Au milieu de l’incertitude qui caractérise notre époque, une tendance semble se dégager très nettement : le réarmement militaire et la hausse des budgets de défense à l’échelle planétaire. Selon un rapport, publié le 10 mars dernier, par l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (SIPRI) :
▪ Les États-Unis sont le principal bénéficiaire du commerce des armes. De 35 % de toutes les opérations réalisées à l’échelle mondiale entre 2015 et 2019, ils sont passés à 43 % du total au cours de la période 2020-2024, et comptent 41 entreprises de défense parmi les 100 plus importantes au monde. Au cours de cette même période, les États-Unis ont vendu des armes à 107 pays, se positionnant comme le premier fournisseur de 22 des 40 principaux importateurs mondiaux, avec en tête l’Arabie saoudite, qui absorbe 12 % de leurs exportations totales.
▪ Parallèlement, et comme conséquence directe de l’invasion russe en Ukraine, les membres européens de l’OTAN (23 des 27 pays membres de l’Union européenne où sont implantés les sièges de 18 des 100 entreprises les plus importantes à l’échelle mondiale) ont augmenté leurs commandes de 105 % par rapport aux cinq années précédentes. Et alors qu’en 2015-2019, 42 % du matériel provenait des États-Unis, ce pourcentage est passé à 64 % au cours des cinq dernières années.
▪ Après les États-Unis, dont les ventes ont augmenté de 21 % entre 2020 et 2024, la France occupe désormais la deuxième place, dépassant la Russie, avec une progression de 11 % par rapport à 2015-2019, ce qui lui a permis de vendre du matériel dans 65 pays et de concentrer 9,6 % du commerce mondial. Viennent ensuite, dans l’ordre, la Russie (baisse de 64 %, 7,8 % du commerce mondial et seulement deux entreprises parmi les 100 plus importantes à l’échelle mondiale), la Chine (baisse de 5,2 % et 5,9 % du commerce mondial, avec neuf entreprises parmi le top 100 mondial), l’Allemagne (baisse de 2,6 % et 5,6 % du commerce mondial), l’Italie, qui passe de la dixième à la sixième place (hausse de 138 % et 4,8 % du commerce mondial), le Royaume-Uni (baisse de 1,4 % et 3,6 % du commerce mondial), Israël (baisse de 2 % et 3,1 % du commerce mondial), l’Espagne qui, bien qu’ayant reculé d’une place, a vu ses exportations augmenter de 29 % pour atteindre 3 % du commerce mondial, et enfin la Corée du Sud, avec une hausse de 4,9 % et 2,2 % du total mondial. D’autres pays comme la Turquie (onzième place, avec une croissance de 104 % et 1,7 % du commerce mondial), les Pays-Bas (malgré une baisse de 36 %, ils représentent déjà 1,2 % du total mondial) et la Pologne (hausse de 4.031 % et 1 % du total mondial) sont en nette progression.
▪ L’Ukraine, avec 8,8 % du total des commandes, est devenue le plus grand importateur mondial de matériel de défense. Quant aux fournisseurs de Kiev, la liste compte plus de 35 pays, avec en tête les États-Unis (45 %), l’Allemagne (12 %) et la Pologne (11 %). L’Inde arrive en deuxième position (bien que ses importations aient chuté de 9,3 % au cours des cinq dernières années, elle totalise 8,3 % des commandes mondiales de matériel de défense), suivie du Qatar (qui occupait la dixième place au cours des cinq années précédentes et dont les commandes ont augmenté de 127 % entre 2020 et 2024 pour atteindre 6,8 % des importations mondiales), de l’Arabie saoudite (avec une baisse de 41 % par rapport aux cinq années précédentes, alors qu’elle était le premier importateur mondial d’armes, et une part mondiale de 6,8 %) et le Pakistan (avec une hausse de 61 % et une part mondiale de 4,6 %).
Qu’y a-t-il derrière l’intensification de la dérive militariste ?
Une interprétation hâtive de ces chiffres pourrait conduire à la conclusion qu’une telle intensification des dérives militaristes serait attribuable exclusivement au pouvoir des industries de défense, en imaginant celles-ci capables à elles seules de convaincre les gouvernements et les acteurs politiques de tous bords que la voie des armes est la plus profitable quand il s’agit de défendre leurs intérêts. Sans nier, d’aucune manière, leur pouvoir considérable et leur quête constante du profit à tout prix, cela reviendrait à ignorer de nombreux autres facteurs qui permettent d’expliquer une dynamique tendant vers une intensification encore plus soutenue.
D’une part, la poussée impérialiste qui anime tant la Russie que la Chine et les États-Unis se fait chaque jour plus visible. Dans le cas de la Russie, comme on peut le déduire directement de son invasion de l’Ukraine, il s’agirait de récupérer coûte que coûte une zone d’influence propre, tant dans son voisinage européen qu’asiatique. Pendant ce temps, engagés dans un bras de fer pour la place de leader mondial, les deux autres ne font guère mystère de leurs visées sur Taïwan, le Panama et le Groenland, respectivement. Là où le modèle de comportement de ces trois puissances se rejoint, c’est dans la tendance qu’elles ont à considérer que la meilleure façon d’atteindre leurs fins est de se doter d’un arsenal militaire toujours plus puissant.
À moindre échelle, un net penchant militariste se fait également jour chez d’autres aspirants au leadership dans différentes régions du monde, lesquels cherchent à tirer parti de l’affaiblissement des États-Unis dans son rôle de gendarme mondial.
Cet affaiblissement conduit, en effet, certains pays à croire qu’une opportunité s’offre à eux de consolider ou d’atteindre une position de leadership, qu’ils considèrent comme leur destinée naturelle. Et, suivant un schéma comportemental profondément ancré dans l’histoire de l’humanité, ils choisissent de se réarmer pour mettre au pas leurs voisins. Aussi, pour en revenir à la concurrence entre les trois grandes puissances mentionnées plus haut, n’est-il guère surprenant que chacune d’entre elles choisisse de soutenir militairement les aspirants en question, dans le but de rallier de nouveaux partenaires à leur cause face à leurs rivaux.
Entre-temps, l’affaiblissement des instances internationales de prévention des conflits violents, avec une ONU sur le déclin, suscite également une inquiétude généralisée, dans la mesure où de nombreuses moyennes et petites puissances estiment que la détérioration de l’ordre international les laisse sans défense face aux violations potentielles de leur souveraineté nationale. Une inquiétude qui débouche, à son tour, sur une nouvelle course aux armements, à l’heure où de nombreux pays, craignant de se retrouver sans défense face à une attaque violente contre leurs intérêts vitaux, cherchent à renforcer leurs capacités de défense.
Emportés par cet élan, les pays membres de l’Union européenne se fourvoient en misant sur un plan de réarmement tel que celui présenté récemment par la présidente de la Commission européenne. Que les Vingt-Sept veuillent s’émanciper vis-à-vis des États-Unis et disposer de leurs propres moyens de défense de leurs intérêts se comprend. Cependant, la voie à suivre – pour ce qui est unanimement identifié comme un projet de paix, non impérialiste – ne peut être un retour au passé. Les moyens militaires doivent être considérés comme des instruments de dissuasion et de dernier recours. Par conséquent, la voie de l’armement – qui implique également de continuer à dépendre des États-Unis comme principal fournisseur à court et moyen terme – constitue une réponse inadéquate face aux défis auxquels nous nous trouvons aujourd’hui confrontés.
D’une part, les armes ne permettent pas de déjouer les nombreuses menaces qui pèsent sur notre sécurité, qu’il s’agisse de la crise climatique ou de la montée des mouvements antidémocratiques, pour ne citer que ces exemples. D’autre part, cela impliquerait une réforme préalable de la structure politique et des processus décisionnels de l’UE afin que, conformément à tout État de droit, ces armes soient soumises à un gouvernement civil. En tout état de cause, l’Union européenne ne semble pas être en mesure de pouvoir résister à la vague militariste dans laquelle nous nous trouvons désormais empêtrés.