Le sexe n’est pas le genre

par | Mai 24, 2025 | Féminisme, Français, Théorie

Dans un monologue de 2022, l’humoriste britannique Ricky Gervais se moquait de la cancel culture – et, comme on pouvait s’y attendre, il a été lui-même mis à l’écart peu de temps après. Dans l’une de ses blagues, Gervais avertissait les personnes qui prennent plaisir à censurer les autres, qu’elles pourraient elles-mêmes être victimes de la censure à l’avenir, car « personne ne peut prédire ce qui sera offensant à l’avenir, car il est impossible de savoir quelle sera la prochaine couche dominante ». Par exemple, poursuit le comédien, la chose la plus offensante que l’on puisse dire aujourd’hui est : « les femmes n’ont pas de pénis ». Après les rires du public, Gervais conclut : « personne ne l’avait vu venir ». En effet, ajoute-t-il, il y a dix ans, on n’aurait certainement pas trouvé un tweet disant que les femmes n’ont pas de pénis : « Vous savez pourquoi ? Il ne nous serait pas venu à l’esprit de le dire » [1].

L’humour est souvent un bon indicateur de l’air du temps, et le monologue de Gervais saisit avec précision un certain malaise face au progressisme en matière de genre et de sexualité. La critique de la culture dite « woke » [2] est liée à un sentiment nostalgique d’un passé plus simple, moins confus, où il était facile de savoir qui était un homme et qui était une femme. Personne n’aurait songé à préciser que les femmes n’ont pas de pénis, car cela aurait été comme préciser qu’un carré a quatre côtés. L’équation était simple et infaillible : avoir un pénis c’est être un homme, avoir un vagin c’est être une femme. Si ce passé nostalgique est plus idéal que réel [3], Gervais a un argument en sa faveur : nous vivons une période de profondes remises en question et de débats sur ce que signifie être une femme, un homme ou autre chose.

Sur les réseaux sociaux conservateurs, un hashtag résume ce rejet de la (mal nommée) « idéologie du genre » : #SexoNoEsGénero (le sexe n’est pas le genre). Ce hashtag implique qu’au-delà de l’identification, des sentiments et des pronoms choisis, il existe une vérité fondamentale irréfutable : il n’y a que deux sexes et c’est le sexe qui définit les hommes et les femmes. Par sexe, on entend un ensemble d’éléments corporels : chromosomes, gonades, hormones, gamètes, organes génitaux. Ce hashtag est souvent accompagné d’autres hashtags qui, ensemble, dessinent les contours tranchants des mouvements anti-genre : #SerMujerNoEsUnSentimiento (Être une femme n’est pas un sentiment) ; #MujerHembraHumanaAdulta (Femme humaine adulte) ; #Mujerxx (Femme xx) ; #StopDelirioTrans (Stop à la folie trans).

Les féministes anti-genre

Le plus surprenant est peut-être que cette critique de l’« idéologie du genre » n’est plus l’apanage des groupes antiféministes, mais qu’elle est soutenue par une branche du féminisme lui-même. Depuis le milieu de l’année 2010, un nouveau type de féminisme est apparu dans la sphère publique (en particulier sur les réseaux sociaux), qui demande de prendre à nouveau au sérieux le sexe et d’ancrer la définition de la femme et de l’homme dans la différence sexuelle biologique. Ces « féminismes anti-genre », comme les appelle Mabel Alicia Campagnoli, « rejettent la catégorie du genre à travers la construction idéologique du genre, avec pour conséquence de préférer le terme ‘sexe’ pour rendre visibles leurs problématiques et identifier le sujet politique féministe avec le collectif des femmes » [4]. Pour le féminisme anti-genre, #SexoNoEsGénero (le sexe n’est pas le genre) est plus qu’un hashtag, c’est le pilier de son activisme en faveur des femmes cis et contre les femmes trans.

Comment se fait-il que la distinction sexe/genre, qui a été utilisée pour lutter contre l’essentialisme et le déterminisme biologique, soit aujourd’hui invoquée pour promouvoir l’essentialisme et le déterminisme biologique ? Comment peut-il exister un féminisme « critique du genre » alors que le genre a été un outil essentiel pour rejeter le sexisme et la violence machiste ? Dans les pages qui suivent, j’aimerais explorer les débats féministes autour de la distinction entre sexe et genre, ainsi que comparer les différentes utilisations de la biologie dans les réflexions féministes sur l’identité. Une conclusion de cette comparaison est que la théorie féministe anti-genre tombe souvent dans des positions naïves et simplistes tant sur le sexe que sur la biologie.

Femme, sexe et genre

Commençons par un résumé schématique des arguments anti-genre. Au cœur de cette approche se trouve l’idée que les femmes et les hommes sont définis par leur sexe : le sexe féminin implique un caryotype xx, un vagin et une vulve ; le sexe masculin, un caryotype xy, des testicules et un pénis. Le sexe est une réalité matérielle objective ; ce n’est pas quelque chose qui est attribué, mais qui est observé. De plus, il ne peut être modifié. Certes, des retouches et des ajustements peuvent être apportés, mais ils sont superficiels et esthétiques ; la vérité fondamentale est immuable. En général, des explications scientifiques sont avancées pour étayer ces idées : « Les deux sexes, masculin et féminin, ont évolué sur Terre il y a plus d’un milliard d’années. Le sexe de chaque personne est déterminé à la conception et dépend de ses gènes » [5].

À l’opposé du sexe (qui est réel, matériel, objectif, binaire et immuable), nous avons le genre. Les activistes anti-genre comprennent cette catégorie de deux manières différentes. D’une part, elle renvoie à un système social qui génère une domination masculine et attribue des rôles et des comportements stéréotypés aux hommes et aux femmes. Le genre en tant que système est une construction sociale et, comme toute construction, il peut être transformé – en fait, elles affirment qu’il devrait être éliminé parce qu’il est oppressif pour les femmes. D’autre part, ces activistes reconnaissent qu’il existe une utilisation de la catégorie de genre comme synonyme d’identité, par exemple dans la notion d’« identité de genre ». C’est cette acception qu’elles rejettent : les femmes et les hommes ne sont pas des « identités de genre » car, s’ils l’étaient, leur identité serait déterminée par le système de genre, c’est-à-dire par les stéréotypes sexistes. Si leur conception de l’« identité de genre » ne correspond pas aux usages courants ni aux normes internationales – les Principes de Yogyakarta définissent l’identité de genre comme l’expérience interne et individuelle du genre, telle que chaque personne la ressent, une définition qui ne dit rien sur la reproduction des stéréotypes sexistes [6] –, la thèse sous-jacente est que les femmes et les hommes sont des sexes, pas des identités. Cela a des conséquences sur le traitement des personnes transgenres. Comme le souligne Sara Ahmed : « En utilisant le sexe comme s’il était naturel, matériel, et le genre comme s’il ne l’était pas, certaines personnes deviennent ce ‘non’, non naturelles, non matérielles, voire irréelles » [7]. Les personnes transgenres peuvent se sentir femmes ou hommes, mais être une femme ou un homme n’est pas un sentiment, c’est un fait biologique.
Or, la distinction entre sexe et genre n’est pas une invention du féminisme anti-genre, c’est l’un des fondements du féminisme contemporain. Depuis les années 1970, la division entre le biologique (le sexe) et les significations attribuées au biologique (le genre) a été un pilier de la théorie féministe. Evelyn Fox Keller est allée jusqu’à affirmer que « les études féministes modernes (…) émergent avec la reconnaissance que, pour le moins, les femmes sont construites plus qu’elles ne naissent – c’est-à-dire avec la distinction entre sexe et genre » [8]. Le concept de genre a permis de comprendre que « femme » est bien plus que sa biologie et que l’oppression machiste n’est pas causée par des différences anatomiques. Cependant, dans les années 70 et 80, le terme « femme » restait ambivalent. D’une part, il était utilisé comme synonyme de sexe féminin (femme en tant que femme, femme de naissance) et, d’autre part, il était considéré comme une construction sociale historiquement située (femme en tant qu’identité, femme qui se construit). La phrase de Gayle Rubin, datant de 1975, résume bien cette ambivalence : « Une femme est une femme. Elle ne devient domestique, épouse, marchandise, playmate, prostituée ou dictaphone humain que dans certaines relations » [9]. En d’autres termes, une femme est une femme (biologique), mais elle acquiert certains attributs sous l’influence de la culture.

Dès les années 1980, la scission entre biologie et culture, entre données brutes et interprétation sociale, s’est révélée étroite. Des autrices telles que Donna Haraway ont averti qu’en « retirant les femmes de la catégorie nature et en les plaçant dans la culture (…) le concept de genre a eu tendance à rester en quarantaine pour se protéger des infections du sexe biologique » [10]. Cette quarantaine a été utile pour nous libérer du biologisme, mais pas pour nous occuper sérieusement des processus biologiques, ni pour établir un dialogue productif avec les sciences naturelles.

Les épistémologies féministes des années 1980 ont relevé le défi de Haraway, donnant ainsi naissance à une tradition fructueuse d’études féministes sur le sexe et la biologie. Dans ce cadre, les aspects corporels n’ont pas été traités comme des données brutes (c’est-à-dire des faits immuables et étrangers aux processus sociaux), mais on s’est interrogé sur la façon dont ces données étaient créées et recréées à l’interface entre la science et la société. Dans le domaine de la philosophie, il s’est passé quelque chose de similaire. Judith Butler, inspirée par Michel Foucault, a attaqué la distinction temporelle entre sexe et genre. Le sexe n’est pas considéré comme un phénomène présocial, mais serait également traversé par des significations et des luttes de pouvoir. Comme le souligne Ahmed, Butler et d’autres disciples de Simone de Beauvoir considèrent que « la biologie importe, (…) mais la biologie fait toujours partie de notre situation historique » [11].

Cependant, même cette forme de revalorisation du sexe a été jugée inadéquate par d’autres féministes. Les nouveaux matérialismes féministes, par exemple, ont remis en question l’idée que la construction du sexe soit le monopole de l’action humaine. Le néo-matérialisme féministe souligne que la biologie elle-même est un agent : elle mute, surprend, s’adapte et se réadapte, tout comme le font les institutions sociales. Le sexe n’est plus une donnée brute, ni une donnée cuite par le système hétéro-patriarcal. En tout état de cause, le sexe mijote à feu doux dans une cuisine où les chefs ne sont pas tous humains. Dans les récits néo-matérialistes, la nature elle-même est considérée comme une construction dynamique et mutable, ouverte aux changements de l’environnement, mais aussi fidèle à ses processus internes.
En général, les nouveaux matérialismes et l’épistémologie féministe tentent de ne pas privilégier la culture par rapport à la biologie, ni la biologie par rapport à la culture. Leur intérêt est d’étudier l’imbrication entre ce que nous appelons naturel et ce que nous appelons culturel. Anne Fausto-Sterling donne un exemple qui illustre la nécessité de dépasser le dualisme. Elle rappelle l’histoire d’une chèvre née sans pattes avant qui a vécu toute sa vie en sautant sur ses pattes arrière ; après sa mort, l’autopsie a révélé que la chèvre avait une colonne vertébrale en forme de « S », similaire à celle des humains et différente de celle des autres chèvres. L’auteure soutient que la forme de son corps s’est développée à la fois en raison de son code génétique et de sa façon de marcher : « Ni ses gènes ni son environnement n’ont déterminé son anatomie. Seul l’ensemble avait un tel pouvoir » [12].

Quelles sont les différences et les similitudes entre le féminisme anti-genre et les féminismes dont nous avons parlé jusqu’à présent ? Tout comme les féminismes des années 1970 et 1980, les féminismes anti-genre reconnaissent que le sexe est différent du genre, mais – et c’est une distinction importante – elles situent ce qui est propre à l’homme ou à la exclusivement dans le sexe. Ce sexe est en outre considéré comme une donnée brute, synonyme de variables objectives et réelles – une différence importante avec les féminismes qui le considèrent comme une construction, qu’elle soit sociale ou naturelle-culturelle. Le genre, rappelons-le, ne peut être le locus de l’identité car il renvoie à un système oppressif, et nous ne pouvons nous définir en tant que femmes par notre oppression. Si pratiquement toutes les féministes acceptent que le système sexiste opprime et que la catégorie « femme » ne peut être synonyme de stéréotype, pour des autrices telles que Gayle Rubin, dans les années 1970, Joan W. Scott dans les années 1980, Judith Butler dans les années 1990 et Sara Ahmed aujourd’hui, le genre est bien plus que cela. Les sens culturels peuvent être contestés, les stéréotypes exercent une pression, mais ils peuvent aussi être remis en question. Le genre, en tout cas, est l’arène dans laquelle se constitue le signifiant vide – ou flottant – qu’est la catégorie « femme ». Nous trouvons ici une autre différence fondamentale : pour Butler, Ahmed, Scott ou Haraway, il n’y a pas de définition ultime de la « femme ». Le but du féminisme n’est pas d’établir une fois pour toutes ce qu’est une femme, comme si nous pouvions trouver un critère absolu, universel et fixe. Comme nous le verrons, même le sexe ne nous donne pas cette certitude. Selon Scott : « Il n’y a pas d’essence féminine (ou masculine) qui fournisse un sujet stable pour nos histoires ; il n’existe que des itérations successives d’un mot qui n’a pas de référent fixe et qui ne signifie donc pas toujours la même chose » [13].

L’absence de référent fixe ne signifie pas que nous ne pouvons pas compter sur des définitions précaires et contingentes. Lorsque le lien étroit entre biologie et identité s’affaiblit, d’autres critères apparaissent, tels que la perception de soi. Bien que les mouvements anti-genre considèrent la perception de soi comme un délire idéologique, ce n’est pas une opération si étrange ni si nouvelle. Pensons, par exemple, à la catégorie « fils » ou « fille ». Il est vrai que la descendance est souvent considérée comme un lien du sang, mais elle a également rompu son lien nécessaire avec la biologie. Une personne qui adopte un bébé ne pense pas que son enfant est un « faux enfant » parce qu’il n’est pas sa copie biologique. C’est propre aux catégories sociales : elles n’ont pas de sens unique, elles sont « vides » non pas parce que nous ne pouvons pas les remplir de sens, mais parce que ce contenu est toujours contesté.

Le fait que le lien entre « femme » et « biologie » se soit assoupli ne signifie pas que « les femmes ont été effacées », comme le craignent les féministes anti-genre. C’est plutôt un indice de la contingence et de la multiplicité sémantique qu’implique ce signifiant. Une fois encore, il arrive que nous continuions à utiliser « femme » comme synonyme de « être humain doté d’une vulve » – qui n’a jamais demandé à une femme enceinte si elle allait avoir une fille ou un garçon sur la base de l’observation échographique des organes génitaux ? – mais, dans d’autres cas, cette utilisation est insuffisante, comme c’est le cas pour les femmes transgenres. La tâche, je voudrais le suggérer ci-dessous, consiste à élargir les répertoires sémantiques, à trouver des définitions ad hoc, contingentes et utiles au contexte.

La biologie en débat

Les féminismes anti-genre se vantent d’être les porte-parole du bon sens et définissent souvent les femmes comme « les femelles adultes de l’espèce humaine » [14]. Cependant, elles proposent souvent des descriptions complexes et moins intuitives. Par exemple, J.K. Rowling, l’auteure de Harry Potter et l’une des figures les plus visibles du féminisme anti-genre, soutient qu’une femme est « un être humain appartenant à la classe sexuelle qui produit de grandes gamètes » [15]. Une définition pour le moins particulière, plus proche des anciens manuels scientifiques que de notre usage courant. Pourquoi parler de gamètes ?

Comme je l’ai déjà mentionné, l’utilisation de notions biologiques pour fonder leur conception du sexe est courante parmi les féminismes anti-genre. Non seulement elles rejettent les féminismes dominants pour leur prétendu déni du sexe, mais aussi pour leur « déni de la science » ; c’est pourquoi elles les qualifient d’« idéologiques ». Cependant, le féminisme a une longue tradition de lecture et d’analyse sérieuse des recherches en sciences naturelles, au moins depuis l’essor de l’épistémologie féministe, dans les années 1980. Ces épistémologies font partie de l’héritage de la philosophie des sciences de Thomas Kuhn et, en tant que telles, elles se sont attachées à démontrer qu’il n’existe pas de vérités éternelles et incontestables dans les sciences, même celles considérées comme « dures ». Les théories scientifiques sont faillibles, elles intègrent souvent des valeurs sociales, elles changent avec le temps, elles font l’objet de débats. Cela ne signifie pas qu’elles soient fausses, mais que la rigueur, l’adéquation empirique et la méthodologie ne sont pas des antidotes à la contingence du savoir.

En ce qui concerne le sexe, l’épistémologie féministe a exploré l’histoire de la biologie pour montrer que cette vérité simple, universelle et évidente dont parlent les féminismes anti-genre n’existe pas en tant que telle. Il est vrai, comme le reconnaît Sarah Richardson, que « le sexe est souvent considéré comme le terme simple de l’équation sexe-genre, facilement défini par référence à une brève liste de matérialités objectives, à savoir les hormones, les chromosomes, les gonades et les organes génitaux » [16]. Mais ses études sur la recherche biomédicale montrent que le sexe est beaucoup plus « sauvage » qu’il n’y paraît à première vue. Dans les laboratoires, du moins, le sexe n’est pas un attribut fixe et stable, mais opérationnel, c’est-à-dire relatif au contexte de la recherche.

Deux caractéristiques du sexe ont été remises en question par les épistémologies féministes : son binarisme et son immuabilité. En cours de biologie, nous avons appris que le mécanisme de la différenciation sexuelle fonctionne de la manière suivante : les gènes déterminent l’apparition des gonades, qui déterminent à leur tour l’apparition des organes génitaux (le modèle du sexe 3g, comme l’appelle la neuroscientifique Daphna Joel) [17\. En général, les gènes associés au caryotype xx déclenchent un processus qui donne naissance à l’utérus, puis les ovaires sécrètent les hormones sexuelles qui génèrent le vagin et la vulve. Avec un caryotype xy, on aura, en revanche, des testicules, dont les androgènes formeront le pénis.
En réalité, le modèle du sexe 3g est plus compliqué et implique davantage de variables. Des auteurs tels que Richardson et Fausto-Sterling se sont attachés à démanteler le mythe selon lequel les chromosomes X et Y sont les chefs d’orchestre absolus du sexe [18]. Mais ce modèle présente également des failles, comme le prouvent les naissances de bébés intersexués (environ 1 à 2 % de la population mondiale, soit la même proportion que les roux). Notre foi inébranlable dans le dimorphisme sexuel nous fait souvent oublier qu’avant deux mois de gestation, tous les êtres humains sont équipotentiels. Entre la 8e et la 12e semaine, la structure prégénitale indifférenciée se transforme généralement en testicules ou en ovaires. Les canaux internes sont également équipotentiels et c’est l’action hormonale qui détermine lesquels dégénèrent et lesquels survivent. Par exemple, chez les personnes xy, l’action de l’hormone antimüllerienne dégénère le canal de Müller, tandis que chez les personnes xx, l’absence de cette hormone transforme ce canal en trompes utérines, utérus et col de l’utérus. Le tubercule génital commence également indifférencié et, sous l’action hormonale, devient un pénis ou un clitoris. Comme l’affirme Fausto-Sterling : « Avec toute cette bipotentialité qui circule, le brouillard qui entoure les naissances intersexuées commence à se dissiper » [19]. Il suffit qu’un événement inhabituel se produise à l’un de ces niveaux du développement sexuel pour que le résultat ne soit pas celui habituel. C’est pourquoi l’auteure préfère considérer le sexe comme un spectre plutôt que comme deux cases distinctes. L’idée de spectralité indique qu’il existe une continuité entre la masculinité et la féminité biologiques : « Les cases distinctes – telles que « nature » ou « éducation », « garçon » ou « fille » – sont trop simplistes pour rendre compte du désordre inhérent à la nature » [20]. En 2015, la revue Nature a publié une revue des dernières études scientifiques sur le sexe biologique qui arrive à la même conclusion : « L’idée de deux sexes est simpliste. Les biologistes pensent désormais qu’il existe un spectre plus large que cela » [21].

Je ne veux pas insinuer par là que la biologie nie le dimorphisme sexuel. Je voudrais plutôt montrer qu’il existe une diversité et un manque de consensus au sein de la communauté scientifique concernant le binarisme. Certains affirment que le caractère exceptionnel ou minoritaire de l’intersexualité permet de continuer à affirmer qu’il existe deux sexes. Mais d’autres voix privilégient la notion de spectre et de continuité. Insister sur le fait que le sexe est indubitablement simple, objectif et fixe, comme le font les féminismes anti-genre, c’est ignorer l’idiosyncrasie de la biologie même qu’elles prétendent défendre.

Or, si en termes de chromosomes et de caractères sexuels primaires et secondaires, le binarisme admet des exceptions, il n’en va pas de même pour les gamètes. Dans ce cas, il n’y en a que deux : l’ovule et le spermatozoïde. C’est pourquoi la définition de « femme » comme « l’être humain qui produit le plus gros gamète » – l’ovule – a gagné en popularité parmi ceux qui critiquent « l’idéologie du genre ». Comme le défie l’activiste anti-genre Helen Joyce : « Montrez-moi le troisième gamète et nous en parlerons ». L’accent mis sur les gamètes, en plus de cautionner le binarisme, permet de défendre l’immuabilité du sexe : il n’est pas possible (pour l’instant) de cesser de produire des ovules et de commencer à produire des spermatozoïdes (ou vice versa). Nous pouvons prendre des hormones, nous pouvons subir des opérations de chirurgie esthétique, mais changer de gamètes est impossible.
Pour défendre la centralité des gamètes, les féministes anti-genre s’engagent à respecter une valeur supplémentaire : le réductionnisme. Prenons, par exemple, une phrase de l’activiste trans anti-genre Buck Angel (oui, il existe des personnes trans anti-genre). Buck, qui est un homme trans, a déclaré : « Ma réalité est que je serai toujours une femme biologique. Dans cette réalité, j’ai changé mon espace physique pour paraître masculin. Cela n’a pas changé ma biologie » [22]. Mais que signifie « biologie » dans ce contexte ? Pourquoi certains changements ne bouleversent-ils que l’apparence, mais pas l’essence du sexe ? Quiconque voit une photo de Buck – ses pectoraux, sa barbe touffue, ses bras musclés – reconnaîtrait que quelque chose dans sa biologie a changé depuis sa transition. La seule façon dont une phrase comme celle-ci peut avoir un sens est si nous la lisons de manière réductrice : aucun des changements corporels n’a modifié son sexe « fondamental ».
Le réductionnisme a également fait l’objet de controverses. Dans les épistémologies féministes, par exemple, le sexe renvoie à un amalgame complexe de différents niveaux biologiques (chromosomes, gonades, hormones, gamètes, organes génitaux et caractères sexuels secondaires) et ne peut être assimilé à un seul d’entre eux. Aucun de ces niveaux n’est, à lui seul, synonyme de « sexe », car « aucun n’est présent chez toutes les personnes étiquetées comme mâles ou femelles » [23]. Il existe des femmes hyperandrogènes dont le taux de testostérone ne correspond pas à la moyenne « normale » féminine ; il existe des femmes intersexuées avec une vulve et des testicules qui ne sont pas descendus ; il existe des hommes atteints du syndrome de De La Chapelle qui ont deux chromosomes X, mais des organes génitaux et des gonades masculins. Face à toute cette diversité spontanée, réduire la « vérité » du sexe à l’une de ses couches (que ce soit x, y, les gamètes ou les organes génitaux) est une décision, et non une conséquence nécessaire des données scientifiques, ni une observation directe de la nature.

Abandonner le réductionnisme complique la conception du sexe comme immuable. Il est vrai que nous ne pouvons pas changer notre caryotype ni nos gamètes, mais il existe d’autres dimensions du sexe biologique qui admettent des transformations. Les hormones en font partie. Non seulement parce qu’il est possible de consommer de la testostérone ou des œstrogènes synthétiques, mais aussi parce que ce sont des substances très sensibles à l’environnement. Les hormones compliquent toute division stricte entre l’intérieur et l’extérieur, entre l’inné et l’acquis. Une étude sur la paternité aux Philippines, par exemple, a montré que les niveaux de testostérone des pères varient considérablement en fonction du type de relation qu’ils entretiennent avec leur famille. Les pères qui ont les relations les plus étroites avec leurs enfants ont généralement des niveaux de testostérone dans le sang plus faibles que ceux qui ont une relation plus distante. Comme le souligne Cordelia Fine, la testostérone ne peut être considérée comme un facteur purement biologique ; ses niveaux sont intrinsèquement liés à l’histoire et à l’expérience subjective de son porteur [24].
Nous voyons ainsi qu’il n’existe pas de réponse unique et définitive à la question du pourquoi du sexe, ni dans le féminisme ni en biologie. Nous ne pouvons compter que sur des réponses provisoires et dépendantes du contexte de la discussion. Si nous voulons, par exemple, parler de la reproduction sexuelle chez les mammifères, il n’est pas incorrect de diviser les animaux, y compris les humains, en fonction de leur système reproductif. Si nous voulons faire des affirmations générales sur la population humaine, il n’est pas erroné de souligner que, dans la plupart des cas, le sexe est dimorphique. Mais si ce qui nous intéresse, en revanche, c’est de légiférer sur la reconnaissance sociale et juridique des personnes, l’autodétermination semble être un outil plus utile. Nous pouvons apprendre beaucoup de la biologie, mais elle n’est pas l’autorité ultime pour trancher les problèmes sociaux. Les sciences naturelles fournissent des outils utiles, mais elles ont aussi leurs limites. Certaines questions trouvent leurs réponses dans d’autres sources, telles que l’activisme et les droits humains. Un généticien pourrait démontrer qu’il est impossible de changer un caryotype xx en xy, mais cela ne nous dit rien sur la possibilité de changer de sexe dans les registres, ni ne nous oblige à traiter cette personne comme une femme. Comme le suggère le médecin Eric Vilain, étant donné qu’il n’existe pas de paramètre biologique unique qui prévale sur les autres, en fin de compte, « si vous voulez savoir si quelqu’un est un homme ou une femme, le mieux est simplement de lui demander » [25].

Simplicité ou simplisme

Dans cet article, j’ai identifié certaines affinités et différences entre les féminismes anti-genre et d’autres courants féministes. La séparation entre sexe et genre n’est pas une invention du féminisme anti-genre, mais la manière dont celui-ci l’utilise pour définir les femmes cis et nier la validité des femmes trans marque une certaine spécificité [26]. Même les féminismes qui séparent catégoriquement le biologique du culturel considèrent généralement que « femme » est une catégorie politique, qui se développe dans le cadre du système de genre. Il est vrai que le genre, en tant que matrice culturelle, a été historiquement oppressif envers les femmes, mais la culture n’est pas seulement ce qui nous soumet, elle est aussi ce qui fait de nous des sujets, voire des sujets de changement.

Le recours au sexe comme moyen de mettre fin aux confusions et aux hésitations sur ce que signifie être une femme ou un homme ne fonctionne pas toujours. Quiconque parcourt l’histoire de la biologie du sexe peut constater que, loin d’aboutir à une définition universelle, les recherches scientifiques sur le sexe ne parviennent pas à en fixer le sens. Mais en outre, se définir par ses organes génitaux, ses gonades ou ses chromosomes a un coût. Dans le cas des femmes, cela a servi à nous maintenir à « notre place » : la maison, la maternité, la famille. C’est pourquoi Ahmed souligne que « critiquer le genre mais pas le sexe nous conduit vers un conservatisme de genre » [27].

Je voudrais conclure cet article en précisant que mon objectif n’est pas de soutenir une thèse idéaliste sur le sexe. Le sexe est matériel, le sexe est réel, le sexe est important ; la question est de savoir ce que nous entendons par sexe. Inspirée par les épistémologies féministes, j’ai suggéré dans cet essai que le sexe est une réalité, un fait, et que même en tant qu’objet scientifique, il est complexe, controversé et sujet à débat. Mais, fondamentalement, le sexe ne peut être le seul critère permettant de résoudre, une fois pour toutes, la question « qu’est-ce qu’une femme ? ». Les féminismes anti-genre aspirent à un passé plus « simple », mais confondent simplicité et simplisme. Ainsi, non seulement ils finissent par aplatir la complexité du sexe, mais ils nient également la richesse et la pluralité des connaissances scientifiques.

Notes

1. L’extrait peut être visionné dans « Ricky Gervais : Women Don’t Have Penises || Ricky Gervais 2024 » sur la chaîne YouTube Ricky Gervais 2024, 22/3/2024, disponible sur www.youtube.com/watch?v=6vikrbfxpsw ; il fait partie de l’émission spéciale Supernature (Netflix, 2022).
2. Le mot « woke » vient de l’anglais et désignait à l’origine une personne consciente ou « éveillée » aux inégalités sociales, raciales et de genre. Il est aujourd’hui utilisé de manière ironique ou péjorative par des groupes réactionnaires pour désigner un excès de politiquement correct et de victimisation.
3. Il existe des traces de personnes qui s’habillaient avec des vêtements « inappropriés » pour leur sexe depuis au moins le Moyen Âge (la question de savoir si on peut les qualifier de « trans » ou s’il s’agit d’un anachronisme fait débat). Dans le féminisme, la catégorie de la femme n’a jamais été évidente. Déjà lors de la Convention des femmes d’Akron, dans l’Ohio, en 1851, Sojourner Truth, une femme noire et ancienne esclave, a prononcé un discours intitulé « Ne suis-je pas une femme ? », inaugurant ainsi une longue tradition féministe qui consiste à questionner ce qu’est et ce que signifie être une femme.
4. M.A. Campagnoli : « Feminismo antigénero, bandera colonial de la derecha. Una reflexión desde Argentina » (Féminisme anti-genre, drapeau colonial de la droite. Une réflexion depuis l’Argentine) dans Encuentros Latinoamericanos vol. 8 n° 1, 2024, p. 61.
5. Sex Matters : « Sex and Gender faqs » (FAQ sur le sexe et le genre), disponible sur https://sex-matters.org/resources/sex-and-gender-faqs/#sex.
6. Ce document a été élaboré à la demande de Louise Arbour, alors Haut-Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme (2004-2008), par des experts en droit international et en droits de l’homme de différents pays, réunis à l’Université Gadjah Mada (Yogyakarta, Indonésie), du 6 au 9 novembre 2006. « Principes de Yogyakarta. Principes sur l’application du droit international des droits de l’homme en matière d’orientation sexuelle et d’identité de genre », 3/2007, disponible sur https://yogyakartaprinciples.org/wp-content/uploads/2016/08/principles_sp.pdf.
7. S. Ahmed : « Critique du genre = conservatisme de genre » dans Latfem, 2021.
8. E. Fox Keller : « The Gender/Science System: Or, II Sex to Gender as Nature Is to Science? » dans Hypatiavol. 2 n° 3, 1987, c’est moi qui souligne.
9. G. Rubin : « El tráfico de mujeres : notas sobre la ‘economía política’ del sexo » dans Nueva Antropología vol. 8 n° 30, 1987, p. 96.
10. D. Haraway : « ‘Género’ para un diccionario marxista : la política sexual de una palabra » dans Ciencia, cyborgs y mujeres. La réinvention de la nature, Cátedra, Madrid, 1995, p. 227.
11.S. Ahmed : op. cit.
12.A. Fausto-Sterling : Cuerpos sexuados. La política de género y la construcción de la sexualidad, Melusina, Barcelone, 2006, p. 43.
13.J.W. Scott : « Genre : encore une catégorie utile pour l’analyse ? » dans La Manzana de la Discordia vol. 6 n° 1, 2011, p. 99.
14.« Déclaration sur les droits des femmes fondés sur le sexe », disponible sur www.womensdeclaration.com/es/womens-sex-based-rights-full-text-es/.
15. J. K. Rowling : tweet, 6/4/2024, disponible sur x.com/jk_rowling/status/1776616861888655835.
16. S. Richardson : « Contextualismo sexual » dans Análisis Filosófico vol. 42 n° 2, 2022, p. 388.
17.D. Joel : « Genetic-Gonadal-Genitals Sex (3G-sex) and the Misconception of Brain and Gender, or, Why 3g-Males and 3G-Females Have Intersex Brain and Intersex Gender » dans Biol Sex Differ vol. 3 n° 1, 2012.
18.A. Fausto-Sterling : Sex/Gender : Biology in a Social World, Routledge, New York, 2012 ; et S. Richardson : Sex Itself : The Search for Male and Female in the Human Genome, The University of Chicago Press, Chicago-Londres, 2013.
19.A. Fausto-Sterling : Sex/Gender, cit., p. 23.
20.A. Fausto-Sterling : « Gender & Sexuality », disponible sur www.annefaustosterling.com/fields-of-inquiry/gender/.
21.Claire Ainsworth : « Sex Redefined » dans Nature n° 518, 2015.
22.Transsexual Unity, publication sur Instagram, 4/5/2023, disponible sur www.instagram.com/p/cr1qnq1ovgh/?utm_source=ig_web_copy_link&igsh=mzrlodbinwflza==, souligné par moi.
23. Katrina Karkazis, Rebecca Jordan-Young, Georgiann Davis et Silvia Camporesi : « Out of Bounds ? A Critique of the New Policies on Hyperandrogenism in Elite Female Athletes » dans The American Journal of Bioethics vol. 12 n° 7, 2012, p. 6.
24.C. Fine : Testosterone Rex : Myths of Sex, Science, and Society, W. W. Norton & Company, New York-Londres, 2017.
25.Cité dans C. Ainsworth : op. cit.
26. Bien que, pour des raisons d’espace, je n’ai pas pu développer cette idée ici, il est important de rappeler que cette façon de penser le sexe et le genre et de nier la validité des vies trans n’est pas strictement nouvelle. Le féminisme anti-genre contemporain est redevable aux théoriciennes féministes trans-exclusives qui ont écrit à partir de la fin des années 1970, telles que Janice Raymond, Sheila Jeffreys et Germaine Greer. Pour une excellente analyse des liens entre le présent et le passé des féminismes radicaux, voir Julieta Massacese : « Un profil du mouvement radfem en Argentine : taxonomies, antécédents et polémiques » dans Mora vol. 2 n° 29, 2023.
27. S. Ahmed : op. cit.
L’article est traduit de l’espagnol par nos soins.
Retrouvez l’original sur le site vientosur.

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