israélienne, sont disponibles sur notre site.
Aujourd’hui, nous allons discuter de l’information israélienne, en particulier de son contenu inexact, voire délibérément trompeur. Mais je voudrais commencer par vous demander ce que vous pensez du rôle personnel souvent attribué à Netanyahu dans le génocide en cours par des opposants israéliens ou des soutiens d’Israël à l’étranger. Ils disent que s’il était remplacé, Israël reviendrait sur le bon chemin. Il est pourtant évident qu’on ne peut pas attribuer ce génocide à une seule personne. Pourquoi donc cette insistance très répandue à gauche ou au centre gauche sur la responsabilité centrale de Netanyahu ?
Je ne pense pas que ce soit une question facile. Bien sûr, cela fonctionne comme une excuse de la part des sionistes libéraux pour dire qu’Israël n’est pas le problème, que c’est même une démocratie et qu’un seul homme est en question. Et bien sûr, ce n’est pas vrai, parce que le sionisme est un mouvement colonial depuis ses débuts, parce qu’Israël est un État d’apartheid, et que cela était le cas bien avant Netanyahu. Mais il ne faut pas sous-estimer la puissance et l’intelligence de cet homme, ainsi que sa motivation, qui, d’après ce que l’on peut déduire de ses actes, n’est pas idéologique, contrairement à celle de nombreux dirigeants du sionisme et de l’État d’Israël au fil des ans.
Netanyahu est avant tout autocentré. Il est avide de pouvoir et travaille sans relâche à consolider sa propre position. Ce faisant, il a sapé la stratégie de domination et de répression du sionisme libéral qui visait à pouvoir exploiter la population palestinienne indigène. Pourtant, c’était une stratégie durable. Il ne s’agit pas de la défendre, mais de constater qu’elle était habile, du moins dans la mesure où elle rendait plus difficile pour les Palestiniens de résister et de lutter pour leurs droits, alors qu’Israël était capable de rallier le soutien international et de continuer à maintenir une façade démocratique, comme si l’occupation était temporaire et que les citoyens palestiniens d’Israël disposaient de droits égaux… Or, Netanyahu a complètement sapé cette stratégie. Et c’est l’une des raisons pour lesquelles ses adversaires libéraux l’accusent d’avoir ruiné ce projet et d’avoir conduit l’État d’Israël au bord de l’effondrement.
Mais je pense que c’est beaucoup plus profond que cela. Car Netanyahu est un maître dans l’art de manipuler les émotions et la perception de la réalité. Tout le monde sait que c’est un menteur, voire un menteur compulsif. Mais ses mensonges sont très complexes et obéissent à une stratégie. Je voudrais citer de nouveau l’exemple de son discours à l’ONU, le 26 septembre dernier. Il s’est adressé à une salle vide, parce que la plupart des diplomates du monde entier avaient quitté la salle en signe de protestation. C’est un discours très désagréable à lire, mais il poursuit un but. Il est bâti sur des mensonges évidents — à propos du 7 octobre, il parle de bébés brûlés vifs, alors que nous savons que ce n’est pas vrai ; il mentionne un survivant de l’Holocauste du Colorado, brûlé vif par des antisémites, ce qui n’est pas vrai non plus. Pourquoi ment-il de façon si évidente ?
Je pense que cela fait partie du problème pour les millions d’Israéliens désinformés, mais qui savent que leur pays commet un génocide et des atrocités indescriptibles. Ils n’ont aucun moyen de continuer à défendre qu’ils défendent les valeurs de l’humanité. Ils savent qu’Israël affame intentionnellement des gens à mort, mais ils ont désespérément besoin de dire au monde, mais surtout de se dire à eux-mêmes que c’est faux. Tout va bien. Israël autorise l’arrivée d’une quantité suffisante de nourriture à Gaza, etc. Netanyahu l’a déclaré. Ils savent qu’il ment, mais ils préfèrent ne pas admettre qu’ils savent qu’il ment, parce que cette ligne de conduite les protège d’un effondrement émotionnel. Ainsi, en prononçant ce discours, comme il l’a fait dans tant d’autres cas, Netanyahu se rend indispensable au public israélien et il devient irremplaçable. Personne ne peut prendre sa place.
Vous avez mentionné que son gouvernement est aussi responsable que lui-même, ce qui est vrai dans une certaine mesure. Mais les membres de l’extrême droite génocidaire véritablement fasciste de son gouvernement appartiennent à une organisation qui avait été interdite. Et c’est Netanyahu qui a renversé cette décision, qui a intégré ces individus dans son gouvernement pour les légitimer, qui a brisé toutes les barrières établies par les sionistes libéraux pour rendre la domination sioniste durable. Or, il a brisé un système d’exploitation et de répression colonial cohérent pour gagner le pouvoir — un objectif à très court terme — et le résultat est catastrophique. Netanyahu est dès lors prêt à inciter l’ensemble de la population à commettre un génocide. Il a utilisé la référence à « Amalek » et appelé à la vengeance [dans la Bible hébraïque, le prophète Samuel donne au premier roi d’Israël, Saül, la consigne d’exterminer le peuple perfide d’Amalek : « Va maintenant, frappe Amalek […] tu feras mourir hommes et femmes, enfants et nourrissons, bœufs et brebis, chameaux et ânes » (1 Sam 15 : 3), NDT].
C’est ce genre de langage qui a permis de mobiliser l’ensemble de la société pour commettre un génocide, et nous devons le reconnaître. Bien sûr, il n’est pas le seul responsable, mais la raison pour laquelle Israël n’a pas commis de génocide avant octobre 2023 est que ses dirigeants ne voulaient pas détruire leur propre pays. Il ne s’agissait pas de respecter la vie des Palestiniens, mais de maintenir un système d’occupation et d’apartheid. En franchissant cette ligne rouge et en commettant un génocide, Israël est devenu un projet sans avenir. Un projet sans avenir dans lequel Netanyahu est toujours fermement au pouvoir.
Vous attribuez une responsabilité importante à Netanyahu. Pourtant, entre 75 et 85 % des Juifs israéliens soutiennent une grande partie de sa politique, et certains ont même déclaré qu’Israël n’était pas allé assez loin. De quelle information dispose le public israélien ? Nous en avons parlé la dernière fois et vous m’avez dit que l’accès des Israéliens à Internet et aux sources d’information était plutôt supérieur à la moyenne internationale. Que savent-ils donc ?
Un bon point de départ pourrait être la critique que me font parfois les sionistes, selon laquelle mes affirmations sur l’économie zombie israélienne et sur son effondrement imminent sont déconnectées de la réalité, car il suffit de voir que la Bourse israélienne ne se porte pas si mal. Ses valeurs ont augmenté au cours de ces deux dernières années, en particulier récemment, et la monnaie israélienne ne s’est pas effondrée. Elle a connu des hauts et des bas, surtout des bas, mais elle n’a pas complètement perdu sa valeur et il y a encore beaucoup d’Israéliens qui travaillent. Ils doivent donc penser qu’il y a une certaine résilience de l’économie, et c’est un enjeu qu’on ne peut pas uniquement traiter avec des chiffres. Parce que l’économie ne repose pas uniquement sur des aspects matériels, elle a besoin de la confiance des gens et doit pouvoir compter sur la capacité du système à se reproduire. Or, ce qui permet à Israël d’aller de l’avant est une illusion.
Comment puis-je le prouver ? C’est très difficile. Nous pouvons partir de cas spécifiques. Il y a cette affirmation selon laquelle 40 bébés ont été décapités le 7 octobre. Toutes les chaînes de télévision israéliennes, y compris les chaînes libérales comme Haaretz, ont rapporté cette information à plusieurs reprises et aucune d’entre elles ne l’a réfutée ni n’a présenté des excuses pour cette fake news. Ou alors, elles l’ont fait de façon très discrète, en invoquant en passant tel ou tel article de la presse internationale. Ces mensonges ou ces visions faussées de la réalité peuvent être démontés au cas par cas, mais nous sommes toujours confrontés au premier génocide diffusé en direct dans le monde. Bien sûr, il y a beaucoup de fausses informations de toutes parts. Il n’y a pas que les Israéliens qui répandent des mensonges. Bien sûr, les groupes de la résistance palestiniens ont aussi des raisons de diffuser de fausses informations dans le cadre de leur tactique de combat, comme le ferait n’importe quelle organisation de guérilla. Il faut donc s’attendre à ce qu’il y ait beaucoup de fausses pistes et de malentendus.
Mais il y a tout de même quelque chose d’essentiel et de profond. Je voudrais revenir aux sondages que vous avez mentionnés. Certes, au cours de la guerre, lorsque les gens sont dominés par cette actualité, les sondages ne nous apprennent pas grand-chose sur la vision du monde des Israéliens, mais ils nous en disent beaucoup sur l’état d’esprit actuel. Il semble donc que 82 % des sondés, comme vous l’avez mentionné, soutenaient la déportation complète ou l’évacuation de toute la bande de Gaza de sa population palestinienne. Ils n’ont pas dit qu’ils soutenaient un génocide, mais un nettoyage ethnique complet, sans pitié. Dans le même sondage, 60 % ont également déclaré que les Palestiniens devraient aussi être expulsés d’Israël. 60 % de la population juive a déclaré que les Palestiniens qui ont la citoyenneté israélienne devraient se voir retirer leur citoyenneté et faire aussi l’objet d’un nettoyage ethnique. Puis, 40 % de la population juive a déclaré que l’armée israélienne devrait agir dans la bande de Gaza conformément aux traditions bibliques, ce qui renvoie à un appel évident au génocide, car tous connaissent la Bible, et les Israéliens juifs qui l’étudient à l’école dès leur plus jeune âge, savent exactement ce que signifient ces traditions bibliques.
Les mêmes personnes qui disent que l’armée doit commettre des atrocités à Gaza font partie de celles qui les commettent. Les soldats répondent aussi aux sondages et ceux-ci reflètent aussi les opinions des soldats qui se trouvent à Gaza. Ils commettent ces atrocités et disent en même temps qu’ils n’en ont aucune idée, que, pour autant qu’ils le sachent, les civils ne sont pas pris pour cible à Gaza ou qu’il y a assez de nourriture disponible, etc. Ils disent donc deux choses différentes en même temps. Pour comprendre cela, il faut revenir aux théories coloniales ou postcoloniales, comme celles de Stanley Cohen [voir : States of Denial, 2001, NDT]. Les colonies, en particulier les colonies de peuplement, sont dotées d’une double conscience : les gens croient des choses contradictoires en même temps. C’est un mécanisme de survie pour les personnes qui vivent dans une situation d’injustice profonde, mais qui ne veulent pas le reconnaître. Elles doivent donc constamment changer de discours. Elles affirmeront d’un côté qu’il n’y a aucun génocide à Gaza, et, de l’autre, que les Palestiniens méritent ce qu’ils subissent et que « nous » avons raison de le faire. Puis ils diront qu’ils n’avaient aucune idée de ce qui se passait. Cette conscience divisée permet de saisir ce qui se passe dans leurs têtes.
Il y a aussi l’accès des Israéliens aux médias internationaux. De nombreux Israéliens parlent anglais et peuvent accéder facilement à de nombreux médias internationaux. Mais ils ne le font pas. Ils choisissent de ne pas le faire, parce que le risque émotionnel serait trop grand. Lorsque le génocide était encore à ses débuts, en 2023, un correspondant sportif de Haaretz a témoigné de ce qu’il devait suivre les actualités sportives dans le monde, comme le football, le basket-ball et d’autres sports. Et, qu’à cause de cela, il n’avait pas d’autre choix que de suivre la presse internationale. Et que les Israéliens vivaient dans une bulle totale et n’avaient aucune idée de ce qui se passait dans le reste du monde ! Or, je pense que c’est la réalité. C’est un choix des Israéliens, et non de Netanyahu, de se mentir à eux-mêmes afin de continuer à vivre comme si tout allait bien et comme si tout allait continuer à aller bien.
Ce qui me frappe, c’est cette idée que les gens ne recherchent pas d’informations. Aux États-Unis, ils sont connus pour ne pas s’intéresser aux informations internationales, mais vous dites qu’en Israël, ils choisissent de ne pas le faire pour préserver leur santé mentale ou pour maintenir une certaine cohérence. La différence, c’est qu’aux États-Unis, ils se fichent de ce qui se passe en Syrie, parce que ça ne les intéresse pas. Mais les Israéliens estiment qu’ils sont des experts, qu’ils savent beaucoup de choses. Ils vont sur les réseaux sociaux pour se battre contre les partisans de la Palestine, pour les traiter d’antisémites et pour les confronter à leurs vérités, tout en refusant de vérifier ces faits. Ce n’est pas le même type de désinformation. Dans le monde arabe que je connais, c’est plutôt le contraire. Peu de gens s’intéressent aux informations locales, mais ils regardent tout le reste.
Je voudrais aborder maintenant un tout autre sujet. Récemment, dans divers rapports du magazine +972 [il s’agit d’une revue critique anticoloniale et antiapartheid en ligne, fondée en 2010, NDT], que je recommande aux gens de consulter, car c’est l’un des points forts, je suppose, du nouveau magazine Media 972 en Israël. C’est une très bonne source d’information pour comprendre ce qui se passe en Israël et pour trouver une alternative et un autre récit. Le journaliste d’investigation, Yuval Abraham, a révélé comment l’armée israélienne avait utilisé l’intelligence artificielle comme une arme pour commettre un génocide et pour commettre divers types d’attaques.
Il y a beaucoup d’experts en IA dans le monde qui ne cessent de dire que c’est un outil très dangereux, potentiellement plus dangereux que les armes nucléaires. De quelle manière peut-elle nous menacer ? En nous manipulant, en nous trompant, en nous fournissant des informations sélectives ou fausses, des deep fakes. Mais la façon dont l’armée israélienne utilise l’IA est différente. Yuval Abraham a parlé à de nombreux officiers du renseignement et ils lui ont expliqué comment Israël génère ses cibles. Il y avait autrefois une unité au sein des services de renseignement israéliens, qui s’appelait 19. C’était une unité qui générait des cibles, principalement à Gaza, en disant : « Voilà la personne que nous pensons être un combattant du Hamas et nous voulons la tuer ». Puis, il y avait aussi la question du nombre de civils que l’on pouvait accepter de tuer en bombardant cette personne. Or, cette unité a été mise de côté par l’IA, qui peut créer des milliers de cibles.
En fait, les services de renseignement israéliens ont ordonné de déterminer 40 000 cibles à Gaza, et chaque cible était accompagnée d’une autorisation de tuer jusqu’à 100 civils. Et si vous faites le calcul 40 000 X 100, vous voyez vraiment l’intention génocidaire. Cela ne vient pas de l’IA, mais des officiers qui ont conçu ce système. C’est la première fois dans l’histoire que l’IA est utilisée de cette façon. Tous ces officiers n’ont rien dit de la façon dont l’IA utilise les réseaux sociaux pour collecter des données et générer ces cibles. En partant des comptes des réseaux sociaux des gens. L’IA surveille-t-elle aussi les comptes des réseaux sociaux israéliens ? Je ne peux pas savoir si elle le fait ou si elle ne le fait pas. Mais je soupçonne fortement qu’elle le fait, car les comptes de réseaux sociaux israéliens ne fournissent pas beaucoup d’informations à l’IA, mais ils lui donnent des justifications pour commettre un génocide. Elle trouve des arguments.
Pourquoi les Palestiniens de Gaza doivent-ils être tués ? C’est ce que les Israéliens expliquent constamment sur les réseaux sociaux en tenant des propos racistes. Mais l’argument principal que ces officiers n’ont cessé d’expliquer à Abraham, c’est à quel point l’IA est convaincante, lorsqu’elle donne une cible au soldat et que celui-ci doit décider instantanément s’il tire ou non, s’il utilise l’artillerie, une bombe ou autre chose. Le soldat a le droit d’interroger l’IA et de lui demander pourquoi elle pense que c’est une cible importante. Quelles preuves a-t-elle ? Et l’IA est censée répondre aux soldats, mais elle leur parle de façon si convaincante, qu’ils coupent immédiatement la conversation et ouvrent le feu.
Il faut nous demander pourquoi ces officiers du renseignement ont été si désireux de se confier à Abraham. Pourquoi ont-ils été disposés à parler avec un tel luxe de détails de l’utilisation de l’IA par l’armée israélienne ? Pourquoi ont-ils accepté de partager ces informations secrètes ? Je pense que la réponse est évidente. Il suffit d’écouter le professeur en informatique, Sebastian Ben Daniel, qui est aussi considéré comme un activiste antisioniste propalestinien. En fait, il a utilisé avec beaucoup d’enthousiasme les rapports d’Abraham et donné de nombreuses conférences, enregistré des podcasts, etc., pour dire qu’Israël commettait un génocide, mais que c’était la faute de l’IA. Elle aurait trompé et manipulé les Israéliens pour les pousser à commettre un génocide.
En réalité, c’est un argument ambigu. Et c’est cela qui explique pourquoi ces agents de renseignements voulaient en parler. Ils voulaient se donner bonne conscience. Ils savent qu’ils ont largué des bombes sur des maisons abritant des centaines de familles et tué un grand nombre de civils, et ils savent aussi qu’il n’y a pas de processus de vérification, pas de processus de responsabilisation. C’est très similaire à la façon dont ils aimeraient rejeter la responsabilité sur Netanyahu. Nous voyons donc constamment cette interaction entre la désinformation, l’illusion et la tentative de rejeter la responsabilité sur quelque chose, que ce soit Netanyahu ou l’IA.
L’information n’est pas seulement un enjeu d’accessibilité, comme nous pouvons le constater, par exemple, aux États-Unis. Si vous dites que les Israéliens sont pris au piège dans une bulle d’ignorance, cela signifie-t-il qu’ils n’ont aucune responsabilité pour les crimes commis par Israël ? Par ailleurs, comme le dit le titre du livre d’Omar el-Akkad, One Day, Everyone Will Have Always Been Against This (Un jour, tout le monde aura toujours été contre ça).
Les Israéliens pourraient-ils à un moment donné dire qu’ils ne savaient pas ? Les gens ne pourraient-ils pas simplement réinterpréter les choses comme ils le souhaitent, même après la fin du génocide ? C’est une question qui me hante, parce que je ne suis pas un journaliste. Je ne travaille pas comme journaliste. J’écris parfois des articles, mais j’essaie d’écrire un livre et le livre que j’écris porte sur l’économie politique du génocide israélien. Et j’essaie de poser la question suivante : comment est-ce possible ? Qu’est-ce qui rend ce génocide possible ? Bien sûr, la désinformation le rend possible. Je ne peux pas simplement l’éliminer du livre. Je ne peux pas simplement me contenter de dire que ce sont les armes fournies par les États-Unis. Mais il y a assez de soldats israéliens pour prendre ces armes, entrer dans Gaza et assassiner des gens. Et ils le font parce qu’un discours les convainc qu’ils doivent le faire. Sont-ils de bonnes personnes manipulées par le gouvernement ? Si je disais quelque chose comme ça, d’un point de vue moral, ce serait inexcusable. Comme la plupart des Juifs ashkénazes, la plupart des membres de ma famille ont été assassinés pendant l’Holocauste. Depuis l’école primaire, les enseignants nous posaient chaque année cette question : « Selon vous, qu’est-ce qui a permis à des Allemands normaux de soutenir le génocide, de se retourner contre leurs voisins et d’accepter cela ? » Bien sûr, la réponse était : « Ils ont subi un lavage de cerveau, ils ont été manipulés. Ils ne savaient pas… ». Ils étaient convaincus que les Juifs propageaient des maladies, qu’ils dirigeaient le monde dans l’ombre, etc. Mais ces réponses ne sont pas satisfaisantes. Elles déchargent les criminels de la responsabilité de leurs crimes. Et nous ne pouvons pas accepter cela. Cela nous place donc dans une position morale très difficile lorsque nous parlons de cela.
C’est pourquoi je pense que la seule façon d’aborder réellement cette question morale difficile, c’est d’adopter au départ cette vision du double regard colonial. La double conscience des colons, qui savent et ne savent pas. Les Israéliens ont-ils accès aux faits, à la vérité ? Ils l’ont toujours eu. Je dirais donc qu’une grande majorité d’Israéliens s’efforcent de fermer les yeux et de ne pas savoir ce qui se passe, mais ils savent quand même et ils ne peuvent pas y échapper. Or, bien sûr, cette connaissance s’accompagne de responsabilités et d’obligations. Et je pense que c’est ce que nous commençons à voir actuellement. De plus en plus de soldats israéliens se suicident. Plus de 300 soldats ont tenté de se suicider au cours de l’année écoulée, et tous n’ont pas réussi, mais ce ne sont que les tentatives avouées par l’armée. En réalité, d’autres se suicident avec succès, mais ce n’est pas enregistré. Il suffit de laisser tomber une grenade dans votre chambre… Le résultat est le même. En réalité, le niveau de traumatisme et de stress post-traumatique chez les soldats israéliens, mais aussi chez de nombreux civils, est incroyable. Au contraire, je ne pense pas que nous voyions ce type de réaction suicidaire chez les Palestiniens victimes du génocide israélien.
Si les gens souffrent de ce genre de dissonances cognitives et de traumatismes, c’est parce que leurs valeurs se heurtent à la réalité. Même si ces soldats se disent qu’ils doivent se venger de ce qui s’est passé le 7 octobre, que le gouvernement leur a dit que tout allait bien et qu’il avait une stratégie, qu’ils ne sont que des soldats et doivent obéir aux ordres même s’ils ont des doutes… Même s’ils se disent qu’ils ne doivent pas laisser tomber leurs camarades, parce qu’il y a une camaraderie dans l’unité… Toutes ces excuses s’accumulent, s’accumulent et s’accumulent. Mais après des centaines de jours de tueries, de tueries et de tueries à Gaza, à un moment, les soldats se rendent compte qu’il est trop tard pour s’arrêter. Il y a vraiment un moment où ils ne peuvent plus simplement dire : « Oh, désolé, je ne savais pas qu’il y avait des enfants dans ce bâtiment », parce que c’est déjà le centième bâtiment qu’ils ont détruit. Et c’est là que la vérité éclate.
Et c’est aussi important pour nous, en tant que chercheurs qui essayons d’appréhender ce génocide, de reconnaître que la responsabilité n’est pas quelque chose qui peut être ignoré. Nous ne pouvons accepter aucune excuse de la part de gens qui disent qu’ils ne savaient pas et qu’ils ont été manipulés par le système de manipulation et de désinformation. Bien sûr, il est très puissant et il est nécessaire pour pousser tant de gens à commettre un génocide. Mais ce système ne fonctionne qu’avec la coopération du public israélien, qui suit le courant et accepte ce génocide d’une façon troublante, sur un mode très proche de celui de la société allemande pendant la Seconde Guerre mondiale. C’est vraiment intellectuellement écœurant, comme cette histoire dégoûtante de la directrice de CBS News qui, en gros, aborde la question de la famine comme quelque chose qui a aussi été causé par d’autres problèmes, et non par le blocus, ou qu’elle a été aggravée par des maladies préexistantes. Les médias israéliens en ont beaucoup parlé. Toutes ces histoires amènent les gens à tendre l’oreille à ce que dit Netanyahu, même s’ils peuvent s’opposer politiquement à lui dans d’autres circonstances.
Est-ce quelque chose que les Israéliens croient sans réserve, pas tous les Israéliens, car il existe différents niveaux de soutien au gouvernement ? Mais est-ce quelque chose d’omniprésent, par exemple, cet exemple des enfants morts de faim, parce qu’ils devaient souffrir de maladies préexistantes ?
C’est un très bon exemple de la façon dont ce système d’information s’effondre sur lui-même. Sur la chaîne 14 de la télévision israélienne, une chaîne d’extrême droite très favorable à Netanyahu, une chaîne de propagande, ils ont usé et abusé d’une photo d’une mère et de sa fille. La fillette est morte de faim. C’est une histoire effroyable. Et ils ont expliqué qu’elle souffrait en fait d’une maladie qui la rendait particulièrement vulnérable à la famine. Ils s’en sont servis comme excuse pour dire qu’Israël n’avait rien fait de mal. Ils se sont empressés de suivre le raisonnement de la directrice de CBS, Bari Weiss. Elle ne paie aucun prix pour les mensonges et le racisme ignoble qu’elle répand. Mais ils enfoncent les Israéliens qui vivent là-bas et qui font partie du système. Ils commencent en effet par dire : « Oh, si cette fillette est morte de faim, c’est qu’elle souffrait d’une maladie préexistante. Donc, tout va bien. » Puis, ils commencent à faire des blagues sur le fait que sa mère n’était pas si mince que ça et qu’elle n’avait pas l’air affamée, qu’elle avait peut-être mangé la nourriture de sa fille. Enfin… que peut-être même que cette mère avait mangé sa fille. Et ce genre de blagues sont ensuite diffusées en direct à la télévision.
Ainsi, un certain nombre d’Israéliens ont réagi en disant : « Eh bien, ils parlent comme des nazis. Il n’y a pas d’autre façon de décrire cela. Ce sont des nazis. Comment est-ce possible que certains d’entre nous soient devenus des nazis ? C’est un type de discours que je n’avais jamais entendu auparavant en Israël. Dès lors que des Israéliens ordinaires disent : « Oh, il y a des nazis parmi nous », c’est vraiment une ligne qui a été franchie. Et je pense que c’est là que cette propagande commence à s’effondrer, parce qu’ils sont allés trop loin. Maintenant, ils ne peuvent plus nier qu’ils affament des enfants. À cause de ça, lors des manifestations contre la guerre, qui ont commencé comme des manifestations en faveur des otages israéliens détenus à Gaza et non pour les centaines de milliers de personnes de Gaza qui méritent également de vivre, on a commencé à voir des personnes brandir des photos d’enfants palestiniens affamés et à dire que ce que fait l’armée à Gaza est moralement répréhensible et indéfendable et doit cesser. Je pense que c’est une nouvelle fissure dans ce système de propagande.
Je vais vous laisser partir, mais dites-nous seulement lesquelles des chaînes 12, 13 et 14 sont les plus importantes. D’après ce que j’ai compris, la chaîne 12 est la plus importante. Pouvez-vous nous donner un aperçu rapide de ce qu’elles représentent et de leur importance ?
Les chaînes 12 et 13 sont très similaires. Ce sont toutes deux des chaînes commerciales qui tirent l’essentiel de leurs revenus de la publicité. Bien sûr, elles sont sionistes et invitent des experts. Beaucoup de ces experts sont des généraux, des gens de droite. Ne vous attendez pas à y trouver des analyses approfondies ou de l’humanité. La chaîne 14 a récemment changé. C’est une chaîne de propagande qui fait l’apologie de la personnalité de Netanyahu. Ce n’est pas une chaîne commerciale, mais elle est en réalité financée par des acteurs politiques et cela se voit. À côté d’elle, Fox News est une chaîne libérale. Donc, elle va vraiment très, très loin dans la folie génocidaire. Mais ce ne sont que des chaînes de télévision et je ne pense pas que la télévision soit un bon moyen d’information. Nous pourrions aussi avoir une longue discussion sur les journaux, les stations de radio, etc. Mais, pour les Israéliens qui veulent vraiment obtenir des informations non filtrées, non soumises à la censure militaire et à la propagande sioniste, il leur suffit d’accéder à certaines chaînes en anglais sur leur navigateur web. C’est facile et tout le monde peut le faire.
Pour terminer, je vais vous poser une question à choix multiples que les étudiants adorent, parce qu’elles sont réconfortantes. Quand des personnes que vous connaissez, des amis, des gens de la famille, etc., ne sont pas d’accord avec vous, parmi ces trois objections, laquelle revient le plus souvent ? Premièrement, vous ne disposez pas des bonnes informations. Deuxièmement, vous interprétez mal vos informations. Troisièmement, vous êtes antisémite ou quelque chose de ce genre…
Cela a changé avec le génocide, car j’ai eu des milliers d’heures de discussions. Avant que je quitte Israël, les gens commençaient généralement par me dire que je ne connaissais pas les faits, que j’avais tort, alors que je leur fournissais de nombreux éléments et je leur amenais des preuves. Alors ils disaient : « Oh, je ne savais pas ». Et quand je leur demandais : « OK, et maintenant que vous savez, qu’allez-vous faire ? », ils me répondaient : « Mais, en fait, de quel côté êtes-vous ? » C’est ainsi que se déroulait la conversation. Maintenant, c’est différent. Ils disent que je n’ai pas les bonnes informations et que je me trompe complètement. Je peux répondre de n’importe quelle manière, la conversation s’arrête immédiatement en raison d’une peur immense que je peux comprendre. Ainsi, j’ai dit à un membre de ma famille : « Si tu as raison et que j’ai tort, et qu’en fait, tout le monde à Gaza mène une vie agréable et qu’il n’y a pas de génocide, Je serais vraiment heureux d’avoir tort ». Mais si j’ai raison et que tu as tort et que tu découvres que tu as soutenu ces atrocités, comment pourras-tu te débrouiller avec toi-même ? À ce moment-là, la conversation s’est arrêtée.
* Propos recueillis par Bassam Haddad, Professeur à la Schar School of Policy and Government de la George Mason University, Fairfax, Virginie, pour le média en ligne Jadaliyya.

