Du nouveau sur l’achat du F-35 par la Suisse…

par | Oct 12, 2025 | Politique, Suisse

Les cadres de l’armée auraient tout fait pour acquérir cet avion d’attaque, écrit le conseiller national socialiste jurassien, Pierre-Alain Fridez, dans son nouveau livre. Il est désormais urgent d’organiser un nouveau vote, déclare-t-il dans une interview réalisée par Sarah Schmalz pour la Wochenzeitung, le 9 octobre dernier.

WOZ : Monsieur Fridez, cet été, le Conseil fédéral a dû admettre que le F-35 n’aurait pas le prix fixe promis. Une énorme débâcle ! Vous écrivez maintenant dans votre nouveau livre qu’un petit groupe au sein du département de la défense (DDPS) et d’Armasuisse voulait absolument acheter le F-35 et a manipulé l’ensemble de la procédure. Comment en êtes-vous arrivé à cette conclusion ?

Pierre-Alain Fridez : C’est un rapport d’expertise commandé par le DDPS en juin 2021, juste avant le débat du Conseil fédéral sur le choix du type d’avion à l’Office fédéral de la justice qui m’a mis sur la piste. Ce rapport stipulait que le Conseil fédéral était tenu de choisir le vainqueur de l’évaluation, à condition qu’il n’y ait pas d’équivalence significative en termes de prix Pierre-Alain Fridez et de capacités. Le F-35 étant clairement sorti vainqueur de l’évaluation, cela signifiait que le Conseil fédéral n’avait plus le droit de prendre en compte des considérations de politique étrangère. À l’époque, je me suis dit : « Tiens, il y a quelqu’un qui veut absolument cet avion et qui est prêt à faire pression sur le Conseil fédéral. Je me suis alors plongé dans le sujet. Aujourd’hui, je suis convaincu que le corps élctoral, le Parlement et le Conseil fédéral ont été trompés et que la procédure d’acquisition du F-35 n’était pas correcte.

WOZ : Le processus d’acquisition a depuis fait l’objet de nombreuses critiques. Mais affirmer qu’il y a eu manipulation délibérée est une accusation très grave…

Pierre-Alain Fridez : Pour moi, on peut distinguer quatre niveaux de manipulation. Tout a commencé lorsque, après la défaite face au Gripen suédois, en 2014, les responsables du projet ont fait en sorte qu’il n’y ait plus de référendum sur le choix du type d’avion. Ils voulaient que le Conseil fédéral décide seul.

WOZ : S’en est suivi un processus de sélection contestable.

Pierre-Alain Fridez : Toute l’évaluation visait à obtenir le F-35. D’une part, la procédure d’évaluation des capacités a été manipulée : les critères d’évaluation ont tout simplement été adaptés au profil du F-35. On peut comparer cela à une procédure de recrutement : je veux absolument embaucher quelqu’un qui parle espagnol et portugais, même si cela n’a aucune importance pour le poste. Je l’intègre donc dans les critères de sélection et j’attribue un nombre disproportionné de points à ces langues. Mais l’équipe du projet n’a pas seulement adapté les critères, elle a également introduit une nouvelle procédure totalement opaque pour l’attribution des points. De plus, les 79 critères détaillés de la troisième phase d’évaluation n’ont jamais été rendus publics. Un journaliste a tenté d’obtenir cette liste en invoquant la loi sur la transparence. La procédure est actuellement pendante devant le Tribunal fédéral. Il en va de même pour la question du prix. Là aussi, l’évaluation a été manipulée.

WOZ : Dans votre livre, vous faites référence au nombre d’heures d’entraînement nécessaires, que le fournisseur Lockheed Martin a été autorisé à réduire à la demande du DDPS pour la procédure.

Pierre-Alain Fridez : Les heures de vol ont été artificiellement réduites pour le F-35, sous prétexte que l’avion était facile à piloter et qu’on pouvait donc s’entraîner dans un simulateur de vol. Or, c’est exactement le contraire : contrairement au F/A-18, utilisé jusqu’à présent, le F-35 n’existe qu’en version monoplace. Or, on apprend beaucoup plus vite lorsqu’on vole avec quelqu’un qui vous rassure. Mais la réduction du nombre d’heures de formation a représenté précisément la différence de prix de 1,5 milliard de francs qui rend l’expertise de l’Office fédéral de la justice mentionnée ci-dessus pertinente, car les offres ne sont alors plus équivalentes. Mais il y avait encore de nombreuses autres incohérences au niveau du prix.

WOZ : Lesquelles, par exemple ?

Pierre-Alain Fridez : Nous savons désormais que nous devrons également payer pour un nouveau moteur. Et en 2022, on a découvert que le Conseil fédéral avait déjà versé un demi-milliard aux Américains pour le développement de l’intérieur du F-35. Dans l’offre de Lockheed Martin, de nombreux coûts d’entretien étaient sous-estimés : le carburant, les salaires des pilotes et des ingénieurs. Le DDPS, quant à lui, prévoit des montants beaucoup trop bas pour la rénovation des aéroports et la protection contre le bruit. Et il faudrait procéder à d’importantes adaptations du système informatique de l’armée. Mais en Suisse, on voulait croire que l’avion, dont les coûts de maintenance sont les plus élevés, était par miracle le moins cher.

WOZ : Comment expliquez-vous que le mythe du prix fixe soit soudainement entré en jeu ?

Pierre-Alain Fridez : Peu après la signature des contrats, le Conseil fédéral a dû pour la première fois admettre des coûts d’acquisition plus élevés en raison de l’inflation et de l’armement trop rudimentaire de l’offre initiale. On était désormais tributaire du « prix fixe ». Si l’on n’avait pas affirmé à ce moment-là que les Américains nous avaient garanti un prix d’achat fixe, conformément aux contrats, il aurait fallu prévoir une prime de risque beaucoup plus élevée. Cela aurait dépassé le plafond de six milliards de francs approuvé par la population pour l’acquisition. Le prix fixe était la dernière pièce du puzzle. Je trouve tout à fait incroyable que les responsables du projet y aient cru. Ils avaient tous déjà travaillé aux États-Unis et y avaient également acheté le système de défense Patriot. Ils savaient donc que « prix fixe » signifie toujours, dans le cadre d’achats aux États-Unis, que l’on paie finalement le prix auquel le gouvernement achète les avions au constructeur.

WOZ : Pourquoi pensez-vous que les responsables du projet tenaient absolument à acquérir le F-35 ?

Pierre-Alain Fridez : Je dirais simplement : Top Gun. Contrairement aux États-Unis, l’armée suisse n’a jamais mené de combat. Et cela fascine beaucoup certains militaires. Tout comme le fait que le F-35 rapproche de l’OTAN.

WOZ : Le rêve d’une armée capable d’attaquer ?

Pierre-Alain Fridez : Le F-35 est mal adapté aux missions de police aérienne qui incombent à la Suisse. En revanche, c’est un avion très performant pour mener des attaques, comme Israël l’a fait récemment en Iran. C’est l’avion de combat de l’OTAN. L’Allemagne l’a acheté pour pouvoir transporter les armes nucléaires de l’OTAN. Les États-Unis n’autorisent que le F-35 à cet effet. Pour la police aérienne, l’Allemagne a en revanche acheté 150 Eurofighter, un avion qui aurait également été très adapté à la Suisse, tout comme le Rafale.

WOZ : Comment évaluez-vous le rôle de l’ancienne cheffe du DDPS, Viola Amherd ?

Pierre-Alain Fridez : Amherd a joué un rôle important dans le vote de 2020 sur l’acquisition des avions de combat. Avec elle à la tête du DDPS, il a été possible de mobiliser davantage d’électeurs·trices du centre que lors des votes précédents sous les conseillers fédéraux de l’UDC. Après sa grande victoire, elle était pour ainsi dire sur un petit nuage.

WOZ : Et elle faisait aveuglément confiance à son équipe ?

Pierre-Alain Fridez : Son erreur a été de ne rien vérifier. Elle pensait être entourée de personnes compétentes et croyait tout ce qu’elles lui racontaient. Lorsque les Américains ont émis des doutes sur le prix fixe, l’année dernière, elle a tout dissimulé pendant des mois et n’en a pas informé le Conseil fédéral. Peut-être Amherd était-elle vraiment convaincue jusqu’à la fin qu’il n’y avait aucun problème. Pour moi, sa plus grande erreur est de ne pas avoir écouté le Contrôle fédéral des finances, qui avait conclu dans son enquête qu’il n’y avait aucune garantie juridique pour un prix fixe. Au fond, Amherd n’aurait dû poser qu’une seule question aux responsables américains.

WOZ : Laquelle ?

Pierre-Alain Fridez : La Suisse paiera-t-elle finalement le prix prévu dans le contrat ou le prix facturé par le constructeur à la livraison du F-35 ? Juste cette simple question. Mais elle n’a jamais été posée. Au lieu de cela, on n’a cessé de tergiverser sur la formulation, parce qu’on avait justement besoin d’un prix fixe.

WOZ : Vous avez posé à plusieurs reprises des questions critiques sur le F-35 au Parlement. Comment la majorité de droite a-t-elle réagi ?

Pierre-Alain Fridez : Il n’y a pas eu de débat à l’époque, c’était comme un office religieux. Le Parlement a examiné le F-35 pour la première fois à l’été 2022, peu après le début de l’invasion russe en Ukraine. Sous l’impression générale que la Suisse était désormais en danger, le bloc de droite n’avait plus rien à opposer. Certains journalistes m’ont alors qualifié de théoricien du complot. On sortait tout juste de la crise du Covid et cela semblait évident.

WOZ : Entre-temps, le vent a tourné. Mais malgré toutes les critiques, le Conseil fédéral veut maintenir le F-35 et se contenter de réduire le nombre d’avions.

Pierre-Alain Fridez : En juillet, j’ai parlé au nouveau chef du DDPS, Martin Pfister, et je lui ai présenté tout ce qui figure désormais dans mon livre. J’avais préparé des documents pour la réunion et lui ai exposé tous les problèmes et les dysfonctionnements. Quelques jours plus tard, M. Pfister a tenu une conférence de presse au cours de laquelle il a déclaré que l’avion coûterait un milliard de plus, essentiellement parce que les Américains ne respectaient pas les contrats. Et que sinon, le F-35 restait le meilleur avion et le moins cher. Après cette intervention, je me suis assis et j’ai rédigé mes recherches en quinze jours.

WOZ : La Suisse pourrait-elle encore se retirer des contrats à ce stade ?

Pierre-Alain Fridez : Je n’ai jamais vu les contrats, je ne connais donc pas les conditions exactes. Mais je suis convaincu que nous perdrions beaucoup moins d’argent en rompant le contrat qu’en poursuivant l’acquisition. Le F-35 pose d’énormes problèmes partout. Selon la Cour des comptes américaine, une autorité de contrôle indépendante, plus de la moitié des mille F-35 livrés à ce jour sont actuellement en réparation. Et parmi ceux qui volent, tous ne sont pas en mesure de fournir les performances requises. Le F-35 est encore en phase de développement. Et la Suisse se trouve dans une situation particulièrement délicate, car nous allons recevoir des avions qui ont un besoin urgent d’un nouveau moteur et d’un système de refroidissement plus performant, mais qui ne seront pas livrés avec eux. Or, les pays qui ont acheté le F-35 avant nous sont prioritaires. Cela justifie à lui seul un retrait. La Suisse pourrait rapidement acquérir un petit avion moins coûteux auprès d’un fournisseur européen.

WOZ : Une sous-commission de la Commission de gestion examine actuellement l’acquisition du F-35. Qu’attendez-vous de cette enquête ?

Pierre-Alain Fridez : J’ai entendu dire que la commission se concentrerait sur la question du prix fixe. Or, il faudrait examiner de près tous les éléments de l’acquisition. J’aimerais témoigner devant la commission, mais je n’ai pas encore été sollicité. Je vais peut-être me manifester de moi-même.

WOZ : Pensez-vous qu’il soit encore possible de bloquer l’achat du F-35 ?

Pierre-Alain Fridez : Je suis favorable à une initiative turbo. Pour moi, la seule réponse logique serait, que maintenant que tout est sur la table, nous laissions à nouveau les électeurs·trices se prononcer sur l’acquisition de ces avions de combat.

WOZ : Pourquoi le PS ou un comité multipartite n’a-t-il pas lancé une telle initiative depuis longtemps ?

Pierre-Alain Fridez : Je ne fais pas partie de la direction du parti, je ne peux donc pas répondre à cette question. Je peux seulement dire ceci : j’espère vivement qu’une telle initiative verra bientôt le jour.

* Cet interview de Pierre-Alain Fridez, réalisée par Sarah Schmalz, a été publiée, le 9 octobre 2025, par la Wochenzeitung. Nous l’avons traduit de l’allemand.

Originaire du Jura, Pierre-Alain Fridez (67 ans) est conseiller national PS depuis 2011 et membre de la Commission de la politique de sécurité.

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