Shir Hever est économiste. Il est né et a grandi à Jérusalem et il vit aujourd’hui en Allemagne, après avoir renoncé à sa citoyenneté israélienne. Directeur général de l’Alliance for justice Between Israelis and Palestinians, il est aussi membre de Jewish Voice for Just Peace in the Middle East. Jusqu’à récemment, il a été le coordinateur de la campagne d’embargo militaire de BDS. Ses diverses études portent sur l’économie de l’apartheid israélien, ainsi que sur le commerce des armes. Son dernier ouvrage, intitulé The Privatization of Israeli Security (La privatisation de la sécurité israélienne), a été publié par Pluto Press en 2017. Il a accordé une série de cinq entretiens sur l’économie de guerre israélienne au média en ligne Jadaliyya, que nous avons transcrits et traduits de l’anglais. Nous publions ici le second, qui porte sur les mutations en cours de l’industrie d’armement israélienne. Le premier est disponible sur notre site.
Bassam Haddad : La dernière fois, nous avons parlé de cet argent que le ministère israélien de la Défense crée afin d’inciter les réservistes à continuer à participer à ce génocide sans fin qui se déroule à Gaza, et nous avons vu comment cet argent vient en réalité de nulle part. Ils créent cette monnaie en concurrence avec la monnaie officielle, ce qui constitue un désastre financier en puissance. Aujourd’hui, je voudrais te poser une question sur ton travail. Dans ton livre sur la privatisation de la sécurité israélienne, tu as décrit comment l’industrie d’armement israélienne avait commencé en tant que projet national aux mains de l’État, puis comment elle avait été progressivement privatisée, ce qui n’est pas une évolution inédite dans d’autres parties du monde en développement. Cette tendance s’est-elle poursuivie pendant le génocide de Raza, ou alors, d’autres évolutions ont commencé à se dessiner ?
Shir Hever : Je suis actuellement à Strasbourg, siège de la Cour européenne des droits de l’homme. Et ça vaut la peine d’être mentionné dans notre échange, car cette cour a statué que les actions de BDS visaient la défense des droits humains en vertu du droit européen et qu’elles n’avaient pas de contenu antisémite.
Merci de me donner l’occasion de parler de mon dernier livre, car il s’agit d’une recherche qui retrace la manière dont l’industrie d’armement israélienne a été progressivement privatisée et a adopté une logique capitaliste libérale nouvelle, consistant à fabriquer et à vendre des armes dans un but lucratif et non pour promouvoir des objectifs nationaux. J’ai l’impression que mon livre est aujourd’hui dépassé, car, dès lors qu’Israël s’est lancé dans un génocide, ses industries d’armement ont complètement changé de cap. Au lieu d’agir en fonction de leurs intérêts financiers et de ceux de leurs actionnaires, elles ont commencé à agir comme des émanations du gouvernement israélien, comme des branches de l’État israélien, de mèche avec l’armée israélienne. En fait, elles sont revenues à ce qu’elles étaient dans les années 30, avant même la création de l’État d’Israël, soit une sorte de fabrique ou d’entrepôt d’armes pour équiper les milices sionistes qui ont fini par commettre la nakba, à partir de 1948, et maintenant l’armée israélienne qui commet un génocide.
Peux-tu nous dire comment tu modifierais ton propos si tu mettais à jour ton livre ?
En fait, je suis en train d’écrire un nouveau livre qui s’intitulera « L’économie politique du génocide à Gaza » et qui traitera précisément de ce changement dramatique de la culture israélienne. Les aspects économiques sont en effet au centre du sujet que nous abordons au fil de nos entretiens.
Puis-je te poser une question plus précise sur l’embargo militaire contre Israël. Quel a été son impact sur son industrie de l’armement ? J’ai quelques questions complémentaires, mais j’aimerais d’abord connaître ton opinion à ce sujet.
Je ne suis pas sûr que tout le monde soit conscient de la rapidité avec laquelle l’embargo militaire contre Israël s’accélère. Depuis des années, la société civile palestinienne appelle à un embargo militaire contre Israël. En réalité, depuis le début du mouvement BDS, mais de manière très forte et très claire depuis 2011. Amnesty International a approuvé cet appel à l’embargo militaire, mais la plupart des gouvernements dans le monde, y compris ceux qui étaient considérés comme favorables à la cause palestinienne, l’ont d’abord ignoré et ont continué à commercer des armes avec Israël pour de nombreuses raisons. Jusqu’ici, ils se disaient favorables à la cause palestinienne, mais ignoraient cet appel et poursuivaient leur commerce des armes avec Israël. Cependant, depuis octobre 2023, la situation a changé et de plus en plus de pays annulent leurs accords d’armement avec Israël.
L’embargo militaire comporte trois aspects. D’abord, il est illégal de vendre des armes à Israël, bien sûr, parce qu’Israël les utilise pour commettre des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité. Mais il est aussi illégal d’acheter des armes à Israël, car ces achats financent la machine de guerre israélienne. Il est enfin illégal de faire transiter des armes vers Israël via le territoire d’un État tiers, via leurs aéroports, leur espace aérien, etc. Or, en réalité, très peu de pays dans le monde ont effectivement rompu tout lien avec Israël et annoncé qu’ils respecteraient les trois volets de cet embargo militaire, mais presque tous les pays du monde ont adopté une partie de ces dispositions, même les États-Unis. Ce qui signifie que même les États-Unis ont compris qu’il y a certaines armes qu’ils ne peuvent pas permettre à Israël de posséder et que certaines utilisations finiraient par nuire à l’image des États-Unis et à leurs intérêts, et ceci non seulement d’un point de vue moral ou juridique.
En raison de cet embargo militaire croissant, il est devenu de plus en plus difficile pour Israël de se procurer des armes. Or, il y a une sorte de mythe selon lequel Israël peut obtenir tout ce qu’il veut en le produisant lui-même ou en se le procurant aux États-Unis, mais ce n’est pas vrai. Même l’Allemagne, qui est le deuxième plus grand fournisseur d’armes à Israël, ne peut pas lui fournir tout ce dont il a besoin. Les armes modernes sont extrêmement sophistiquées, extrêmement complexes : il faut des détonateurs, des propulseurs, des systèmes de navigation, des systèmes de ciblage… Par exemple, le seul pays au monde qui fabrique les moteurs utilisés par Israël pour les appareils qu’il transforme en drones suicide, c’est la Chine. Or, la Chine n’est pas très enthousiaste de vendre des moteurs qu’Israël utilise pour commettre un génocide. Vous voyez donc comment cet embargo militaire s’accélère. C’est pourquoi Israël tente d’y répondre à trois niveaux.
Le premier est quelque chose dont je ne peux malheureusement pas vous parler, car, si je partageais ces informations, cela pourrait nuire aux efforts palestiniens…
Et tu devrais me tuer…
Non, je ne devrais pas te tuer… mais je ne veux rien dire ici qui puisse nuire à la campagne d’embargo militaire que nous soutenons. Mais une chose qu’Israël a faite, et qui a été divulguée en hébreu dans les médias israéliens, qui est donc publique, c’est de faire appel à son réseau de marchands d’armes, présent dans le monde entier, composé d’officiers à la retraite qui vendent des armes et des techniques de sécurité israéliennes, ainsi que des services mercenaires dans le monde entier. Ils travaillent pour divers États autoritaires et gardes présidentielles. Le gouvernement israélien a activé ce réseau pour se procurer sur le marché noir, par des canaux parallèles, les composants qu’il ne peut pas obtenir par des canaux normaux. Il est prêt à les payer beaucoup plus cher. En étendant ses réseaux, il a trouvé des clients qui ne seraient normalement jamais entrés en relation avec lui et n’auraient jamais envisagé de vendre des pièces d’armement à Israël. Mais, pour suffisamment d’argent, on peut malheureusement convaincre bien des gens d’accepter beaucoup de choses.
La deuxième initiative qu’ils ont prise, c’est de sélectionner les bonnes personnes en Israël qui soient capables d’identifier des failles dans l’embargo militaire afin d’obtenir les armes dont ils ont besoin pour poursuivre leur génocide. Ainsi, après la démission de l’ancien commandant en chef de l’armée israélienne, Herzi Halevi, qui a été poussé dehors en raison de l’échec présumé des forces israéliennes, le 7 octobre 2023, le gouvernement a dû choisir un nouveau commandant en chef. Il y a eu trois candidats retenus sur une liste restreinte en raison de leur loyauté personnelle envers Benjamin Netanyahu. Ils avaient des qualifications différentes : l’un d’eux était réputé pour son expérience dans la guerre terrestre, à la tête de brigades de chars ; l’autre était un expert de la région du sud de la Palestine et de Gaza ; enfin, le troisième, qui a été finalement retenu, Eyal Zamir, n’était pas même général. Il était officier exécutif au ministère de la Défense et son travail consistait à trouver des failles dans l’embargo militaire afin de se procurer les armes et les composants dont Israël avait besoin, comme la poudre d’aluminium ou les explosifs à combustion rapide pour les détonateurs. Il a été choisi pour ce rôle en raison de ses qualifications. Israël s’est adapté à ce besoin, même si le gouvernement a aujourd’hui des désaccords avec lui, il l’a choisi en raison de sa capacité à se procurer des armes coûte que coûte.
La troisième politique mise en œuvre est de nature financière. Elle opère au niveau du budget. Son adoption a été reportée à plusieurs reprises par le gouvernement. Celui-ci doit d’abord l’approuver, puis il est soumis au vote du parlement, à la Knesset. Or, l’exécutif n’a pas été en mesure de proposer un budget que la Knesset puisse approuver avant le cessez-le-feu à Gaza. Ainsi, même si elle était censée adopter le budget à la fin de 2024, l’année 2025 était déjà bien avancée et Israël n’avait toujours pas de budget. Le gouvernement a finalement soumis une proposition de budget, qui était un budget de cessez-le-feu, en mars 2025, au moment où Israël s’apprêtait précisément à rompre le cessez-le-feu. Le gouvernement a donc fait adopter ce document, puis il a rompu le cessez-le-feu. Je dis ça pour que tu comprennes à quel point il était difficile pour eux de réunir les fonds pour le génocide en cours et de réduire les dépenses dans les domaines de l’éducation, de la santé et des transports, de dégager les fonds pour l’armée, même si cet argent était loin d’être suffisant. Les députés ont dit : « C’est le cessez-le-feu, donc nous n’avez plus besoin de gros moyens ». Mais, ce qu’ils ont accepté dans le budget, c’est de dépenser des dizaines de milliards de dollars pour construire des chaînes de production d’armes en Israël pour remplacer celles qu’ils ne peuvent plus importer de l’étranger.
C’était une aubaine pour l’industrie israélienne de l’armement, qui pouvait vendre tout ce qu’elle voulait en quantité illimitée et au prix qu’elle souhaitait, au gouvernement. Le budget prévoit la création de nouvelles usines pour tout produire sur place, des munitions aux missiles, des chars aux avions, mais aussi certains matériaux de base. Cela me fait un peu sourciller, car on ne peut pas fabriquer ces matériaux à partir de rien, et la Palestine ne dispose pas de toutes les matières premières indispensables à la fabrication de ces armes sophistiquées. Israël devra donc les importer d’une manière ou d’une autre, parce qu’on ne peut pas produire ces choses en Israël. C’est comme ça qu’ils essaient de faire face à cette crise. Or, il vaut la peine de rappeler qu’Israël a déjà essayé de faire ça après la guerre et l’occupation de 67, lorsque la France, qui était à l’époque le plus grand fournisseur d’armes à Israël, lui a imposé un embargo militaire. Israël y a répondu en affirmant qu’il pouvait produire ces armes sur place. Or, les armes qu’ils ont fabriquées sur place, de 1967 à 1973, se sont montrées peu efficaces lors de la guerre de 1973. Ces armes étaient peu performantes face aux armes soviétiques dont disposaient la Syrie et l’Égypte. Israël a été finalement sauvé par les États-Unis, qui lui ont fourni des armes. Dès lors, plusieurs générations d’Israéliens ont compris qu’ils ne pouvaient pas fabriquer leurs propres armes et qu’ils dépendaient très largement de leurs importations. Il semble que cette leçon ait été aujourd’hui oubliée.
Je voudrais te poser une question au sujet de la société Elbit Systems, dont les filiales et les chaînes d’approvisionnement semblent avoir été visées par diverses actions de boycott, notamment en Europe. Est-il vrai que la guerre ait conduit à des profits supplémentaires pour les systèmes Elbit ? Cela confirmerait-il que l’industrie d’armement israélienne et les pays qui sont en relation avec elle tirent profit du génocide en cours ?
Elbit Systems est la plus grande entreprise d’armement d’Israël. C’est une société privée, ce qui signifie qu’elle doit publier des rapports financiers et rendre des comptes à ses actionnaires, même si elle ne fonctionne pas vraiment comme une entreprise privée. La deuxième plus grande entreprise d’armement en Israël s’appelle IAI (Industrial Aerospace Industries). C’est une compagnie publique qui fabrique également beaucoup d’armes pour l’armée israélienne. Comme ce n’est pas une entreprise privée, elle n’est pas tenue de publier des rapports financiers chaque année, mais elle prétend la même chose qu’Elbit Systems, à savoir que la guerre est une aubaine pour Israël. C’est une affirmation macabre, alors que beaucoup de gens sont tués chaque jour et qu’elle se vante de ses profits. Pourtant, je pense que nous devons déconstruire son argumentation en voyant sur quoi elle repose.
Si tu te réfères aux rapports publiés par ces entreprises, il faut tenir compte de leurs manœuvres. Par exemple, j’ai assisté à l’assemblée générale des actionnaires d’Elbit Systems, le 18 mars dernier, le jour même où Israël violait de nouveau le cessez-le-feu. Or, Elbit Systems savait sans doute précisément à quel moment Israël allait violer le cessez-le-feu. Elle a ainsi fixé la date de son assemblée générale de façon à ne pas devoir répondre aux critiques à propos des conséquences pour l’entreprise d’une violation du cessez-le-feu, d’une mise au ban d’Israël pour avoir enfreint des accords internationaux et assassiné des civils, ce qui risquait d’accroître la pression de l’embargo militaire. Ils ont affirmé que leurs bénéfices augmentaient, même si ce n’est pas vraiment le cas, car ils ont un arriéré de commandes qu’ils ne sont pas en mesure d’honorer, et cet arriéré se chiffre en milliards de dollars. Leurs clients étrangers doivent attendre, ils ne reçoivent pas leurs produits, car la priorité absolue est de livrer toute la production à l’armée israélienne.
Les clients étrangers se demandent ainsi s’ils vont maintenir ces contrats et les renouveler, alors qu’ils ne reçoivent pas leurs produits en temps voulu. Et si Elbit Systems est confronté à une pression croissante, comme celle des organisations populaires que tu as mentionnées, mais aussi à une pression juridique, et que cette société rencontre de sérieux problèmes de fabrication, parce qu’il ne peut pas produire suffisamment d’armes pour le génocide, alors, tous ses clients pourraient décider de renoncer à leurs commandes en souffrance. C’est pourquoi je ne crois pas les entreprises d’armement israéliennes, lorsqu’elles affirment que la guerre est une bonne chose pour elles. Je pense qu’elles s’efforcent de le répéter afin d’attirer les investisseurs pour qu’ils achètent leurs actions et leurs obligations, car c’est le seul moyen pour elles de continuer à fonctionner.
Face à une campagne de désinvestissement croissante à leur encontre, elles n’ont vraiment pas d’autre choix que de présenter une image positive, mais je pense que les investisseurs vont se rendre compte que ces entreprises représentent un bien mauvais investissement. Et, une fois qu’ils auront compris qu’il n’y a pas que des raisons morales pour ne pas investir dans ces sociétés, mais aussi des raisons financières, elles y renonceront.
J’ai quelques informations à partager avec toi, dont je donnerai peut-être quelques éléments à la fin, mais aujourd’hui, alors que nous voyons l’embargo sur les armes à destination d’Israël s’étendre à l’embargo militaire, comment Israël réagit-il ? Que fait-il pour faire face à cette situation ? Quelles politiques spécifiques met-il en place ? Comment contourne-t-il ces difficultés ?
Il faut s’arrêter un instant sur la distinction entre un embargo sur les armes et un embargo militaire, car l’embargo sur les armes concerne uniquement le matériel, tandis que l’embargo militaire est plus large et concerne aussi la coopération militaire. Il existe des universités dans le monde entier, mais surtout en Amérique du Nord et en Europe, qui participent à des projets de recherche communs avec des universités israéliennes pour développer des armes et des technologies militaires. Il ne s’agit donc pas d’un échange d’armes, mais cela fait partie intégrante de ce que doit viser un embargo militaire.
Cela dit, revenons à ta question : comment le gouvernement israélien répond-il à ce problème ? En fait, il existe deux écoles de pensée en Israël. Celle de l’opposition, dont nous parlerons plus en détail la prochaine fois, qui souligne qu’Israël doit travailler avec ses alliés, travailler avec l’Union européenne pour obtenir un assouplissement de l’embargo militaire et une reprise des échanges afin d’obtenir les armes dont Israël a besoin pour tuer des Palestinien·nes. Elle a cette conviction que s’ils se montrent assez « gentils » ou s’ils tiennent un discours assez « libéral », l’embargo militaire pourra être levé, oubliant qu’il existe des fondements juridiques à cet embargo militaire et qu’on ne peut pas simplement le faire disparaître avec un sourire.
Le gouvernement israélien assène au contraire qu’il ne fera aucun compromis, ni dans son discours ni dans son attitude. Il continuera à traiter les Européens d’antisémites, à se moquer des Nations unies et à piétiner sa charte. Il continuera à agir en toute impunité… Quant à l’embargo militaire, il l’ignorera, le contournera, continuera à fabriquer ses propres armes. Mais cela est tout aussi illusoire, car Israël ne peut pas se maintenir seul sur un pied de guerre. C’est un avant-poste du colonialisme européen au Moyen-Orient, il l’a toujours été, et aujourd’hui, plus que jamais, il s’est rendu très impopulaire avec ses politiques de génocide et en attaquant six pays souverains différents [outre la Palestine, le Liban, la Syrie, l’Iran, le Qatar et le Yémen, NDT]. Sans la complicité occidentale, Israël ne peut pas trouver le moyen d’échapper à l’embargo militaire.
Je souhaiterais te faire réagir par rapport à deux discours récents de Netanyahu : le premier, tenu le 15 septembre, a fait une allusion historique à Sparte ; le second a été tenu devant l’ONU, le 26 septembre. Reflètent-ils l’attitude que tu décris ?
Oui, dans ces deux discours, Netanyahu a affirmé qu’Israël luttait seul contre le monde entier, et je pense que son discours à l’ONU, qui est très pénible à écouter — je comprends tout à fait que plus de cent diplomates aient quitté la salle, son seulement comme geste politique, mais parce qu’il est insoutenable d’entendre de tels propos fascistes et racistes mensongers, qu’ils se moquent de l’intelligence de leur auditoire. Mais Netanyahu ne s’adressait pas aux autres États, il s’adressait à son propre peuple, comme il l’a fait dans son discours, prononcé 11 jours auparavant, en hébreu, qui visait manifestement le public israélien.
Pourquoi a-t-il évoqué Sparte ? Parce que l’histoire de Sparte, dans la Grèce antique, n’est pas présentée en Israël de la même façon qu’ailleurs, par les manuels scolaires ou les films hollywoodiens. En Israël, cette histoire est traitée dans les programmes d’école primaire, pour les élèves de 6e année. Je me souviens très bien, quand j’étais à l’école et que j’étudiais les guerres du Péloponnèse, qu’elles étaient présentées comme une allégorie de la Seconde Guerre mondiale. Ce n’était pas vraiment de l’histoire, mais de la propagande. Sparte était alors présentée comme « la méchante », une cité-État où les bébés malformés ou malades étaient tués, qui pratiquait l’infanticide, et où les hommes faisaient leur service militaire à vie. Elle était décrite comme un État fasciste qui menait une guerre contre Athènes, assimilée à une démocratie. Bien sûr, aujourd’hui, nous utiliserions des termes différents, mais Athènes était considérée comme une société ouverte et progressiste, bien que colonialiste, expansionniste et continuant à conquérir de nouveaux territoires. Et pourtant, même si Athènes avait une armée plus faible que Sparte, elle avait gagné la guerre, parce qu’elle avait beaucoup d’alliés…
Donc, lorsque Netanyahu explique que nous sommes devenus Sparte, il dit qu’Israël est un État fasciste isolé, dépourvu d’amis, et que nous survivrons par les armes. Il dit que toute la population devra porter l’uniforme et combattre dans cette guerre sans fin, et c’est ce qu’il propose. Bien sûr, personne ne peut voter pour un politicien qui dit : « Je vous propose du sang, de la sueur et des larmes, mais sans espoir de victoire », n’est-ce pas ? Mais personne n’ose non plus s’opposer à lui. Ce qu’il vend réellement au public israélien, y compris dans son discours à l’ONU, c’est le désespoir, son désespoir. Le seul pays que Netanyahu n’a pas dénigré, ce sont les États-Unis. Il n’a cessé de faire l’éloge de Trump et des États-Unis, mais ce n’était pas non plus un message destiné à Washington. Je ne pense pas que Trump ait besoin des compliments de Netanyahu à l’ONU, il en reçoit déjà suffisamment. C’était Netanyahu qui avait besoin de convaincre son propre public qu’il avait les États-Unis derrière lui. N’oublions pas que Netanyahu aime se comparer à Churchill et qu’il lit et relit son autobiographie, mais qu’il apprécie aussi Le Prince de Machiavel, où il est dit qu’il vaut mieux être craint qu’aimé.
Je voudrais aborder la situation actuelle, en particulier le fait que nous assistons à la reconnaissance de la Palestine par un certain nombre de pays occidentaux, aussi superficielle soit-elle au regard de l’horreur tangible qu’Israël inflige à Gaza et en Cisjordanie, action dont on ne parle pas suffisamment. Je voudrais poser une question sur les pays qui ont pris cette décision, indépendamment de leurs motivations et du fait qu’ils auraient dû le faire plus tôt. Que font-ils en termes de coordination, de collaboration, de partenariat et d’alliance avec Israël, en matière d’industrie de l’armement ? La situation a-t-elle évolué depuis le début du génocide en ce qui concerne ces pays ? Je sais que certains pays, comme l’Espagne, se sont démarqués plus fortement que d’autres, mais en ce qui concerne les pays qui comptent réellement en termes de volume de coopération, est-ce que quelque chose a changé ?
Ta question devrait être avant tout posée à un·e Palestinien·ne. Je ne peux pas dire si la reconnaissance de l’État palestinien est importante ou non, car je ne suis pas palestinien, mais je peux dire, en tant que militant et surtout dans le cadre de mon activité en faveur de l’embargo militaire, que, si j’avais une conversation avec des militant·es, mais aussi avec des gouvernements, avec des dirigeants de gouvernements, au sujet de leur obligation de respecter le droit international, et que nous avions un chemin à parcourir, la reconnaissance de l’État palestinien rendrait ce chemin plus difficile, car elle serait brandie comme un obstacle supplémentaire. Je dirais, c’est ce que dit le mouvement BDS, qu’il faut respecter la loi et cesser le commerce des armes avec Israël. À cela, ils nous répondraient : « Mais d’abord, nous allons reconnaître la Palestine », ce qui constitue en réalité une manœuvre dilatoire, car Israël veut avant tout ces armes.
À un moment donné, ils ont commencé à comprendre, mais cela a pris beaucoup de temps, que signer un accord d’armement avec un pays en chute libre dans l’industrie d’armement, qui fait face à des arrestations à l’étranger et qui est banni d’un salon de l’armement après l’autre, était tout simplement une très mauvaise idée. Pourtant, je pense que j’avais surestimé l’intelligence de bien des ministres de la Défense et leur manque de vision à long terme. J’avais sous-estimé à quel point ils pouvaient être myopes, mais finalement, même eux ont compris… Tu as mentionné l’Espagne. Or, l’armée espagnole est devenue plus vulnérable, parce qu’elle utilise beaucoup d’armes et de composants israéliens qui vont lui devenir inutiles, parce qu’ils ne peuvent plus être entretenus. Donc c’est vraiment une mauvaise idée de faire du commerce d’armement avec Israël et on peut imaginer que l’Espagne va devoir consacrer du temps et d’argent à reconstituer sa puissance militaire en raison des dommages causés par le commerce avec Israël.
Des pays comme l’Allemagne, qui sont plus profondément embourbés dans cette situation et qui entretiennent désormais de très mauvaises relations avec l’armée israélienne, devront consacrer encore beaucoup plus de temps et d’argent à remonter la pente. Je suis sûr que Vladimir Poutine, en Russie, est très heureux que tant d’armes venant d’Israël soient utilisées par l’armée allemande, car ce sont des points faibles de l’armée allemande qui lui permettront d’intimider plus facilement ce pays. La situation évolue donc, car nous ne sommes plus au temps où seules les personnes soucieuses de moralité disaient qu’il ne fallait pas commercer des armes avec Israël. Nous n’en sommes plus au stade où seules les personnes qui se souciaient de l’aspect juridique du problème recommandaient d’abandonner le commerce des armes avec Israël. Nous en sommes à l’étape suivante, où les généraux eux-mêmes, des personnes qui n’ont rien à voir avec la moralité ou les arguments juridiques, disent : « Pourquoi devrions-nous acheter ces armes ? » Et je pense que c’est à partir de là que les choses commencent à bouger vraiment.
La meilleure façon d’observer ces évolutions, c’est de suivre chaque jour les médias israéliens. Les journaux affirment que l’embargo militaire affecte le pays, que les soldats se plaignent que leurs armes ne fonctionnent pas bien, que les stocks de munitions commencent à s’épuiser… Que se passera-t-il si le gouvernement décide maintenant d’attaquer une autre capitale d’un pays de la région et qu’il doit armer les avions avec des missiles qu’il n’a plus ? Et, chaque fois que les États-Unis disent que, pour poursuivre l’accord de financement militaire avec Israël, il leur faut négocier, les Israéliens paniquent. Et il faut négocier, car le protocole d’accord actuel, signé par Obama en 2016, expire en 2026, et il est important de savoir ce qui va se passer quand il expirera. Qu’arriverait-il si les États-Unis disaient : « Vous pouvez avoir toutes les armes que vous voulez, mais maintenant il va vous falloir les payer » ? C’est déjà la position de nombreux membres du Congrès, du Sénat et même de l’administration.
J’apprécie ta sensibilité à la question de la reconnaissance de la Palestine, mais, en tant qu’être humain et en tant qu’Arabe, Arabe libanais marié à une Palestinienne, je suis aussi à moitié syrien, et tous ces pays ont été bombardés par Israël, je pense pouvoir te donner la parole pour tenter d’analyser l’enjeu de la reconnaissance de l’État palestinien. C’est un sujet très intéressant et nous ne devons être ni cyniques ni naïfs à la lumière des développements historiques, à la lumière d’Oslo, à la lumière de ces manœuvres qui, en réalité, n’ont jusqu’à présent eu aucun impact sur le terrain. Je comprends bien la séquence que tu mentionnes, comment cette reconnaissance peut être utilisée comme une tactique pour gagner du temps. Nous verrons ce qui en sortira. Je garderai certaines de mes questions pour plus tard… Je voudrais seulement te demander une réponse brève concernant la capacité militaire d’Israël aujourd’hui, dans la perspective de nouvelles frappes. Israël est-il prêt à un nouvel engagement militaire, étant donné qu’il a minimisé les dommages causés par l’Iran à certains secteurs de l’armée israélienne pendant la guerre des 12 jours ? Pourrions-nous nous attendre à une nouvelle attaque imminente ?
Je ne vois pas comment répondre brièvement à ta question, car je pense que le problème n’est pas de savoir quelles armes sont disponibles et en quelle quantité. Je ne le sais pas, c’est un secret militaire, mais la question est de savoir si Israël est capable de mener à bien l’ensemble d’un tel processus, de la conception d’une idée à l’élaboration d’une stratégie, puis à l’exécution de cette stratégie afin d’atteindre des objectifs prédéterminés, ce que toute force militaire doit faire… Israël n’est pas en bonne posture actuellement. Ses frappes contre l’Iran et contre Doha n’ont pas été couronnées de succès, comme tu le sais. Ce n’est pas l’Iran qui a affaibli la force militaire d’Israël en bombardant des bases aériennes et militaires, etc. Mais c’est le fait qu’il n’a pas été capable, dès le début, d’élaborer un plan qui permette d’atteindre les objectifs visés sans demander l’aide des États-Unis à la dernière minute.
À Doha, l’attaque a été un échec total, parce que le Mossad a refusé de coopérer. Le Mossad a dit en gros au gouvernement : « Nous ne vous donnerons pas les renseignements sur les bâtiments à bombarder et l’heure à laquelle les bombarder, car nous ne sommes pas d’accord avec cette attaque ». Israël a donc fait appel à un autre service de renseignement, le Shin Bet, qui est une unité de renseignement intérieur. Ils ont planifié l’attaque et tué les mauvaises personnes. Donc oui, ce ne sont pas les avions qui ont manqué, mais la matière grise. Tout le monde parle de l’imminence d’une prochaine frappe, mais elle ne s’annonce pas comme une promenade de santé et je suppose que cela concerne la fenêtre d’opportunité qui est probablement en train de se refermer.
Bon, je t’ai retenu plus longtemps que prévu pour cet épisode, mais je suis content de l’avoir fait et je suis content de t’avoir posé cette question piège à la fin, car je voulais entendre ton avis à ce stade, étant donné que nous enregistrons cet entretien en octobre et que beaucoup de choses peuvent encore se passer ce mois-ci.
* Propos recueillis par Bassam Haddad, Professeur à la Schar School of Policy and Government de la George Mason University, Fairfax, Virginie, pour le média en ligne Jadaliyya.






