Hommage à Dan Gallin (1931-2025) Un socialiste internationaliste en Suisse

par | Sep 20, 2025 | Histoire, Lutte des classes, Suisse

Dan Gallin est décédé le 31 mai à Genève, à l’âge de 94 ans. Figure emblématique du syndicalisme international, il a joué un rôle important dans la création et l’animation de nombreuses organisations du mouvement ouvrier international depuis les années 1950.

Gallin interpellé par un SS

Je l’ai rencontré pour la dernière fois, le 30 juillet 2021. Il venait de fêter ses 90 ans. À cette occasion, il m’a relaté un épisode de son adolescence qui est resté gravé dans ma mémoire. Cela devait se passer au début de l’année 1943, alors qu’il était élève au lycée français de Berlin. Ses deux parents étaient juifs, mais il était protégé par la fonction diplomatique de son père, ambassadeur de Roumanie à Berlin.

Dans sa classe, il avait contribué à former un petit groupe de lycéens antinazis, qui s’opposait à un groupe de lycéens nazis, le reste de la classe oscillant entre les deux. Un jour, sa professeure annonce que toutes les classes doivent élire un Führer, conformément au Führersprinzip qui encadrait la vie sociale. Son petit groupe décide alors de présenter la candidature d’un « demi-juif » qui en était membre. Celui-ci est élu, mais la direction de l’école refuse ce résultat arguant de son « impurté raciale ». Alors, pour ne pas l’exposer trop, ils décident de ne pas le représenter, mais de désigner un catholique de leur groupe qui sera élu. « Ainsi organisions-nous une sourde résistance », me confia-t-il.

Durant la même période, il avait été choisi pour nettoyer sa classe pendant la pause. C’était un travail assez éprouvant parce que la salle devait être absolument impeccable. Alors qu’il sortait pour rejoindre ses copains, ils lui ont dit : « Eh bien, tu en a mis du temps ! ». A quoi il a répondu sur le ton de la plaisanterie : « C’est qu’il n’y avait pas que des ordures ordinaires, des bouts de craie, des rognures de crayons, des morceaux de papiers… mais aussi un portrait de Goebbels… ».

À ce moment, il a senti une main puissante se poser sur son épaule par derrière. Et en se retournant, il a aperçu un SS en grand uniforme qui venait chercher son fils. « T’ai-je bien entendu, mon petit, lui a dit celui-ci, tu as traité notre Reichminister Joseph Goebbels d’ordure ? » Et là, Dan m’a avoué avoir eu la peur de sa vie. Il lui a répondu : « Je n’ai pas dit ça. J’ai dit que j’avais ramassé beaucoup de déchets et que, par ailleurs, j’avais ramassé un portrait de Goebbels qui était tombé par terre ». Le SS ne l’a pas cru. Il lui a demandé son nom et son adresse. Il ne s’est ensuite rien passé, mais ses parents l’ont envoyé en Suisse pour la suite de ses études.

Il m’a aussi parlé de sa résistance au maccarthysme aux États-Unis, pour laquelle son expérience en Allemagne nazie, selon sa propre expression, avait représenté « un bon apprentissage ».

J.B.

 

Pour son parcours de vie, je me suis référé principalement à l’hommage que lui a consacré Pages de gauche, le 1er juin 2025.

Né en 1931 à Lviv (alors située en Pologne) où son père était Consul général de Roumanie, Dan Gallin a traversé en presque un siècle de vie bien des vicissitudes de la politique mondiale. Alors que son père est en poste à Berlin à partir de 1940, il est envoyé en 1943 par ses parents en Suisse, où il terminera sa scolarité au collège du Rosey, à Rolle. En 1949, grâce à une bourse, Dan Gallin part pour les Etats-Unis. C’est là qu’il se rapproche de mouvements militants, en particulier l’Independent Socialist League, courant dissident du trotskysme aux Etats-Unis.

L’hommage que lui consacre Le journal des alternatives, le 14 juillet 2025, rappelle qu’il avait adhéré aux États-Unis à un courant qui se revendiquait du « Troisième camp » (ni Washington ni Moscou), avant de citer ses propos plus tardifs :

« Ce que j’ai pleinement réalisé par la suite, c’est qu’en réalité, il n’y a pas de troisième camp, mais seulement deux camps, « eux et elles » et « nous ». Le « troisième camp » représentait un slogan pour un monde polarisé entre deux superpuissances, mais sa signification profonde était obscure. Plus tard, lorsque j’ai commencé à donner des cours dans le mouvement syndical, je l’ai expliqué ainsi : la ligne de fracture fondamentale dans le monde d’aujourd’hui n’est pas la ligne verticale qui sépare les deux blocs, mais la ligne horizontale qui sépare la classe ouvrière de la classe dirigeante et qui traverse les deux blocs : nous ne sommes ni « de l’Est » ni « de l’Ouest », nous sommes les « gens d’en bas », qui appartiennent au camp des travailleuses et travailleurs. »

Ses activités politiques le contraignent cependant à quitter le territoire américain en 1953, et il revient en Suisse.

Après des études de sociologie à l’université de Genève, c’est en 1960 qu’il commence sa carrière dans les organisations syndicales internationales, en l’occurrence à l’Union internationale des travailleurs de l’alimentation (UITA), dont il fut le secrétaire général de 1968 à 1997. A ce poste, il transformera complètement l’institution pour en faire une véritable organisation de lutte. Il y mènera des combats importants, notamment une campagne internationale de boycott de Coca-Cola au début des années 1980, pour protester contre une série d’assassinats de syndicalistes actifs dans une usine au Guatemala.

Féroce adversaire du stalinisme, critique des différents courants se réclamant du trotskysme, Dan Gallin adhère au Parti socialiste suisse en 1955. S’il n’en intégrera jamais tout à fait les instances, il y sera, dès sa retraite de l’UITA, un animateur important d’un courant de gauche. En 2000, il répond ainsi à l’attaque portée par Christoph Blocher contre le socialisme, publiant un long texte dans Domaine public, également encarté dans Le Temps. Il y affirme l’importance du socialisme démocratique pour lutter à la fois contre les différents courants autoritaires – du stalinisme des années 1930 au blairisme des années 1990 – et contre la droite.

Plus tard il sera actif au sein de Denknetz, le réseau de réflexion créé en 2004 pour servir de think tank à la gauche suisse. Cet engagement le conduit également à rejoindre le comité de Pages de gauche dès la création du journal en 2002, auquel il contribuera fréquemment, en particulier sur des questions historiques et internationales. Parallèlement, dès son départ de l’UITA en 1997, Dan Gallin fonde le Global Labour Institute à Genève, qui essaimera par la suite avec des bureaux à Manchester, New York, Paris et Moscou. Ce réseau syndical international va mettre sur pied de nombreuses rencontres.

Ces dernières années, des problèmes de santé avaient conduit Dan Gallin à ralentir ses activités. Cependant, à l’occasion de ses 90 ans, en 2021, il appelait encore à la solidarité avec les luttes syndicales du moment, à Hong Kong, en Birmanie et au Belarus.

L’internationalisme n’était ni un vain mot ni un slogan pour Dan Gallin : c’était le point de départ de tout engagement, syndical comme politique. Si l’on voulait résumer l’héritage qu’il laisse au mouvement ouvrier et syndical, nous mentionnerions deux éléments principaux. Le premier est la certitude qu’un mouvement de défense des travailleur·euses, des opprimé·es, des exploité·es, pour avoir la moindre chance de succès à long terme, doit être démocratique, c’est-à-dire rassembler un nombre aussi important de personnes que possible. Il exécrait le sectarisme, qui prend prétexte de la pureté idéologique pour se réfugier dans des micro-organisations sans lien avec ce qui se passe dans la société, tout comme il dénonçait sans relâche les tendances autoritaires toujours présentes dans les grandes organisations politiques ou syndicales. C’est avec cette double exigence qu’il a toujours œuvré au sein des associations et collectifs dont il faisait partie.

Le second tient à l’importance d’une réflexion et d’une action à long terme. En 2017, il disait lors d’un entretien à Pages de gauche que ce qui doit caractériser un·e militant·e de gauche, c’est « la ténacité à long terme ». En concluant par :

« Quand je suis entré dans le mouvement, jeune socialiste, je regardais derrière, par-dessus mon épaule, où il y avait des géants. Des petits géants comme Shachtman [théoricien marxiste étasunien], des grands géants comme Trotsky. Puis arrive un certain temps où tu regardes par-dessus ton épaule et il n’y a plus personne, tu es seul. Et donc, sachant ce que tu sais, tu dois écrire, tu dois parler, et transmettre tant que tu as la possibilité de le faire. »

Des mots qui résonnent fortement aujourd’hui.

* En 2009, le Collège du travail a publié une série de ses écrits dans un volume intitulé Fil Rouge.

On lira avec intérêt le grand entretien qu’il a donné à Pages de gauche sur sa vie, paru le 1er mai 2017.

En 2021 Labourstart a publié une série de ses essais en anglais sous le titre de Resistance.

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