2023 fut l’année du centenaire de la parution d’ Histoire et conscience de classe de Georg Lukács. Sans que cela ne suscite de réjouissances particulières dans les régions francophones. En Allemagne toutefois, la parution, chez Westfälisches Dampfboot, de l’ imposant ouvrage de Karl Lauschke, « Die Gegenwart als Werden erfassen » – soit «Saisir le présent comme un devenir » – a marqué cet anniversaire. Le sous-titre du livre, (« Contenu, contexte politique et réception d’ Histoire et conscience de classe de Georg Lukács ») indique bien l’intention de l’auteur qui entend rompre avec une interprétation purement philosophique de l’ouvrage et lui redonner sa dimension d’écrit politique, historiquement situé.
On sait, au moins depuis les Romains, que les livres ont leur propre destin. Celui d’Histoire et conscience de classe du philosophe hongrois György Lukács (dont le prénom sera le plus souvent germanisé en Georg) est assez singulier. À sa parution, en 1923, il est considéré comme un brûlot gauchiste par la direction de l’Internationale communiste de Grigori Zinoviev, qui le condamne pour son « révisionnisme théorique ». Attaqué par une partie des futurs servants du culte « marxiste-léniniste » instauré par Staline, il sera bientôt renié par son auteur. Il disparaît alors dans les abysses de l’oubli pour ressurgir, contre la volonté de Lukács, à la fin de années 60. Quelques années auparavant, les projecteurs de l’actualité se sont braqués sur l’auteur, alors ministre de la culture dans le gouvernement d’Imre Nagy qui accompagne l’insurrection hongroise de 1956. D’où un intérêt nouveau qui débouchera sur la première traduction française de 1960, aux Éditions de Minuit. Dans le bouillonnement intellectuel qui précède et accompagne Mai 68, on assiste à une forme de réhabilitation d’auteurs comme Georg Lukács ou Karl Korsch; conjointement la lecture de Gramsci commence à échapper à l’emprise castratrice du Parti communiste italien.
Les essais réunis dans Histoire et conscience de classe (abrégé ci-dessous en HCC) fustigeaient à sa parution la conception fossilisée du marxisme de la IIe Internationale, reprise ensuite par une partie de la IIIe, inspirée par le positivisme et un déterminisme politique nourrissant une attente passive de l’accomplissement des grandes lois historiques. Le regain d’intérêt des années 70 est, lui, au service de la critique du « marxisme-léninisme » orthodoxe, tout aussi momifié et pétri de scientisme. « Un ouvrage remarquable et incontournable, mais de part en part discutable » [1] selon Antoine Artous, qui aura ainsi par deux fois nourri le débat autour de l’action révolutionnaire et de ses présupposés théoriques.
Un lukacsien « amateur »
L’auteur de l’étude sur les conditions de rédaction, le contenu et la réception d’HCC, Karl Lauschke n’est à vrai dire pas un spécialiste de Lukács. Cet historien et politologue a principalement consacré son activité à l’histoire industrielle, sociale et syndicale de la Ruhr. Son intention en publiant cette somme de plus de 500 pages est de contester la lecture exclusivement philosophique dominante dans le débat autour d’HCC. Au détriment d’une contextualisation nécessaire, puisqu’à ses yeux – et l’on ne saurait lui donner tort – HCC est un recueil de textes représentant une intervention politique formulée en termes philosophiques. Ce qui revient à donner la priorité à la portée politique de l’œuvre : « Histoire et conscience de classe est de part en part un livre politique, écrit par un communiste dirigeant , dans le cadre de ses activités politiques, pour clarifier sa propre compréhension, mais aussi à l’intention d’un lectorat intéressé par les questions théoriques du mouvement révolutionnaire » (p. 501, notre traduction).
À l’appui de son approche, Karl Lauschke cite le raisonnement contradictoire d’une série d’auteurs qui se sont contentés de la seule dimension philosophique dans leurs commentaires de l’œuvre de Lukács. Ignorant ce faisant ses textes et son activité politiques, en particulier ses interventions répétées consacrées à la situation hongroise, tout en lui reprochant d’être incapable d’analyser la réalité des rapports sociaux et politiques, donc de théoriser hors contexte !
La totalité récupérée
Le minutieux travail de recomposition de l’élaboration des différents textes qui composent HCC débouche quelquefois sur des révélations surprenantes. Ainsi on apprend que le troisième essai, consacré à la conscience de classe avait une version antérieure, parue comme d’ailleurs d’autres élaborations préalables, dans la revue Kommunismus. Ce premier galop ne mentionnait pas le point de vue de la totalité, dont le rôle devient désormais essentiel dans la pensée de l’auteur [2]. Cela montre à quel point Lukács est encore dans un processus d’appropriation de la pensée de Marx – et de Lénine -, ce que lui-même a par ailleurs souligné indiquant que son exil viennois était principalement une période d’apprentissage. De fait, Lukács importe la totalité d’études précédant son adhésion au marxisme et consacrées à des questions littéraires et esthétiques [3].
Précisons d’emblée qu’il ne faut pas comprendre par totalité un genre d’illusoire sommation à la façon des mathématiques. Pour Lukács, la totalité est un processus de déploiement, composé de différents moments. Ou, pour le dire avec les mots d’Alix Bouffard, dans son séminaire « Lecture de Marx » (ENS, 19.12.2012) : « Cette totalité est avant tout une totalité sociale, à partir de l’idée marxienne selon laquelle “les rapports de production de toute société forment un tout”. Pour Lukacs, chaque élément de la société est déterminé par un réseau complexe de relations dans lequel il s’inscrit, et la fonction de chacun de ces éléments ne peut être saisie qu’à partir d’une considération de la totalité sociale qui l’abrite. En même temps, cette totalité sociale doit elle-même être conçue comme dynamique, comme un processus, et non comme donnée, immédiatement saisissable pour la pensée. La société est un ensemble en devenir qui se déploie historiquement, elle est un processus social historique. Totalité en devenir, non pas au sens d’une totalité des éléments coexistant à un moment donné dans leur évolution, mais comme totalité qui tend historiquement à se réaliser. »
Un « marxisme occidental » ?
Avant sa traduction complète en français, HCC avait déjà attiré l’attention de certains lecteurs, comme les oppositionnels du Parti communiste français regroupés autour de la revue Arguments ou, plus connu, comme le phénoménologue existentialiste Maurice Merleau-Ponty. Naîtra alors une tentative de classer Lukács et HCC sous la rubrique « marxisme occidental », afin de mieux l’opposer à la vulgate « marxiste-léniniste » venue d’URSS. Cette tentative de réactiver l’aspect subversif de HCC n’est pas illégitime, même si elle reste dans le cadre d’une interprétation philosophante de l’œuvre et tord les positions politiques de Lukács, devenu ainsi un oppositionnel de toujours. Surtout, la catégorie de « marxisme occidental » prête à confusion. Son rôle de contrechamp par rapport à un marxisme russe ou russifié néglige l’interpénétration culturelle entre Occident et Orient dans le cadre marxiste : les dirigeants bolcheviques sont dans leur écrasante majorité des exilés occidentaux de longue date. Et il serait bien difficile de qualifier Boukharine, par exemple, de théoricien « russe ». Surtout, cette antinomie légitime la prétention de continuité avec les premières années de la Révolution russe élevée par la dogmatique stalinienne.
Lorsque Perry Anderson reprendra la catégorie dans son ouvrage sur le marxisme occidental, ce sera dans un autre sens, avec un autre critère, celui de l’absence de lien organique avec le mouvement ouvrier : « Sa première caractéristique, et la plus fondamentale, fut le divorce structurel du marxisme par rapport à la pratique politique » [4]. Ce qui exclut évidemment Lukács, Gramsci ou Koch, bien qu’en les créditant d’avoir mis en place la structure du marxisme occidental. À l’opposé, la philosophe chinoise Zhang Shuangli estime que ces trois-là tombent pile dans la cible du marxisme occidental [5].
On peut donc refuser d’ajouter de l’ambigüité conceptuelle en utilisant ce terme d’une étonnante plasticité et largement préférer la catégorisation de « marxisme de la subjectivité ».
Lukács, dirigeant politique
Reconnaissons à Karl Lauschke le mérite de mettre en évidence l’activité de Lukács comme dirigeant du Parti communiste hongrois en exil et les articles rédigés dans cette fonction. Cela permet de résoudre une énigme que le lecteur des années 70 de HCC était bien en peine d’élucider. Au passage, Karl Lauschke signale que Michaël Löwy avait, le premier, fait référence à l’activité politique de Lukács durant cette période [6].
L’énigme est la suivante : comment, en effet, un dirigeant de l’éphémère (mars à août 1919) République hongroise des Conseils, membre du Parti communiste, pouvait-il vouloir tirer un bilan théorique de cette expérience sans s’y référer concrètement ? Le marxisme n’avait-il pas été défini comme étant par excellence l’outil d’une analyse concrète de la situation concrète ? Imagine-t-on Léon Trotsky disserter sur la Révolution russe sans y consacrer les deux épais volumes de son histoire ?
Pour Lukács la réponse se fait à deux niveaux. Il y a d’une part la lutte interne au PC hongrois, en particulier contre les analyses et les propositions plus ou moins aventuristes et sectaires de son dirigeant historique, Bela Kun, alors missi dominici du président de l’Internationale communiste, Grigori Zinoviev. D’autre part, il y a les réflexions tirées au plus haut niveau de la théorie de l’action révolutionnaire. Les deux vont de front et représentent, pour Lukács au moins, une réponse double, ce qui ne veut pas dire cohérente. Ainsi ses essais consacrés à la théorie du parti, à la critique de la critique de la révolution russe de Rosa Luxembourg ou encore à la légalité et à l’illégalité dans la lutte des classes sont à la fois tirés de ses lectures, mais aussi de l’expérience passée (la Révolution hongroise) et de l’actualité (la lutte dans l’illégalité et la question de sa sortie sous le régime de Horthy et sa Terreur blanche). La situation se complique toutefois lorsque l’on tente de relier les positions politiques de Lukács concernant la Hongrie, celles sur le parti et celles sur la situation internationale. En matière de parti et de révolution, HCC témoigne du passage de son auteur d’une position proche de celle de Rosa Luxemburg, avec un rôle prédominant attribué à la spontanéité des masses, à un ralliement partiel à la conception de Lénine, qui deviendra complet après la mort de ce dernier et la parution de la brochure « Lénine » de Lukács (février 1924).
Pendant la période qui précède(1919-1922), qui est celle de la rédaction des Essais de dialectique marxiste – sous-titre de HCC – , Lukács se range au niveau international parmi l’aile « gauche » (gauchiste, dirait Lénine) de l’Internationale communiste, soutenant ainsi « l’action de Mars » 1921 du Parti communiste allemand, une tentative insurrectionnelle désastreuse, dans laquelle Bela Kun joue un rôle moteur. En même temps, Lukács lutte contre les analyses et les revendications de la fraction du même Kun dans le Parti communiste hongrois, qui compte toujours sur une future insurrection prolétarienne et rejette tout travail légal et toute politique unitaire. Ce dualisme, ou ce dilemme, est typique de l’époque de la rédaction de ces essais, comme l’indiquera Lukács lui-même dans son « Avant-propos » (non traduit) de 1967 : « C’est dans une telle période de transition, marquée par une crise intérieure, qu’est né « Histoire et conscience de classe ». [7] (notre traduction)
Cette activité politique du philosophe hongrois vient démentir tous ceux et toutes celles qui avaient mésinterprété une expression de la préface originale de l’ouvrage et en avaient conclu que la rédaction d’au moins deux essais (La réification et la conscience du prolétariat et Remarques méthodologiques sur la question de l’organisation) correspondait à une retraite politique au milieu des nuages évanescents de la philosophie théorique. En consacrant plus de 180 pages à l’activité dirigeante de Lukács dans le Parti communiste hongrois, Lauschke contredit frontalement cette hypothèse de fuite en avant dans le registre de l’abstraction. Certes HCC est une œuvre théorique, utilisant un langage philosophique, mais ce n’est pas un ouvrage à destination du petit cercle des philosophes. Il est bien plutôt destiné à ceux et celles qui s’intéressent à la théorie de l’action révolutionnaire. Autrement dit à un public composé de (futurs) cadres révolutionnaires.
Derrière le texte sur Hess, l’ombre de Staline
Une divergence importante oppose Karl Lauschke – et aussi Nicolas Tertulian – à Michaël Löwy, qui porte sur le rôle d’un article qui va paraître juste après HCC et consacré à un philosophe socialiste allemand, proche de Marx et d’Engels, Moses Hess. Dans ce texte traitant des problèmes de la dialectique idéaliste, représentée par Hess, Lukács explique que la réconciliation de Hegel à la même période avec la réalité prosaïque, post-thermidorienne, va lui permettre de développer ensuite sa conception révolutionnaire de la dialectique, contrairement à Hess et d’autres, restés figés dans une impasse improductive. La question est alors de savoir si on se trouve-là dans un tournant politique pour Lukács ou si au contraire il y a une continuité profonde avec HCC. Michaël Löwy a traité cet aspect dans le chapitre V (Lukács et le stalinisme) de son ouvrage Pour une sociologie des intellectuels révolutionnaires. L’évolution politique de Lukács 1909-1929 [8]. Nicolas Tertulian y consacre aussi un chapitre (Controverses autour de Lukács) de son livre Pourquoi Lukács [9] ? Pour Lauschke, qui est sur la même ligne que Tertulian, la réponse est claire : « Dans ses positions de fond, l’essai sur Moses Hess ne s’écarte pas de ce que Georg Lukacs avait exposé dans « Histoire et conscience de classe », si ce n’est que la question de l’organisation n’y est plus traitée. L’essai peut être lu comme une explication ou un commentaire du livre. En revanche, y voir un tournant vers une adaptation politique aux conditions sociales existantes suppose que « Histoire et conscience de classe » soit considéré comme l’expression d’une politique d’extrême gauche, nourrie par le messianisme. À y regarder de plus près, il n’en est rien. Même si, à l’époque de la rédaction de son livre en 1922, Georg Lukács se basait encore sur l’« actualité de la révolution », il était déjà vrai à l’époque que l’action du prolétariat « ne peut être que la réalisation concrète/pratique de la prochaine étape de l’évolution », à condition que le prolétariat « soit capable de saisir le présent comme un devenir »(p. 500, notre traduction). Continuité donc, alors que Michaël Löwy insiste sur le changement : « Vu sous cet angle, le « Moses Hess » de Lukacs en 1926 apparaît comme déséquilibré, comme penchant vers la « réconciliation » avec la réalité (la stabilisation du capitalisme, la nouvelle situation en URSS) en comparaison avec l’harmonie dialectique-révolutionnaire d’HCC. Après une étape utopico-révolutionnaire de 1919 à 1921, après un court, mais monumental apogée réaliste révolutionnaire en 1922-1924, Lukács à partir de 1926 s’incline progressivement vers le réalisme tout court, et par conséquent, politiquement, vers l’acceptation de la Realpolitik non révolutionnaire de Staline. Le « Moses Hess » de 1926 a donc des implications politiques profondes : il fournit le fondement méthodologique de l’adhésion de Lukács au « Thermidor » soviétique ». (p. 231) Dans un autre texte, sa présentation critique de la réponse de Lukács à ses critiques de l’époque de HCC, Löwy parle même de « perspective politico-philosophique radicalement différente » [10].
En fait la divergence porte d’une part sur l’analyse du stalinisme et d’autre part sur la qualification du rapport de Lukács au stalinisme. Karl Lauschke et Nicolas Tertulian envisagent tous deux le stalinisme comme une politique possible, bien que repoussante dans certains de ses effets, du mouvement révolutionnaire.
Michaël Löwy considère, lui, en bon trotskiste, que le thermidor déclenché par la bureaucratie soviétique est une contre-révolution qu’il s’agit de vaincre. À partir de là, la lecture des signaux envoyés par le texte de Lukács sur Moses Hess ne peut être que divergente.
Quant au lien que Lukács entretient avec le stalinisme, c’est d’abord celui d’un soutien politique. Contre Boukharine, contre Trotsky et pour le socialisme dans un seul pays. Il le dit très clairement dans un texte de 1969 intitulé « Über Stalin hinaus » (littéralement « Au-delà de Staline »). Après avoir rappelé que son propre ouvrage sur le jeune Hegel n’avait pu paraître en Union soviétique en 1938, il explique que même ce refus n’avait pas provoqué « de révolte idéologique ouverte contre le système stalinien dans son ensemble. […] Même les grands procès n’ont pas permis de changer cette orientation. […] Comme beaucoup à l’époque, je considérais qu’il était de mon devoir sacré d’éviter toute déclaration qui aurait pu faire croître idéologiquement en Occident, ne serait-ce qu’une tolérance à l’égard d’Hitler […] J’ai évalué à l’époque les grands procès sous l’angle d’un règlement de comptes révolutionnaire avec des oppositions véritables et effectives au socialisme réellement existant. Le fait que les moyens de ce règlement de compte étaient à maints égards extrêmement problématiques ne pouvait alors pas ébranler mon attitude fondamentale. » [11]
En retraçant de manière détaillée ce que fut l’activité politique et intellectuelle de Georg Lukács au tournant des années 20 du XXe siècle, Karl Lauschke nous permet de jeter un œil sur une période féconde en débats et en interprétations ayant la révolution, sa praxis et sa théorie en leur centre. Loin de régler toutes les questions alors soulevées, cet ouvrage devrait, il faut l’espérer, relancer des réflexions et des propositions de même teneur, mais cette fois directement en prise sur notre époque. En guise d’hommage posthume à cette figure singulière du marxisme appelée Georg Lukács.
Daniel Süri
Membre de solidaritéS Vaud, politologue et formateur d’adultes, ancien responsable de formation à l’Institut de formation syndicale de Suisse.